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Le temps nous est conté

Le temps nous est conté
Ingénieur du son pour Raoul Ruiz, André Téchiné, Werner Schroeter ou encore Manoel de Oliveira, et producteur de deux films majeurs de João César Monteiro (Souvenirs de la Maison Jaune, 1989, et La Comédie de Dieu, 1995), Joaquim Pinto signe, avec son compagnon Nuno Leonel, deux longs métrages sortis en France en 2014 à quelques mois d’intervalles. Derrière l’apparence du journal intime, Et maintenant ? et Rabo de Peixe (sorti en salle sous le titre Le Chant d’une île) sondent l’état du monde avec douceur et nostalgie, confrontant histoire individuelle et histoire collective. Entretien avec le réalisateur.

“Chaque maladie a un temps et une histoire” aurait un jour prononcé João Cesar Monteiro, avec sa prestance de dandy sans âge. Des mots que Joaquim Pinto n’a jamais oubliés. Le cinéaste et producteur a contracté Sida et hépatite C il y a plus de vingt ans, au tournant d’un troisième millénaire qui allait d’un seul coup balayer le XXe siècle et ses utopies, sacrifiés sur l’autel de la modernité libérale. C’est aussi bien sa propre histoire que celle de ces cinquante dernières années qui sont encapsulées dans Et Maintenant ? (E Agora ? Lembra-Me). A travers cette méditation filmique qui est aussi une lutte contre la mort, Pinto dresse le bilan de sa vie, tandis que son métabolisme se délite et que l’Europe, non moins affaiblie, se débat avec ses vieux démons. Et c’est bientôt l’histoire coloniale, puis l’histoire toute entière de la civilisation, qui ressurgit sous le prisme de la maladie. Une maladie dont l’antidote réside aussi dans le mode de vie qu’ont adopté Pinto et son époux Nuno Leonel en s’installant pendant plusieurs années aux Açores (à Rabo de Peixe, petit port de l’île de Sao Miguel, puis sur l’île de Santa Maria), et plus tard dans la campagne portugaise au nord de Lisbonne.

Retiré dans cette campagne ─ décor de Et maintenant ? ─ dans l’optique de cultiver des plantes médicinales et de retrouver leur pouvoir de guérison ancestral, Joaquim Pinto dresse un constat sans appel sur les ravages de l’industrie et la rupture de l’unité consubstantielle qui lie l’homme à la nature, dans un soliloque aux accents spinoziens. Aux phases de doute, de souffrance et de découragement face à un traitement chimique aux conséquences inconnues, parfois plus nocif que la maladie elle-même, succèdent les prises de conscience existentielles et le retour sur ses engagements, tant politiques que philosophiques, qui sont au cœur de sa vie. Une vie que l’on partage près de trois heures durant, enveloppé par la douceur de la voix de Pinto, mais aussi par le charisme de Nuno Leonel, rocker à l’allure de Messie flanqué de quatre gros toutous espiègles. Au-delà des conventions du journal filmé, le couple offre sans tabou son intimité à la caméra, faisant corps avec son environnement pour mieux recréer un monde à l’intérieur du monde.

 

tout est dans tout

Dans ce film de résistance ─ une résistance menée conjointement contre le virus mortel et contre la doxa néolibérale, l’un à bout de souffle, l’autre en voie d’expansion ─ le cinéaste consigne jour après jour les effets de son traitement expérimental et tente de tenir à distance la maladie en filmant chacun de ses gestes, en s’accrochant à chacune de ses intuitions. A mesure que son état se dégrade et que les injections d’Interféron altèrent violemment son corps et sa conscience, ses souvenirs s’enchevêtrent tandis que son monologue, récité en voix off avec toute la suavité de la langue portugaise, prend une tournure de plus en plus élégiaque.

S’il foisonne de références dont il serait vain de faire l’inventaire, le film établit aussi des ramifications politiques entre l’histoire des épidémies et celle de l’impérialisme, et démystifie dans le même temps les fantasmes idéologiques accolés aux maladies. La découverte du manuscrit illustré de La Chronique du monde en images de Francisco de Holanda (1517-1585), disciple de Michel-Ange et icône de la Renaissance portugaise, trace une échappée métaphysique qui structure le film et cristallise la vision humaniste du cinéaste, selon laquelle “tout est dans tout”. La prise de conscience d’un temps non linéaire, quand la dégradation physique s’accélère et que le traitement chimique s’alourdit, devient l’élément englobant du film. A bout de forces mais serein, Pinto se dévoile alors sous le jour d’un homme des Lumières, s’ouvrant à une myriade de questionnements ontologiques. Comment le passé peut-il nous éclairer sur le présent ? Comment interpréter le temps d’avant l’histoire ? Sommes-nous dans la phase de déclin d’un temps cyclique ?

