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Les tâches d’Anna Halprin

Les tâches d’Anna Halprin
Jacqueline Caux a réalisé de nombreuses émissions de recherche pour France Culture, collaboré à Art Press, publié des livres d’entretiens avec des plasticiens et des musiciens, réalisé des courts métrages expérimentaux et des documentaires sur la musique. Sur la chorégraphe américaine Anna Halprin, elle a consacré deux films, une exposition et un livre. Entretien à propos de Who says I have to dance in a theater....

Quel itinéraire vous a conduit à la réalisation de films ?

Je me passionne pour la musique depuis l’âge de 12 ans, depuis qu’un professeur qui enseignait les maths et la musique m’a fait écouter La Nuit transfigurée de Schoenberg. Plus tard, je me suis intéressée au free jazz avec Ornette Coleman. J’ai dû travailler très tôt pour gagner ma vie. A 18 ans, je suis partie à Ibiza. C’est là que j’ai rencontré Daniel Caux, et pendant quarante ans, nous ne nous sommes plus quittés. Au début de l’Atelier de création radiophonique de Radio France, j’ai collaboré avec lui. Tout en continuant à partager beaucoup d’émotions musicales avec Daniel, j’ai voulu reprendre des études, et je me suis orientée vers la psychanalyse. En même temps, je m'intéressais à l'image, à la photo, je faisais aussi des sortes de sculptures-tableaux dans des petites boîtes. J'ai commencé par des courts métrages, puis j'ai fait des films qui ont été présentés au festival des Films de femmes. Je n'ai eu aucune formation, si ce n'est mon expérience avec Daniel, et plus tard sans lui, à l'Atelier de création radiophonique, qui a été l’école où j’ai appris à construire des documentaires. Avec Louise Bourgeois par exemple, j’ai enregistré des sons dans son atelier : frotter le marbre, bouger les sculptures en bois... La radio me donnait le sentiment de faire des films sonores, un espace de liberté qui faisait appel à l'imaginaire de l’auditeur. Maintenant, je fais des films sur des artistes dont les œuvres sont en résonance avec ma vie, ou mon inconscient, ou mes préoccupations.

 

Comment sont nés les films que vous avez consacrés à la chorégraphe Anna

Halprin ?

Il y a trente ans, les compositeurs John Cage et La Monte Young m’avaient conseillé d’aller voir cette danseuse extraordinaire travaillant avec les gestes du quotidien. Elle n’était jamais venue en France, et il n'y avait pas grand chose sur elle dans les livres sur la danse, si ce n'est en référence aux grandes danseuses Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown, les fondatrices de la Judson Church qui furent ses élèves. Elle avait rencontré John Cage et Merce Cunningham à New York en 1942, et La Monte Young et Terry Riley chez elle, à Kentfield en Californie, en 1959. La Monte et Terry étaient alors âgés de 23 ans, et elle les a immédiatement nommés co-directeurs musicaux de son groupe. La Monte explorait les sons par frictions – canettes de bière frottées contre les vitres, portes cognées, objets poussés sur le sol – pour faire surgir les harmoniques. Terry a très vite commencé une pièce pré-répétitive, Mescaline Mix, à partir de boucles de bandes magnétiques sur lesquelles il enregistrait la voix de certains des danseurs d’Anna Halprin.

Je suis donc venue la voir en 2003, avec en tête ce que John Cage et La Monte m’avaient dit au sujet de son travail. Mais je n'ai trouvé chez elle ni le principe d’indétermination cher à John Cage, ni le minimalisme... j’ai trouvé le Bauhaus ! En 1937, chassés par les nazis, les artistes du Bauhaus s’étaient installés à Chicago, où ils avaient fondé le New Bauhaus. En 1939, déjà danseuse, c’est là qu’Anna rencontre Lawrence Halprin, qui va devenir architecte paysagiste et qu’elle épousera en 1940. Avec lui, elle fréquente Gropius, Kandinsky, Moholy-Nagy, et découvre le mélange des arts et le travail collectif. Le Bauhaus a été sa principale source d’inspiration.

