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La maison cinéma … et le monde

La maison cinéma … et le monde
Comment la pensée sur le cinéma est-elle aussi une pensée sur le monde, au point de devenir pour certains une forme d’action ? Comment la critique se constitue-t-elle en groupe, en famille, en foyer de pensée ? Est-ce que, surtout, une réversibilité est possible entre le film et son exégèse, qui permettrait de produire une image de la critique, de rendre visible le cheminement collectif ou individuel de la pensée, de rendre tangible le rapport de la critique aux images et au monde ? Mettant en scène des critiques d’hier ou d’aujourd’hui, A voir absolument (si possible) – Dix années aux Cahiers du cinéma 1963-1973, de Jean-Louis Comolli, Ginette Lavigne et Jean Narboni, et No Comment d’André S. Labarthe s’interrogent sur ce que crée la critique.

Un travelling parcourt une salle de cinéma, dévoilant les membres de la rédaction des Cahiers du cinéma des années 1960. A partir de cette image d’archive, qui est aussi image originelle, il s’agit pour Jean-Louis Comolli et Jean Narboni, deux des réalisateurs de A voir absolument (si possible), de recomposer la photo de famille dont ils ont fait partie. Constitué d’interviews des anciens rédacteurs (Sylvie Pierre, Jacques Bontemps, Jacques Aumont, Pascal Bonitzer, etc.), le film s’appuie également sur des photos et films de l’époque pour retracer ce qui fut l’esprit de la revue entre 1963 et 1973, et donne une large place à des extraits d’articles. Durant cette période charnière, la rédaction en chef est confiée à Jacques Rivette et connaît des bouleversements structurels comme son rachat par l’homme de presse Filipacchi ou son rapprochement du groupe Cinéthique.

Ce n’est ni le passé, ni l’écrit qui intéresse Andrés S. Labarthe dans son projet de filmer la critique, mais au contraire le présent de la pensée. Construit comme un work in progress, No Comment se propose de faire la critique collective et en mouvement de Film Socialisme de Godard. Mais comment montrer le cheminement de la pensée ? Comment créer une image à partir de mots ? Le dispositif choisi alterne les interviews de critiques “à la table” (Marc’O, Jean Douchet, Cyril Neyrat, Yannick Haenel, entre autres), commentant le film sous un axe qu’ils ont choisi.

Le processus est le même pour tous les critiques convoqués : la pensée se manifeste d’abord et immanquablement après un examen attentif des images. Le nez collé à l’écran d’ordinateur ou confortablement assis face à un écran de télévision : Labarthe filme comme un rituel l’attitude de chacun face au film. La répétition de ce moment de solitude en compagnie des images en fait la matrice essentielle à tout démarrage de la pensée.

 

devant l’image, si possible

Ce contact intime, immédiat du spectateur d’aujourd’hui avec les images fait penser à la mission que s’étaient donnée dans les années 1960 les Cahiers du cinéma, de parler des films “indépendants”, de faire vivre dans les colonnes du journal les films peu distribués “à voir absolument (si possible)”, puis devant le constat de cette impossibilité, d’organiser “la semaine des Cahiers”, pour projeter ces films soutenus par la rédaction et peu montrés. Quel écart dans l’accès aux images de ces deux générations de critiques ! L’une pour laquelle montrer les films devenait une posture militante ; l’autre qui peut toucher du doigt, ausculter, disséquer des images déjà disponibles, avant même la sortie en salle des films.

Dans No Comment, la mise en scène de la pensée au travail passe avant tout par une mise en présence de l’image et de la parole critique. Face au texte, l’image n’est plus là, ou pas encore là. Labarthe cherche un dispositif qui les fasse coexister, mettant le discours critique à l’épreuve des images. A force de filmer les exégètes devant des extraits du film commenté, il construit insensiblement une image nouvelle qui, ni tout à fait celle de Godard, ni tout à fait la sienne propre, est un mélange des deux. Yannick Haenel, commente le plan de Film Socialisme dans lequel un jeune garçon regarde tout à la fois un tableau figurant un paysage, et le “derrière” d’une jeune femme. L’écrivain met alors en avant la succession des regards qui est à l’œuvre dans ces images, en suggérant qu’un autre regard, invisible, est présent : celui du cinéaste. Intégrant au plan de Godard le reflet du visage de Yannick Haenel dans l’écran d’ordinateur, Labarthe ajoute à l’emboîtement des regards celui du spectateur. Figurer les propos, voilà quelle doit être la fonction du dispositif de tournage que Labarthe définissait ainsi à propos de Cinéastes de notre temps, série documentaire créée en 1964 avec Janine Bazin pour l’ORTF, devenue depuis Cinéma, de notre temps : “Le dispositif est moins une machine à mettre de l’ordre qu’un piège à attraper le hasard, à fixer ces petits détails qu’on pourrait trouver anodins, ou farfelus, ou anecdotiques, ou simplement idiots, mais qui sont, en fait, le tissu même du film qui est en train de se faire.” 1


en construction

Labarthe dépasse d’un degré le projet de sa série documentaire, qu’il définissait comme “une image qui parle d’une autre image”. Avec No Comment, il enregistre la parole sur le cinéma, en passant par l’étape de la construction de la pensée des images, qui, selon Haenel, “s’avance, parfois brouillonne, parfois fulgurante”. La visibilité de l’enregistrement de cette parole – les interviewers qui demandent à Jean Douchet comment il souhaite mener l’entretien, le preneur de son et sa perche intégrés dans le cadre, Labarthe et François Ede visibles dans la profondeur du champ – permet de rendre sensible le temps de l’élaboration de la pensée en le renvoyant dos à dos avec les coulisses du tournage.