 

humanité adamique

Au quotidien du couple, éprouvé par l’incertitude de la guérison, s’agrègent pêle-mêle les souvenirs d’une vie traversée à la fois par la passion du cinéma, l’histoire du Portugal depuis la Révolution des Œillets et les luttes politiques menées aux côtés d’amis (Serge Daney, Guy Hocquenghem, Copi, Derek Jarman) ou de mentors (Foucault, Pasolini, Ruiz, Monteiro), aujourd’hui tous disparus et auxquels le film rend hommage. Réalisé dans l’urgence, le montage entraîne le spectateur dans un tourbillon de vie entremêlant images d’archives, flashbacks cinéphiles (le tournage du Territoire de Raoul Ruiz, les cendres de Robert Kramer lâchées dans l’océan, Lana Turner dans un film de Douglas Sirk) et moments d‘extase rompus par la monotonie de la vie quotidienne. Une vie quotidienne se déroulant au rythme des visites médicales et des prises de médicaments. Par son approche lyrique et ses temporalités entrelacées, le film parvient à restituer le flux de conscience propre à un organisme déboussolé, qui tente par tous les moyens de garder prise avec le réel, de se raccrocher coûte que coûte à la vie.

Sa force d’exister, le réalisateur la puise autant dans ses lectures ─ Les Confessions de Saint Augustin, Les Lettres philosophiques de Voltaire ou la correspondance du biologiste Ernst Haeckel ─ que dans ses propres souvenirs. Mais surtout dans l’amour et le soutien inconditionnels de Nuno Leonel, tour à tour devant et derrière la caméra. Toujours à ses côtés, la conscience intacte mais le corps exsangue et pétri de souffrances, le cinéaste est perpétuellement tiraillé entre l’émerveillement et le désarroi, l’espoir et la capitulation, la révélation de la beauté du monde et le constat du désastre accompli par la civilisation. Le temps du traitement prend alors la forme d’une quête  ̶  quête d’un “Christ sans église” et d’un “Dieu absent”, quête d’un état de grâce et d’une innocence perdus, quête d’une harmonie retrouvée avec la nature, quête d’une humanité adamique où le règne végétal et animal auraient repris leurs droits. Un temps où l’homme, usurpateur devant l’Eternel, ne se serait pas de lui-même placé au sommet de la pyramide des espèces. “Je veux voir comment on imaginait le temps avant le temps, l’homme avant les hommes” nous glisse Pinto à l’oreille, écornant au passage la théorie de l’évolution de Darwin.

 

nature et culture

Tourné antérieurement à Et maintenant ?, Rabo de Peixe (Queue de poisson) dépeint quant à lui la vie quotidienne d’un groupe de pêcheurs dans ce petit port ou Pinto et Leonel se sont réfugiés au début des années 2000. Les deux cinéastes, qui ont glané ces images au cours des deux années de leur premier séjour dans l’île, seront tellement séduits par ce mode de vie qu’ils résideront près de sept ans aux Açores.

Initialement destiné à la télévision portugaise, le film a été remonté pour devenir un long métrage à part entière. Tout comme Et Maintenant ?, il a été coréalisé et monté par Nuno Leonel, qui tient notamment la caméra lors des plans sous-marins.  L’un et l’autre sont portés par un monologue en voix off de Pinto, mais ici est privilégiée une réflexion sur le rapport entre l’homme et son environnement et sur la disjonction croissante entre nature et culture. Là où Et Maintenant ? s’ouvre à l’allégorie et s’immisce dans la psyché du malade, Rabo de Peixe trouve un ancrage brut dans le vécu et renoue avec les pratiques sociales.