Avant de la rencontrer, je me suis arrêtée trois jours à San Francisco pour consulter les archives où elle avait déposé beaucoup de ses œuvres. Elle avait travaillé à Rome avec le compositeur Luciano Berio et la chanteuse Cathy Berberian ; en 1963, elle avait créé cette pièce magnifique Espozisione, où elle commence déjà à travailler sur la verticalité. Elle avait acheté un grand filet servant à embarquer les voitures sur les cargos dans le port de San Francisco. Les danseurs avaient commencé à expérimenter avec ce filet suspendu aux arbres, chez elle, près de son plateau de danse en plein air. A Rome et à Venise, elle l'a accroché dans le théâtre, à des arbres qu’elle avait fait venir de Californie. Pendant que certains danseurs y menaient les Tâches qu’elle avait définies, d’autres descendaient des balcons avec des cordes...

Après avoir approfondi ma connaissance de son travail et tourné beaucoup d'entretiens avec elle, je suis rentrée à Paris, je suis allée voir le festival d'Automne et l’ai fait inviter ; c’était en 2004, elle allait avoir 84 ans et n'était jamais venue à Paris. A la Cinémathèque de la danse, j'ai présenté mon premier film sur elle, Out of Bounderies - Hors Limites – un clin d'œil à Daniel qui avait présenté une exposition à Beaubourg intitulée Hors Limites, avec La Monte Young. Et Thierry Raspail, directeur du musée d'Art contemporain de Lyon, m'a appelée le lendemain en me proposant de faire une exposition sur Anna Halprin.

 

En quoi consiste une exposition consacrée à une chorégraphe ?

C'était la première fois qu'un musée d'art contemporain proposait une exposition sur la danse. Je savais ce dont je pouvais disposer : des films, des photos, des partitions splendides, très plastiques, colorées, très variées, parfois immenses, qui indiquent le ton, le lieu, la durée, le nombre de participants. Ces partitions sont semi-ouvertes, semi-fermées, car Anna dit toujours quoi faire, mais pas comment le faire. Les unes ont été réalisées par Larry [Lawrence, son mari], d'autres par les communautés avec lesquelles Anna a travaillé. Certaines ont été publiées dans mon livre, qui est devenu le catalogue de l'exposition. Je voulais aussi des petites cellules musicales qui montreraient le rôle capital des musiciens avec qui elle avait été liée et se retrouvait sur le même terrain de recherche ; ceux qui, comme elle, essayaient de casser tout ce qui s'était fait auparavant afin de définir un nouveau vocabulaire à partir des gestes du quotidien. Comme elle le dit elle-même, elle est tombée de l'arbre de la danse en se mettant à danser avec des talons hauts, des vêtements du quotidien, dans la rue, sur les plages... Elle a reçu les mêmes critiques que John Cage, La Monte Young et Terry Riley ; ils ont formé une communauté solidaire. Elle a également été proche d'une importante musicienne, Pauline Oliveros, très investie dans la musique électronique expérimentale, qui a participé avec Ramon Sender et Morton Subotnick, en 1963, à la création du san Francisco Tape Music Center, où beaucoup de musiciens européens, comme Luciano Berio, sont venus travailler.

En 2005, j’ai rendu visite à Anna et Larry pour leur présenter la scénographie de mon exposition. Il y avait un petit passage étroit, entre deux parties de son travail, où je présentais la vidéo de la danse qu’elle a réalisée contre son cancer. Après avoir été atteinte d'un cancer en 1972, avec une récidive en 1975, elle a décidé de ne plus travailler qu'avec des malades atteints du cancer, et plus tard – dans les années 1980 – du sida. Son intérêt majeur consiste à mettre la créativité au service de la vie et non l'inverse. Ce qu'elle a vécu avec la maladie a changé le sens de son travail.

 

Qu'est-ce qui vous paraît le mieux définir Anna Halprin ?

C'est une fédératrice qui réussit à gérer les egos pour créer quelque chose en commun avec aisance, humour, charme et beaucoup de force aussi. Elle développe une philosophie de l'inclusion. Elle inclut les gestes du quotidien, l'architecture, la musique, les autres ethnies, le public, les personnes âgées, la maladie, le vieillissement, la mort, l'autobiographie... elle n'exclut rien. Anna Halprin fait partie de ces êtres qui, par ce qu’ils font, vous donnent des leçons de vie. Il suffit de la voir avec des malades qui savent qu'il leur reste peu de temps à vivre et qui viennent travailler tous les jours avec elle, alors que leur corps est en train de les lâcher... Elle parvient à leur faire encore ressentir des sensations de plaisir, c’est très puissant.

