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La maladie de l'art

La maladie de l'art
Portrait du cinéaste Bertrand Bonello en comédien s’incarnant lui-même, Le Dos rouge d’Antoine Barraud met vertigineusement en abyme la vie réelle ou fantasmée du réalisateur, deux historiennes de l’art qui n’en font qu’une et un surprenant voyage dans la monstruosité d’œuvres d’art choisies.

Devant le Louvre, la nuit. Quelques silhouettes éparses s’éloignent dans les allées. En voix off, une mère parle de son fils, d’un amour de l’art tel qu’il fait souffrir physiquement. Elle nomme la maladie : c’est le syndrome de Stendhal. La caméra est à l’intérieur du musée à présent. Il fait jour. Le petit garçon est là, devenu adulte, au téléphone avec sa productrice, Alice. Spectateur bouleversé, Bertrand (Bertrand Bonello) est passé de l’autre côté du miroir : lui aussi à présent crée des images – il est réalisateur. Du sujet de son film en cours, on ne saisira qu’une vague trame – un homme aime à la folie une femme qui se laisse dévorer par la maladie. Du processus de fabrication, on n’entendra que deux discussions de travail et quelques bribes d’échanges téléphoniques avec Alice.

Le cœur du projet, c’est la recherche d’une image de monstre qui figurera dans son film. Tandis qu’avec Célia, une historienne de l’art pour le moins originale, Bertrand passe de musée en musée, d’œuvre en œuvre, une petite marque rouge grandit peu à peu dans son dos. Cette contamination de l’art a donc lieu sur le corps du réalisateur, mais aussi sur le récit lui-même : tel tableau sur lequel la caméra s’attarde, telle analyse de Célia laissent une trace profonde dans la vie du réalisateur, rendant toujours plus floue la limite entre l’œuvre et celui qui la regarde.

Parcours à travers quelques œuvres qui imprègnent Le Dos rouge.

 

hermaphrodite endormi, œuvre romaine du IIe siècle après j.-c.

C’est devant une statue d’hermaphrodite que commence la recherche de Bertrand. Il est seul face à une femme nue de dos, statue de marbre alanguie. Ce n’est que quand il prononce le mot “sublime” qu’un plan nous révèle l’autre face de l’œuvre : un sexe masculin. La limite entre féminin et masculin semble plus qu’incertaine dans la vie de Bertrand : proximité gémellaire avec sa sœur (qui, incestueuse, vient lui emprunter une couette) ; prénom de sa compagne actrice, Barbe, pris à son premier degré ; présence d’un travesti au cours d’une orgie ; ou encore ce jeune journaliste à qui Bertrand demande de poser en porte-jarretelles pour reproduire une photo de Diane Arbus. L’indétermination sexuelle règne en maître et interroge le regard chargé d’érotisme que porte le spectateur-Bertrand sur les êtres.

 

portrait de siriaco, de joaquim manuel de rocha (1786)

Echo ironique à l’hermaphrodite, le “nègre-pie” de ce tableau ne cache qu’une chose d’un morceau de voile blanc : son sexe. Bertrand s’arrête fasciné devant sa peau offerte et son regard accusateur. Et pour cause, la peau noire du modèle est gagnée par une tache blanche, comme l’est la sienne par cette marque rouge qui grandit dans son dos. Mais le rouge envahit bien plus que le dos de Bertrand, toute l’image du film se charge d’écarlate : c’est d’abord l’arrière-plan du générique (un mur rouge), puis les vêtements des personnages dans les toiles, puis une lumière placée par le personnage dans la chambre pour cacher à sa compagne sa marque dorsale. Les personnages ne sont pourtant pas vêtus de rouge, mais plutôt de noir ou de bleu (Célia) : le rouge est ainsi la couleur de l’art, qui gagne telle une maladie de peau le film lui-même.

