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Le legs cunninghamien

Le legs cunninghamien
Merce Cunningham, la danse en héritage, de Marie-Hélène Rebois, s’attache au projet de succession, que le chorégraphe avait lui-même établi pour le devenir de son œuvre et de sa compagnie après sa disparition, tout en remontant la carrière foisonnante de l’artiste.

Comme l’a écrit la journaliste Julie Bloom, “tout au long de sa vie” et “jusque dans la mort”, “Merce Cunningham a inventé de nouveaux moyens de mélanger art et technologie. Il a changé la manière de penser l’espace et le temps sur scène, il a avant quiconque exploré les possibilités de la danse filmée et, bien avant James Cameron et Hollywood (…), il a utilisé l’animation 3D dans ses compositions chorégraphiques 1.

Il est vrai que, de la vidéo à l’image numérique, de Blue Studio, la “vidéodanse” pionnière qu’il a réalisée avec le cinéaste Charles Atlas au milieu des années 1970, à des pièces comme CRWDSPCR (1993) ou Biped (1999) par exemple, qui, à divers titres et de manière différente, recourent toutes deux à l’informatique 2, Merce Cunningham (1919-2009) s’est passionné pour ces technologies qu’il considérait davantage dans ce qu’elles pouvaient apporter à sa création – en repousser les limites, multiplier ses possibilités d’écriture en élargissant son regard sur le corps en mouvement –, que pour les moyens nouveaux qu’elles offraient en termes d’archivage, de conservation ou de “reproduction” de ses œuvres.

Lorsque Cunningham déclare “la danse ne vous donne rien en retour, ni manuscrit à vendre, ni peinture à mettre sur le mur, ni poème à imprimer, rien – que cette sensation unique de se sentir vivant” 3 – un rien qui, en l’espèce, signifie tout –, c’est évidemment le point de vue du danseur qu’il exprime ainsi. Mais si, autrement dit, l’art ou l’œuvre chorégraphiques ne s’effectuent que dans l’acte de danser, s’ils ne se réalisent que par et dans le corps du danseur, s’ils sont du moins conditionnés, soumis, au corps du danseur, Merce Cunningham, chorégraphe et directeur de compagnie, savait bien que la durée de vie d’une œuvre chorégraphique excède l’instant de sa création et qu’on peut aussi documenter la danse, au-delà du corps du danseur. Au point de s’assurer, dès 1959, les services permanents de l’archiviste David Vaughan.

De fait, la Merce Cunningham Dance Company était une compagnie de répertoire : le plus souvent, les programmes présentés associaient créations récentes et pièces anciennes. Plus encore, le principe des Events 4, inauguré en 1964 en réponse à l’invitation faite à la compagnie de se produire dans un lieu non théâtral (le musée d’Art du XXe siècle, à Vienne en Autriche), consistait précisément à remettre en jeu une ou des pièces existantes, en la (ou les) réintégrant dans une composition plus vaste.

Durant sa longue carrière de créateur, qui couvre 65 années, Cunningham a composé près de 200 pièces et quelque 800 events. En collectant – indépendamment des décors et costumes, des partitions lumineuses et sonores – des affiches, photos, films et vidéos, programmes, diagrammes représentant des déplacements dans l’espace entre autres croquis, aide-mémoire ou notes chorégraphiques, auxquels s’ajoutent la transcription de ses conversations avec le chorégraphe, mais aussi des documents de presse écrite ou audiovisuelle, des entretiens ou études diverses, David Vaughan a pour sa part constitué un fonds d’archives considérable – dont une grande part est désormais déposée à la New York Public Library for the Performing Arts. Cependant, il en convient lui-même, si les “archives ont une valeur historique”, “la danse elle-même, le mouvement lui-même ne peuvent être archivés (…) : la seule façon que le travail perdure, c’est que les chorégraphies soient représentées sur scène”.