Filmé comme l’un des ragazzi de Pasolini, Pedro, d’une beauté solaire, apparaît comme la figure centrale du film. Pinto et Leonel partagent ses sorties en mer et ses retours à terre en caméra embarquée, faisant ressentir à la fois le danger et le sentiment de liberté que procure son métier. Mais la vision idyllique s’effrite peu à peu lorsque les pêcheurs, peu enclins à se livrer, font part à demi-mots de leurs inquiétudes face aux restrictions de l’administration maritime qui ne leur permet plus d’exercer leur métier selon leurs propres règles. Car cette vie idéelle et autosuffisante, en adéquation avec la nature et le cycle des saisons, est mise à mal par des normes européennes de plus en plus drastiques. Et le fruit du labeur, équitablement redistribué selon la tradition locale, se voit désormais contrôlé et exploité par une industrie dénuée de tout scrupule. Le film confronte ainsi l’histoire locale, dans son déroulé à long terme, à un profit à courte échéance, qui sacrifie des pans entiers du patrimoine de l’humanité à des fins économiques. A Rabo de Peixe, subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille se double d’une lutte pour préserver un artisanat en voie de disparition.

 

terres en sursis

La voix de Pinto épouse les images avec une infinie délicatesse, tandis que les corps baignés de lumière sont filmés au cœur de l’action : poignes, mains, gestes, torses galbés. Une amitié mêlée de désir affleure dans cette façon d’appréhender ces jeunes corps. Car loin de filmer neutralement des corps au travail, Pinto et Leonel exaltent ces hommes en état de grâce, arborant des sourires radieux. Et c’est dans la simplicité de leur mode de vie, la beauté de leurs gestes et leur solidarité lors des coups du sort ─ au cours du tournage, l’un d’entre eux perdra la vie en mer ─ que se niche encore la part d’humanité digne de ce nom.

En confrontant l’archaïque au contemporain, Pinto ne s’acquitte pourtant jamais d’un discours idéaliste ou platement manichéen, et si Rabo de Peixe lui apparaît comme l’une des dernières terres à l’abri de la technocratie mondialisée, elle n’en reste pas moins en sursis, comme le laisse entendre la dernière phrase du film. L’engagement politique n’a pas besoin d’être appuyé mais se traduit tout entier dans ce qui nous est donné à voir et à méditer : les escapades en mer au petit matin, les scènes de liesse au village ou la distribution des salaires. Tout paraît simple, fluide, sans heurts ni tension. C’est la mémoire d’un monde ancré dans des traditions séculaires ─ danses, chants, rituels et coutumes ─ que mettent en exergue les cinéastes, dialoguant à distance avec Pour la Suite du Monde (1963), splendide documentaire québécois de Michel Brault et Pierre Perrault, les courts métrages des années 1950 de Vittorio de Seta, que Scorsese qualifiait d’anthropologue s’exprimant avec la voix d’un poète, ou encore Les Hommes de la baleine (1958) de Mario Ruspoli, tourné non loin de là. Joaquim Pinto a ce regard porté sur le monde, chargé d’une mélancolie propre aux humanistes désenchantés.

 

réenchantement du monde

Si les deux films diffèrent quelque peu dans leur traitement formel (contemplatif et réflexif dans Et Maintenant ?, mouvant et intuitif dans Rabo de Peixe), ils peuvent cependant être considérés comme complémentaires, l’un comme l’autre se situant à mi-chemin entre l’essai biographique et l’ethnographie poétique, l’un et l’autre célébrant les vertus d’une vie en adéquation avec son environnement et d’une harmonie retrouvée avec la nature, à rebours du pragmatisme industriel. Chant d’amour, poème panthéiste ou fable politique : les deux films serpentent d’un registre à l’autre, esquivant toute pesanteur didactique pour mieux se glisser dans le corps du monde, dans son unité même. “Je ne sais pas parler de film, susurre humblement Pinto, on parle de vie, d’expérience.”

De fait, il n’est plus lieu de s’émerveiller sur la grandeur de l’humanité, qui aurait gâché son destin en l’abandonnant au profit et à l’exploitation industrielle, mais de se laisser traverser par le monde, de scruter le microcosme dans ses détails les plus infimes, de filmer des moments de grâce aussi fugaces que futiles qui restituent la beauté de l’existence. Dans Et Maintenant ?, le moindre plan qui s’attarde sur une limace, une libellule, une grenouille ou une abeille se perçoit dès lors comme une ode à l’immanence. Vautré dans l’herbe avec son amant, Pinto retrouve in extremis un sentiment de plénitude. Et chaque phrase prononcée se met à résonner comme un psaume : “Je dois vouloir pour vouloir. Je dois croire pour croire” ; “Chaque idiome contient un univers” ; “Quand on redeviendra poussière, la vie respirera soulagée.” Battus en brèche par une société dans laquelle plus rien ne fait sens, Pinto et Leonel ouvrent in extremis la voie vers un réenchantement du monde, littéralement une renaissance, et ce malgré les forces de destruction à l’œuvre.