 

les deux sœurs, de théodore chassériau (1943)

Quand Célia conduit Bertrand devant ce tableau, il semble peu convaincu. Pourtant leurs deux corps se penchant pour contempler l’œuvre forment un miroir inversé parfait avec les deux sœurs. Vêtues de rouge, les figures de Chassériau sont elles aussi au bord de l’indétermination, de se joindre l’une dans l’autre par leurs vêtements comme par leur ressemblance. “Siamoises” dit Célia, qui elle-même sera marquée par un dédoublement de taille : au milieu du film, l’actrice qui 

 

 

l’incarne (Jeanne Balibar) sera remplacée par une autre (Géraldine Pailhas) sans que cela ne gêne véritablement Bertrand – il n’y voit qu’un changement de coiffure… Devant un Caravage (La Mort de la Vierge, autour de 1606), Célia insiste sur le fait que le modèle qui a inspiré cette Vierge était une prostituée. Et devant un tableau de Balthus qui porte le nom de sa productrice, Alice au miroir (1933), le réalisateur, abandonné par Célia, rencontre une Américaine qui jouera si bien le rôle de la critique d’art qu’il l’invitera à un dîner lors duquel il ne la reconnaitra pas, finissant par lui demander si elle est bel et bien la même femme… Le dédoublement des femmes autour de Bertrand devient vertigineux.

 

vertigo, d’alfred hitchcock (1958)

Nulle image du film d’Hitchcock, pourtant la référence travaille autant le film dans le film que Le Dos rouge lui-même. Dès la première réunion, Bertrand cite Vertigo comme modèle de son nouveau projet. Et les lieux de sa vie semblent s’inspirer du film d’Hitchcock. Tel plan devant un triptyque de Bacon reproduit le plan de Madeleine assise au musée devant le portrait de Carlotta. Tel escalier en colimaçon rappelle celui du cloître fatal dans lequel James Stewart est pris de vertige. Telle remarque de Bertrand sur les changements de coiffure de Célia, ou telle scène au café quand Alice se recoiffe rappellent la fétichisation du fameux chignon de Kim Novak.

Un film de Bertrand datant de quelques années, Madeleine d’entre les morts, éclaire encore ce sujet. Dans un extrait que nous voyons en situation (sur l’écran d’une salle obscure), une femme dans une voiture pleure au moment où elle rejoint un homme qui lui demande de refaire sa coiffure. Cette citation directe de Vertigo sera plus ou moins inconsciemment rejouée par Bertrand – il suit Célia marchant dans la rue tel James Stewart au volant de son véhicule suivant Madeleine sur les collines de San Francisco. Mais Le Dos rouge propose en réalité un miroir inversé au Vertigo d’Hitchcock : le personnage James Stewart veut transformer Madeleine en Judy sans savoir qu’elles ne sont qu’une seule et même femme alors que Bertrand ne se rend pas compte que Célia change de corps. A la culpabilité aveugle du premier répond l’aveuglement coupable du second.

 

autoportrait au miroir, de léon spilliaert (1928)

La dernière œuvre que Célia présente à Bertrand est un autoportrait. Le jeu de miroir à l’œuvre dans le récit est alors complet. Que montre le tableau de Spilliaert ? Un miroir dans lequel le peintre se regarde, déformé par la perspective autant que par un rictus étrange. Là où jusqu’à présent les tableaux étaient filmés ou bien de biais, ou bien de trop près ou de trop loin, ici le cadre frontal nous permet de nous plonger dans le regard de Bertrand. La voix de Célia disparaît – la guide s’éclipse. Il ne reste plus que le réalisateur face à l’œuvre, un champ-contrechamp à égalité, deux plans en miroir. Les deux regards, celui de Spilliaert et celui de Bertrand, s’engouffrent littéralement l’un dans l’autre. Si Bertrand ne savait pas voir – ni Barbe qui, grimée pour jouer sur scène, est un monstre parfait, ni Célia qui change de corps, ni surtout lui-même – après avoir vu, le réalisateur ne pourra que fuir. La toile se fait miroir, et le lien entre créature – le monstre recherché – et créateur – le réalisateur – se délite. Et si le monstre que recherchait Bertrand n’était autre que lui-même ?

 

Martin Drouot (février 2017)