 

“Prendre conscience que le cinéma est quelque chose qui est fait”, comme le dit Sylvie Pierre dans A voir absolument (si possible), était déjà au cœur des préoccupations de la rédaction des Cahiers dans les années 1960, et il n’est pas étonnant que cette idée de construction soit déjà très présente dans la série Cinéastes de notre temps, dont la genèse prend sa source dans la politique des auteurs et dans la tradition des longs entretiens au magnétophone de cinéastes qu’ont en commun Labarthe et Bazin. Dans la collection par exemple, Rome is burning (Portrait of Shirley Clarke), de Noël Burch et André S. Labarthe (1968-1996), commence par la mise au point du cadre et laisse des éléments de tournage figurer dans le montage final. Assis par terre, buvant, grignotant et fumant, les journalistes interrogent la cinéaste essentiellement sur des considérations techniques et donnent à l’entretien la forme d’une discussion à bâtons rompus : point de frontière entre auteur et critiques qui partagent un territoire commun, celui du cinéma.

 

jeu collectif

La pensée sur le cinéma est-elle une œuvre collective ? L’histoire des Cahiers du cinéma s’est constituée autour de l’idée de faire groupe pour réfléchir. On sent, dans les entretiens menés des décennies après, l’importance de la part affective de cette aventure intellectuelle. Jacques Aumont n’hésite pas à confier à Comolli et Narboni que “les discussions dans le bureau” de la rédaction ont représenté sa véritable “formation en cinéma”. Bernard Eisenschitz, qui revient sur ses enthousiasmes cinéphiliques de l’époque, ne peut s’empêcher d’employer le “nous” en s’adressant à ses anciens collègues, et le film évoque à plusieurs reprises la tradition des textes collectifs, dont celui sur Young Mr. Lincoln ou Morocco. Constituer une rédaction, serait-ce retrouver autour d’un goût du cinéma forgé en commun ?

Plus qu’un sentiment commun pour Film Socialisme, Labarthe cherche à produire un discours polyphonique. Les duos ou trios peuvent être de l’ordre de la dissonance, lorsque Eugenio Renzi fait une entrée fracassante pour opposer ses désaccords au discours consensuel, ou au contraire de l’harmonie pour Yannick Haenel qui s’efforce de “penser à voix haute, à quatre”. C’est dans cette perspective de mise en scène et de mise en fiction de la critique que la forme du pastiche s’intègre au film. Le style godardien est imité par le mélange des différentes pistes sonores, quand le film n’est pas ponctué par les apparitions d’un faux Godard, son avatar de King Lear, interprété par Jacques Bonnaffé qui hurle des aphorismes devant un écran. Le film s’efforce de “parler le Godard” pour parler de Godard, et mélange ainsi ce qui relève du film et de son interprétation, du cinéma, et du monde réel.

 

le cinéma et le monde

Envisager des voies ouvertes entre le cinéma et la vie ne fut-il pas le grand enjeu des Cahiers années 1960 ? Sylvie Pierre exprime bien le lien qui se tissait entre l’esprit libertaire qui habitait les films soutenus par la rédaction et le désir de mettre en pratique cette liberté dans sa propre vie. Elle insiste néanmoins sur les limites du regard politique porté par la critique de cinéma, qui pouvait aboutir, selon elle, à “des trucs un peu couillons”. Jacques Aumont, paraphrasant Sartre et Beauvoir, tempère l’engagement des Cahiers du cinéma, en le qualifiant de “très politisé et parfaitement désengagé”. Dans la fin de cette période (1963-1973), l’idée de groupe dérive, selon les témoignages, au groupuscule où règne la terreur, où le mot juste devient mot d’ordre, où le groupe signifie parler d’une seule voix, au point que, pour Sylvie Pierre, “les Cahiers perdaient leur sentiment du monde”.

Cependant, chez tous les rédacteurs des Cahiers présents dans le film de Narboni-Comolli-Lavigne, on sent “le désir de ne pas en rester à la critique”. D’une génération à l’autre se perpétue l’idée vivace que l’existence du film n’est totale que face à ses spectateurs. Pour Yannick Haenel ou Cyril Neyrat, le film de Godard trouve son achèvement dans la perception, l’interprétation, l’émotion de celui qui le regarde. En terminant son film par une adresse directe des deux critiques à Jean-Luc Godard, Labarthe finit de boucler son dispositif de dialogue avec le film. Pour Yannick Haenel : “Ce qu’on fait participe du film, n’est pas à l’extérieur du film. Pour moi la critique est toujours amicale.”

 

Raphaëlle Pireyre (décembre 2012)

 

1 Entretien avec André S. Labarthe réalisé par Luc Lagier, Paris, 29 janvier 2005, in livret d’accompagnement de l’édition MK2 de la collection Cinéma, de notre temps.