Retour

La maison Cinema Novo et le monde

La maison Cinema Novo et le monde
En 1967, Joaquim Pedro de Andrade, l’un des chefs de file du Cinema Novo brésilien, réalise un reportage (Cinema Novo) pour la télévision allemande, qui présente ses amis cinéastes se réclamant de cette nouvelle manière d’aborder le cinéma. Quarante ans plus tard, deux documentaires reviennent sur ce mouvement : Cinema Novo, l’âge d’or du cinéma brésilien, de Dominique Dreyfus, et Histoires croisées de Alice de Andrade, fille de Joaquim Pedro. Enfin, toujours en 1967, Brasilia : contradictions d’une ville nouvelle de Joaquim Pedro de Andrade, film atypique parmi ses fictions satyriques, est un document radical et engagé, épiphénomène de cette plateforme de réflexion transdisciplinaire (ou “dragon à plusieurs têtes”, selon Glauber Rocha) que se voulait le Cinema Novo.

“Le cinéma comme maison des sans-abris de l’image, exposée aux intempéries de l’histoire et du monde, mais aussi port d’attache d’où repartir dès que le vent de l’image se lève.” (Patrice Rollet 1).

Joaquim Pedro de Andrade a déjà réalisé plusieurs courts métrages et un long métrage, Le Prêtre et la jeune fille (1965), quand il signe Cinema Novo (1967), un documentaire sur le mouvement dont il est lui-même un des membres phares. Il filme ses confrères et amis en action, de l’écriture à la présentation de leur film, et offre ainsi un plan en coupe d’un mouvement alors à son climax.

De nos jours, les réalisatrices Dominique Dreyfus et Alice de Andrade offrent un regard rétrospectif et historique sur cette nouvelle vague qui a agi le Brésil autant qu’il a été agi par elle. Dans Cinema Novo, l’âge d’or du cinéma brésilien (2007), Dominique Dreyfus interroge les réalisateurs toujours vivants du mouvement et parcourt les images d’archives pour en reconstituer l’histoire, de sa naissance à sa mort, puis à sa possible descendance. Dans Histoires croisées (2008), la fille aînée de Joaquim Pedro de Andrade retrace la courte carrière de son père, liant histoire familiale et histoire du Brésil. Côte à côte, les trois films tissent un lien profond entre passé et présent, entre un cinéma et un pays.

 

un dragon à plusieurs têtes

Si Glauber Rocha est la figure la plus fameuse du groupe, ce n’est pas seulement parce qu’il a bénéficié d’une reconnaissance internationale (le prix de la mise en scène au festival de Cannes pour Antonio das Mortes en 1969), c’est aussi qu’il a souvent joué l’agitateur, l’attaché de presse pour ses confrères, défendant leurs films au Brésil comme à l’étranger. Les Cinema Novo de 1967 et 2007 illustrent l’adage de Glauber Rocha selon lequel le mouvement serait “un dragon à plusieurs têtes”.

En effet, Joachim Pedro de Andrade choisit cinq réalisateurs à des étapes différentes comme pour dresser le portrait d’un seul et grand film type estampillé Cinema Novo : cette même année, Léon Hirszman travaille sur le scénario de Garota de Ipanema, Domingos de Oliveira cherche des financements pour Todas as mulheres do mundo, Glauber Rocha dirige les acteurs de Terre en transe, Arnaldo Jabor monte A Opiniao publica et Carlos Diegues présente aux spectateurs A Grande Cidade. Il faudrait adjoindre un sixième film, en miroir : celui que l’on est en train de voir et que réalise Joaquim Pedro de Andrade, tant il est conforme en pratique à la liberté de ton et à la recherche qu’il théorise. Les mouvements de caméra et le montage musical participent à l’énergie des réalisateurs filmés au travail. Lors d’une réunion rituelle au café, la caméra passe de visage en visage liant les cinéastes les uns aux autres autour d’une identité commune. Cet aspect militant différencie le Cinema Novo des autres nouvelles vagues du monde : si chaque réalisateur garde son individualité, tous ont le sentiment de faire partie d’un projet collectif, de poursuivre un même objectif.

Le Cinema Novo de Dominique Dreyfus reprend ce procédé en articulant les paroles de sept réalisateurs, Ruy Guerra, Carlos Diegues, Walter Lima Jr, Paulo César Saraceni, Nelson Pereira Dos Santos, Walter Salles et Fernando Mereilles. La parole des uns complète celle des autres, semblant expliciter les enjeux de la réunion filmée par Pedro de Andrade quarante années plus tôt et que Carlos Diegues résume ainsi : “Notre but était de changer l’histoire du cinéma, changer l’histoire du Brésil et changer l’histoire de la planète.”

 

une histoire du cinema novo

Le Cinema Novo naît dans un contexte de renouveau général. La construction de la capitale de Brasilia, de 1956 à 1960, donne une fièvre d’agir aux Brésiliens et s’accompagne d’une renaissance artistique aussi bien théâtrale, musicale que cinématographique. Mais si la Bossa Nova montre le Brésil comme un pays rêvé, le Cinema Novo, quant à lui, s’attache à représenter un pays pauvre et opprimé, ce qui le rend moins facile d’accès. Brasilia : contradictions d’une ville nouvelle (1967) par exemple, documentaire de Joachim Pedro de Andrade, se fait le témoin d’une désillusion : Brasilia n’échappe pas à son destin de métropole latino-américaine, un centre actif encerclé de bidonvilles. Autant dire que l’accueil de ce film polémique est plutôt mitigé. Ce dévoilement des illusions d’un pays naît, de plus, dans un contexte cinématographique peu favorable : sont alors en vogue les comédies musicales et surtout les films sérieux du studio de la Vera Cruz, qui véhiculent une image rétrograde du pays. Au contraire, le Cinema Novo veut montrer une image moderne de la culture brésilienne et trouve pour cela des moyens cinématographiques novateurs ; il bénéficie d’évolutions technologiques décisives : la pellicule Kodak 500, plus sensible, permet de limiter l’éclairage additionnel tandis que des caméras plus maniables autorisent toutes les expérimentations. “Le montage, dit Glauber Rocha, c’est de la batterie. La caméra écrit, chante, danse.”

