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Le passage du temps

Le passage du temps
“Je veux faire ici un grand et beau film” confie Chantale Anciaux à André, agriculteur depuis quelques décennies dans cette exploitation du Hainaut en Belgique. En voisine, elle est souvent venue rendre visite au couple pour dessiner dans la cour de la ferme. Cette fois, elle s’est présentée avec une caméra pour filmer leur dernière année d’exploitation laitière et la mutation de leur activité.

L’hiver sur lequel s’ouvre le film annoncera-t-il un nouveau printemps ? C’est bien sous le signe du passage du temps que s’engage Une Ferme entre chien et loup dont le titre, pessimiste, semble prédire l’extinction de l’exploitation plus que sa renaissance.

C’est en assumant sa position de voisine mais aussi de femme éloignée du monde paysan que Chantale Anciaux pose sa caméra. Elle porte avant tout son regard sur un couple, celui qu’André forme avec Marie-Thérèse, et leur vie commune organisée autour du travail. Avec affection, elle filme un homme et une femme qui s’aiment et aiment leur métier. Les robes de Marie-Thérèse, les airs d’accordéon d’André ou les devoirs avec les petits enfants prennent place dans le récit comme des intermèdes à l’activité agricole, façon de montrer combien la vie de famille est indissociable de la vie professionnelle dans cet espace qui réunit les deux, mais surtout que cette activité exige une présence permanente. Même pendant les loisirs, les bêtes ou les récoltes ne sont jamais bien loin.

Chantal Anciaux écrit la chronique d’un métier en voie de disparition. C’est à travers l’évocation de la famille que la fin de la lignée est suggérée. André fait le récit de son apprentissage, de l’opposition à ses parents dans son choix volontariste de devenir éleveur et concède avec tristesse que leur fils les aide de temps en temps mais sans avoir les moyens de reprendre la ferme. Le crépuscule de cette exploitation familiale devient le symbole de la fin d’un monde. Alors que les modèles économiques de l’agriculture moderne ont changé, la terre n’est plus un héritage que l’on transmet à la génération suivante, mais un endettement, un débit. Les plans sur le livre de compte qui rythment le film matérialisent quel impossible calcul constituerait le fait de continuer à exploiter comme autrefois alors que l’agriculture est devenue une industrie.

Pour l’heure, le temps ici ne semble pas avoir de prise. Vivant dans un quotidien sans confort, Marie-Thérèse et André travaillent comme des décennies plus tôt. Lui explique qu’il doit adapter sa façon de travailler au vieillissement de son corps. Pour s’imposer moins d’allers-retours lorsque la fatigue se fait sentir, il a changé de modèle de fourche, mais son matériel ne s’est pas mécanisé plus que cela depuis son apprentissage chez ses parents.

 

 

 

Pourtant, une figure inattendue, d’une étonnante modernité, s’invite dans ce tableau où rien ne semble avoir bougé depuis le siècle dernier : celle des inséminatrices, jeunes femmes dynamiques et sympathiques qui se succèdent pour injecter aux vaches la semence de reproducteurs. Cette nouvelle génération bovine qui doit voir le jour, les viandeux, doit assurer un meilleur revenu à la ferme. Dans cet univers apparemment figé dans des techniques anciennes, les photographies des reproducteurs qui se choisissent sur catalogue comme sur un site de rencontre témoignent du tournant que prend le métier.

Ce temps linéaire où pointe furtivement la modernité se superpose au temps cyclique des saisons et de la vie des hommes et des animaux. “Ici, pas de mois sans naissance, pas de semaine sans mort” confie la voix off de la réalisatrice, tandis qu’un plan dévoile brusquement un coq mort, déjà préparé pour passer à la casserole. Poussin mort-né et autres viscères jetés au chien viennent troubler la paisible harmonie qui se dégage des croquis de bêtes ou de paysages que la réalisatrice exécute en parallèle de son film et qu’elle nous présente plein cadre. A la légèreté de ses aquarelles se substitue l’âpreté de la réalité. Les vaches, si graciles sous le fusain, deviennent celles dont Marie-Thérèse craint qu’elles ne la chargent en plein champ. Les blessures des animaux, l’insémination des vaches ou leurs mises bas sont filmées dans la longueur, comme en se lançant le défi de ne pas détourner les yeux. Son du coup du fusil, évocation de la fouine qui s’attaque au clapier ou du renard au poulailler, saucisson que dégustent André et Marie-Thérèse et dont on devine l’origine toute proche : chacun a son prédateur, et l’exploitation familiale du Hainaut ne fait pas exception. A la ferme plus qu’ailleurs, les gros mangent les petits.

 

Raphaëlle Pireyre (février 2017)