Dans une scène du film, les deux hommes sont alertés par des feux qui se sont déclenchés non loin de leur maison. Ce feu qui se propage jusqu’à cerner leur modeste propriété s’impose de lui-même comme allégorie de la “maladie du siècle”, telle que la dénommait Monteiro lui-même dans un ultime projet de film qui n’a jamais vu le jour. Qu’il s’agisse de faire front contre le Sida ou la finance mondialisée, le combat est toujours de mise ─ malgré des défenses immunitaires acculées, malgré l’impossibilité d’endiguer le pouvoir des multinationales qui s’étend jusque dans les îles les plus reculées. S’aimer, c’est lutter, et le couple en sort victorieux. J.B.

Comment s’est articulée la réalisation de Et Maintenant ? ?

Au départ, nous n'avions pas d’idée précise du film que nous allions concevoir. Nous avions une longue liste de choses dont nous souhaitions parler, mais il s’agissait plutôt d’idées théoriques et nous ne savions pas à l'avance sur quoi nous allions nous fixer. Le montage s'est effectué de façon très rapide, nous avions très peu regardé le matériel filmé au cours de mon traitement et j'avais oublié beaucoup de choses qui avaient été tournées. Nous avons visionné tous nos rushs seulement un mois et demi ou deux après la fin du traitement et nous avons commencé par tout aligner chronologiquement, de façon à isoler chaque scène. C’est à ce moment-là que nous nous sommes rendu compte que nous avions de quoi faire un long métrage potentiel, sans savoir du tout comment nous allions l'articuler. Nuno avait cependant une vision un peu plus élaborée que moi de ce que nous pouvions en faire.

 

D'autant que vous ne connaissiez pas l'issue de votre traitement, qui aurait pu vous être fatal autant que la maladie en elle-même, comme vous le rappelez dans le film.

Oui, à tel point qu'il y a eu un moment où j'ai voulu abandonner. C'est Nuno qui m'a donné la force de continuer. Je ne savais pas du tout comment ça allait se passer. Et c'est à partir du moment où nous avons établi cette nouvelle structure que nous nous sommes demandé comment nous pouvions faire des allers-retours, des sauts de mémoire à l'intérieur du montage. Il y avait même certaines séquences dont je ne me rendais absolument pas compte si elles devaient ou non figurer dans le film. Nuno me demandait alors d'aller faire un tour pendant une heure ou deux, et quand je revenais, il avait monté la séquence.

 

Avez-vous éliminé une grande quantité de rushs au montage ?

Pas tellement, non. Peut-être un quart, pas plus. Nous avons juste éliminé certaines scènes qui nous semblaient trop redondantes, comme celles où nous allions nous occuper des plantes. Nous ne nous sommes jamais dit qu'il fallait qu'on tourne à tout prix, ce n'était jamais pour nous une obligation. C'était en fonction de nos humeurs, de nos envies, dès que nous sentions qu'il y avait quelque chose d'intéressant à tourner. C'était un processus très organique. Ca ne pouvait fonctionner qu'à cette condition.

 

A la différence de Hervé Guibert, qui relatait sa maladie de manière très factuelle dans son film La Pudeur ou l'Impudeur (1991), vous vous autorisez davantage de lyrisme. Vous inscrivez votre histoire intime dans une histoire collective et universelle qui englobe à la fois l’histoire des colonies, le combat contre l’impérialisme, le mouvement de libération homosexuelle, l’histoire du cinéma, la  religion...

Initialement, nous voulions faire un film politique, presque militant. Nous avons laissé tomber beaucoup de choses, nous avions l’intention de réaliser au départ pas mal d’entretiens avec des scientifiques, mais mon traitement rendait la situation impossible, puisque je ne pouvais même pas me déplacer. Nous avons tenté deux ou trois choses que nous n’avons pas conservées au montage, notamment une interview avec un neurologue à Barcelone et plusieurs scènes où je vais à l’hôpital voir le médecin au Portugal et en Espagne, mais ça ne marchait pas dans le film. Dès qu’on place une caméra en face de quelqu’un, ça change tout. Sachant qu’il allait être filmé, le médecin préparait son discours et modifiait son comportement. La première fois que nous sommes allés tourner chez lui, sa femme était allée chez le coiffeur et s’était maquillée pour l’occasion ! Ce matériel nous a cependant servi d’inspiration, même s’il n’apparaît pas dans le film.