 

 

Les deux Cinema Novo et Histoires croisées reviennent sur une figure centrale et pourtant à part de ce cinéma : Nelson Pereira Dos Santos, de douze ans leur aîné, a profondément influencé les membres du mouvement. Ce grand frère ouvre, en effet, la voie dès 1955 avec Rio 40 Graus. Dans une veine néoréaliste, tourné dans la rue, avec des acteurs choisis parmi la population, le film ne suit pas un personnage et n’a ni début ni fin. C’est une saisie de réel brute et inédite. Le personnage cesse alors d’être un outil d’identification pour s’ériger en allégorie politique, procédé que Glauber Rocha comme Joaquim Pedro de Andrade poursuivront à leur manière dans Antonio das Mortes et Macunaima, en 1969. Suivant Nelson Pereira Dos Santos, le Cinema Novo porte en étendard une conscience à vif du présent.

Si le coup d’état de 1964 nourrit dans un premier temps la révolte artistique, l’élan créateur est toutefois brisé par l’Acte Institutionnel n° 5 du 13 décembre 1968, signant le début d’une dictature avouée où tous peuvent être censurés et arrêtés. Dès lors, chaque film devient une forme de détournement, ce que montre bien Histoires croisées. Dans Les Conspirateurs (1972), une relecture de la Conjuration du Minas à la fin du XVIIIe siècle, Joachim Pedro de Andrade utilise le prisme de l’histoire pour évoquer la tyrannie des années 1970. Les disputes du couple de la comédie érotique Guerre conjugale (1974) sont tout aussi métaphoriques. Quant à Glauber Rocha, il s’exile en 1971 pour tourner en Espagne, au Chili, au Portugal, des films toujours plus expérimentaux. Biaiser ou s’exiler deviennent les seules façons de faire du cinéma libre : le fondement même du Cinema Novo, filmer la réalité de façon frontale, s’avère impossible. Le projet du Cinema Novo meurt ainsi avec la dictature.

 

ressusciter le cinema novo

Lorsque Joachim Pedro de Andrade suit, dans Cinema Novo, Domingos de Oliveira qui s’entretient avec un banquier, une voix off indique, non sans dérision, que cette scène est vraie et qu’elle est jouée pour la première fois. Quarante ans plus tard, pour Alice de Andrade, il s’agit au contraire de retrouver le paradis perdu de la première fois et d’en mesurer la perte : c’est l’image métaphorique de la maison familiale détruite qui ouvre et ferme son film, la même maison qui accueillit les amis du Cinema Novo. De la pellicule a été retrouvée dans les ruines : c’est comme si la maison saignait du cinéma, commente Walter Lima Jr.

Ainsi le Cinema Novo vit à travers ses “enfants”, symboliques ou génétiques. Les cinéastes d’aujourd’hui s’éloignent à nouveau d’un Brésil de carte postale pour représenter un pays pauvre et en lutte. Walter Salles voit l’influence du Cinema Novo sur son cinéma dans sa façon de concevoir des personnages comme des entités politiques : la rencontre entre la femme solitaire et le petit garçon de Central Do Brasil (1998) est autant un constant social qu’un argument de mélodrame. Alice de Andrade, avec son frère et sa sœur, mais aussi Paloma Rocha, font, quant à eux, œuvre en restaurant les films de leur père ou en réalisant des films comme Histoires croisées.

Dans son film, Alice de Andrade court après l’image fuyante de son père. Lui qui choisissait de rester derrière la caméra dans Cinema Novo est démultiplié dans les premiers plans de Histoires croisées : un écran renvoie à l’infini son image en train de parler. Cette mise en abyme est la figure filée du documentaire : Nelson Pereira Dos Santos regarde dans une salle de cinéma sa propre interview de 1967 ; Sylvie Pierre et Georges Ulmann reconstituent le tournage face à Joaquim Pedro de Andrade de leur documentaire L’Arc et la flèche (1987) 2. Ce jeu de miroir prend la mesure d’une distance – creusée par l’histoire du pays – et d’un manque – la figure du père d’Alice, mort en 1988. Mais c’est en offrant la reconstitution d’un film non tourné de Joachim Pedro de Andrade que sa fille révèle son but le plus noble : donner à voir le creux de l’histoire, faire visiter les soubassements de la maison cinéma de son père. Avec des photographies et un déroulant, la jeune réalisatrice raconte ainsi Maîtres, esclaves et Cie, qui aurait dû être une grande allégorie politique, un film sur l’anthropophagie sous toutes ses formes, si le cinéaste avait eu le temps de le tourner. Pourtant, le visage d’Alice apparaît toujours riant au bord du cadre ; Histoires croisées, de même que le documentaire de Dominique Dreyfus, est moins un film empreint de saudade qu’un film qui cherche à transmettre la révolte fondatrice de ses modèles : le dragon du Cinema Novo n’en a pas fini de cracher son feu créateur.

 

Martin Drouot, janvier 2010.

 

1 Préface de La Maison Cinéma et le monde, recueil des articles de Serge Daney, P.O.L. Trafic, 2001.

2 Sylvie Pierre et Georges Ulmann réalisent en 1989, L’Homme aux cheveux bleus (50’), un portrait de Glauber Rocha (diffusion au catalogue Images de la culture).