Ce paradoxe de l’archive en danse, que Cunningham connaissait bien, il s’y était également confronté en établissant, avec la rigueur qui le caractérisait, son Legacy Plan, un “projet de succession” qui détaillait dans tous ses aspects le devenir et la gestion de son œuvre et de sa compagnie après sa mort. Ce projet, sans précédent dans le monde de la danse, partait de l’idée selon laquelle la compagnie que Cunningham avait créée en 1954, et dirigée jusqu’à sa mort, était son “outil de création”, qu’elle “faisait corps avec lui”. Le Legacy Plan prévoyait donc en premier lieu la dissolution de la compagnie, au terme d’une tournée d’adieu, le Legacy Tour, et d’une période de reconversion accordée à tous ses membres, danseurs, musiciens, techniciens et administratifs.

 

 

 

L’autre volet du projet traitait quant à lui, partiellement, mais d’une manière totalement inédite, les problèmes de “conservation” du “legs” cunninghamien, en vue de sa transmission aux générations futures : il a consisté à créer quelque 80 dance capsules, comportant chacune, sur supports numériques, tous les documents possibles relatifs à une pièce donnée, afin de faciliter sa reprise, c’est-à-dire sa re-présentation sur scène par d’autres danseurs.

Enfin, après dissolution de la compagnie et de la Fondation qui lui était associée, le Merce Cunningham Trust 4 se voyait confier la responsabilité de l’héritage dans sa dimension, pour ainsi dire, immatérielle – à savoir sa pérennisation et sa diffusion par l’enseignement de la technique Cunningham, l’aide à la reprise des pièces, notamment par l’intermédiaire des fameuses “capsules”, et, plus généralement, l’encouragement et le soutien à tout projet, pédagogique, culturel ou artistique, destiné à mettre en valeur le parcours et les réalisations du maître.

En suivant les dernières étapes du Legacy Tour jusqu’à son point d’orgue, l’Armory Show qui eut lieu le 31 décembre 2011 à New York, en interrogeant des artistes, techniciens, administrateurs de la compagnie ou du Trust, mais aussi David Vaughan ou Jeff Donaldson-Forbes, le coordinateur des dance capsules, le film de Marie-Hélène Rebois permet d’appréhender l’importance et la complexité d’un tel héritage, ainsi que la difficulté, pour les jeunes danseurs de la compagnie en particulier, de se projeter dans une nouvelle aventure artistique. D’autre part, par le regard rétrospectif qu’il porte sur le parcours de Cunningham, ses liens avec d’autres artistes comme Cage, Jones ou Rauschenberg, mais aussi l’inscription de ce parcours dans les Etats-Unis des années 1940 à 2000, c’est-à-dire dans une histoire artistique, mais aussi politique, sociale, culturelle et technique, il semble suggérer que toute œuvre, à des degrés divers, et celle-ci en particulier, en raison de sa richesse et de son ouverture, véhicule et transmet avec elle des lambeaux du temps qui l’a vue naître.

 

Myriam Blœdé (mars 2014)

 

 

 

1 Julie Bloom, Even in Death a Choreographer Is Mixing Art and Technology, NY Times, 9 août 2012, article paru à l’occasion du lancement de l’application interactive Merce Cunningham : 65 Years.

2 Via des logiciels de capture ou de modélisation du mouvement.

3 Une déclaration que Marie-Hélène Rebois rappelle en une sorte d’épilogue à son film.

“Présentés sans entracte, les Events se composent de pièces complètes, d’extraits de pièces du répertoire et souvent de nouvelles séquences conçues spécialement pour l’occasion et le lieu, avec la possibilité que plusieurs actions distinctes se déroulent simultanément” (Merce Cunningham).

4 Créé en 2000 et basé, comme la Merce Cunningham Dance Company et la Merce Cunningham Dance Foundation, à New York.

 

 

 

A lire : Merce Cunningham, Chorégraphier pour la caméra. Conversation avec Annie Suquet et Jean Pomarès, sous la direction de Myriam Blœdé, Paris, L'Œil d'or, 2013.