 

La nature est omniprésente dans le film, avec des plans récurrents sur les plantes, les fleurs, les insectes… Le film donne presque le sentiment d’un manifeste panthéiste.

Cela découle de la façon dont nous vivons. Nous n’avons pas préétabli quoi que ce soit. Nous nous sommes contentés de réfléchir sur les choses qui nous entourent. La question était de trouver un équilibre juste entre tous les éléments qu’on avait. Tout s’est assemblé très rapidement, la première mouture du film faisait seulement dix minutes de plus. La production a vu le premier montage et nous a demandé de couper quelques passages, mais ça en changeait le sens, ça ne pouvait pas marcher si on coupait une heure au film.

 

Les enluminures cosmogoniques de Francisco de Holanda, figure importante de la Renaissance portugaise et disciple de Michel-Ange, traversent le film comme des épiphanies. Comment avez-vous découvert sa Chronique du monde en images ? L’avez-vous aussitôt pressentie comme “centre de gravité” du film?

Nous connaissions Francisco de Holanda, non seulement le personnage, mais aussi son œuvre, mais nous ignorions que cet ouvrage était disponible à la bibliothèque ; nous l’avons découvert par hasard au début du tournage, alors que nous étions en phase de recherches. Ce manuscrit a été attribué à Francisco de Holanda seulement dans les années 1950, il avait été perdu pendant des siècles. Nous connaissions déjà les images du livre, mais nous voulions absolument voir le livre lui-même. Le directeur de la cinémathèque de Madrid, qui est un vieil ami, m’a annoncé que sa secrétaire avait été embauchée par la Bibliothèque nationale d’Espagne et qu’elle pourrait essayer de nous obtenir l’autorisation pour filmer ce précieux manuscrit. Ça nous a pris toute la durée du traitement, et par un heureux hasard, nous avons obtenu l’autorisation le dernier jour du traitement.

 

Votre film questionne aussi la croyance, que vous assimilez à un prolongement de la volonté. Une phrase récurrente évolue tout au long du film comme un mantra : “ll faut vouloir pour vouloir. Il faut vouloir pour croire. Il faut croire pour croire.”

C’est peut-être une erreur de traduction. En portugais, croire (accreditar) et vouloir (querer) sont deux mots qui ont une consonance proche. Cette subtilité ne passe peut-être pas de la même façon en français, c’est toujours le problème des traductions. Il ne s’agit pas tant de religion, que de notre capacité à croire : ça ne commence pas avec le film et ça ne s’arrête pas avec le film. C’est un débat qui reste ouvert. L’ajout des images d’archives par exemple est arrivé à la toute fin, nous les avions mises de côté sans les avoir visionnées, y compris celles de mon enfance. C’est seulement après le tournage que nous les avons découvertes. Elles étaient stockées dans des boîtes, nous les avons intégrées au film au moment du montage. Nous voulions soulever ces thématiques à travers d’autres images que celles que nous avions filmées.

 

Avez-vous écrit le texte en voix off pendant la durée du traitement ou a posteriori ?

Pendant, je me suis contenté de prendre des notes. Quand nous avons commencé  le montage, Nuno m’a pressé d’écrire, mais je n’étais pas assez en forme, je n’y arrivais pas. Et puis un beau jour, tout s’est débloqué et je ne pouvais plus m’arrêter d’écrire, j’avais trop de choses à dire ! C’était aussi un travail à deux : faire le tri dans ce que je disais. Ecrire le texte a pris une semaine, pas plus.

 

Vous passez avec une grande aisance d’un registre à l’autre, d’une époque à l’autre. Dans une scène, on entend en fond sonore les informations télévisées  où il est question de la crise économique, de la guerre en Syrie. Vous semblez dresser un parallèle entre la dégradation de votre métabolisme et la dégradation du monde.

La véritable question de ce film est : qu’est-ce qu’on peut encore filmer aujourd’hui ? Plus le monde devient violent et contradictoire, plus on voit de films formatés qui racontent des petites histoires anecdotiques selon des formules toutes faites. Je ne sais pas comment on peut continuer à faire des films “normaux” en étant confronté à l’état du monde. Nuno et moi, en tout cas, nous y avons renoncé. Je ne sais pas ce que nous allons faire après, nous avons quelques idées, mais nous ne pouvons pas retourner en arrière. Je ne peux plus regarder des films dont je ne ressens pas la vérité. Je n’arrive plus à concevoir un cinéma qui ne soit pas ouvert à l’état du monde.

 

A ce titre, Rabo de Peixe est un film tout aussi engagé que Et Maintenant ?. Vous y dépeignez l’archipel des Açores comme l’un des derniers refuges face à la mondialisation économique. Les pêcheurs y apparaissent comme les derniers représentants d’un mode de vie en voie de disparition.

Oui, à l’époque notre propos était très modeste. Nous souhaitions garder une mémoire de cette pratique artisanale. On nous a beaucoup reproché de ne pas avoir filmé les femmes des pêcheurs, mais nous ne souhaitions pas que leur intimité vienne interférer avec leur travail, qui était le sujet de notre film. On a beaucoup partagé ces moments familiaux avec eux, mais ce n’était pas l’idée du film. Nous voulions avant tout filmer une activité locale, qui est aujourd’hui menacée de disparition. Quand nous sommes partis tourner là-bas, je n’avais pas de rapport proche avec la mer, si ce n’est que je vivais dans un village de pêcheurs quand j’étais petit, et Nuno a été obligé de prendre des cours de plongée pour pouvoir tourner les scènes sous l’eau. Nous nous sommes adaptés à cette vie-là. Nous étions parti pour tourner un mois, mais nous nous sommes rendu compte à quel point c’était un privilège de vivre dans un endroit comme ça et nous nous y sommes installés pendant sept ans au final. Nous ne savions même pas si nous allions en faire un film, nous voulions avant tout apprendre à vivre aux côtés de ces pêcheurs, partager leur labeur au quotidien sans pour autant interférer avec leur façon de vivre. Nous avons voulu relater ce mode de vie avec la plus grande simplicité possible.

 

Dans le film, vous créez une sorte de parabole politique autour du fait que les Açores ont toujours été une terre d’accueil. Le film trouve une nouvelle résonance avec la crise des migrants…

Vous savez, nous sommes restés trois ans à Sao Miguel, puis pendant quatre ans à Santa Maria, à l’écart de tout. Santa Maria, c’est l’île la plus au sud, la première île à avoir été découverte au XVe siècle avant d’être quasiment abandonnée. Pas plus de cinq mille personnes y vivent et elles sont autosuffisantes. Nous avons noués des rapports très proches avec certains de ses habitants, bien qu’on puisse y rester un an sans jamais croiser personne. C’est un endroit vraiment très isolé où l’on vit en complète harmonie avec la nature. Ça fait partie sans doute des rares endroits dans le monde, de par leur isolement, où l’on trouve encore cette nostalgie d’un monde qui n’est pas complètement gâché. Nous sommes entrés en relation avec un botaniste français spécialiste des plantes comestibles, pour lui demander conseil sur la végétation locale. Il est connu en France car il est conseiller gastronomique des plus grands restaurants. Il est venu nous rendre visite deux semaines aux Açores et ça l’a rendu dingue ! Il nous disait qu’on pourrait y survivre sans avoir besoin de planter quoi que ce soit, car on y trouve suffisamment de plantes comestibles pour se nourrir, comme par exemple les épinards sauvages qui poussent aux abords des plages.

 

Vous montrez ces îles comme une forme d’utopie réalisée, jusqu’à la paye des pêcheurs, répartie équitablement entre eux à la fin de chaque journée de travail. Un système en opposition totale avec la pêche industrielle.

Cette scène de distribution des salaires de la main à la main par leur patron, c’est la dernière que nous avons réalisée avec eux. C’est la seule qu’il nous a fallu préparer en amont. Ils étaient un peu réticents pour qu’on la tourne, car pour eux ça relève du privé, de l’intime. Cette façon de répartir ainsi le salaire au jour le jour perdure encore là-bas, bien que ça aille à contre-courant de la vie moderne. Pour eux, c’est presque quelque chose de honteux.


Propos recueillis par Julien Bécourt, mars 2016