 

 

D’un côté la danse qui brise les corps avec une discipline de fer, de l'autre celle qui consiste à désapprendre ce que l'on sait pour retrouver l'origine du mouvement...

Anna Halprin rejette totalement cette école qui martyrise les corps, comme chez Merce Cunningham, par exemple. Elle vient de l'école de Denishawn, qui est beaucoup moins violente. Elle a toujours refusé de travailler avec Martha Graham, avec qui elle entretenait pourtant de bons rapports et qui l'a parfois aidée. Pour elle, ces chorégraphes fabriquent des clones d'eux-mêmes ; alors qu’Anna cherche à développer les particularités qui sont propres à chacun. Les danseuses qui ont travaillé avec elle, Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown ou Meredith Monk, ont chacune développé un langage très personnel. Elle ne cherche pas à construire un groupe cohérent, mais à faire surgir le maximum de potentialités.
Elle a toujours été en relation avec son autobiographie et avec celle des autres. Elle a travaillé avec des enfants quand ses filles étaient petites, parce qu'elle les regardait jouer, bouger. Maintenant, comme elle le dit : "Je ne suis plus rock'n roll, je suis rocking chair !" Donc elle fait une danse intitulée Rocking Chair, avec des personnes âgées. Qu'est-ce qu'on fait avec des déambulateurs, des béquilles, quand on a encore quelque chose à dire ? On va travailler ensemble et dire ce qu'on souhaite léguer derrière soi avant de mourir. Elle a réalisé cette danse autour d'un lac près de San Francisco, au moment du départ des oies sauvages pour leur grande migration, avec cinquante-deux personnes âgées de 85 à 100 ans et autant de rocking chairs ! Larry est décédé en 2010, à l’âge de 93 ans. Son dernier travail, un très beau théâtre de verdure dans un parc de San Francisco, a été inauguré par Anna. En 2009, lors du tournage de mon film Les Couleurs du prisme – mon hommage à Daniel [Daniel Caux est décédé en 2008], – j'ai rencontré Terry Riley à San Francisco et j'ai revu Anna. C'était un jour de pluie de février. A 89 ans, elle préparait l'inauguration de ce théâtre, sous la pluie, radieuse, avec ses danseurs. Et après, elle m'a invitée à dîner chez elle, et c'est encore elle qui a préparé le repas !

 

En quoi réside la force de cette "non-danse" qu’on a appelé la post modern

dance ?

C’est le rapport à la nature, au corps libéré. Margaret H'Doubler, son professeur d'anatomie et de biologie au Bennington College où elle a fait ses études, a été très importante pour Anna ; elle visualise toujours les articulations du corps dans son travail. Cette danse qui paraît être de la non-danse, est en fait extrêmement exigeante, beaucoup plus qu'une danse qui va surtout impressionner par la difficulté d'exécution. C'est quelque chose de très difficile à communiquer, qui ne fonctionne avec les personnes que sur une longue durée de travail. Avec Simone Forti, Yvonne Rainer, Trisha Brown, elle a travaillé au quotidien pendant des années. Il leur suffisait ensuite de monter sur scène pour être immédiatement capables d'improviser et d’interréagir. Pour Anna, le travail se confond avec la vie, sinon il s'agit seulement d'interprétation et ça ne l’intéresse pas. J’ai vu cette danse magnifique, Parades & Changes, avec le papier que les danseurs propulsent en l’air comme une espèce de volcan, une sculpture entourant les corps nus. Si ça n’est pas réellement incarné par les danseurs, ça perd tout son sens et ça peut même devenir ridicule. C'est extrêmement fragile ! Je comprends la réticence d’Anna face à ceux qui veulent réinterpréter son travail.

 

Est-ce que vous faites une différence entre culture “sérieuse” et culture

“populaire” ?

Ce sont des univers que j’approche de façons différentes et qui ne répondent pas aux mêmes besoins. J’ai découvert en même temps Ornette Coleman et Schoenberg. Dans la Techno, il y a une forme d’énergie vitale qui complète ce que m’apportent les autres musiques que j’aime et qui s’adressent à la réflexion. Dans le jazz, les musiques arabes – que Daniel et moi avons aussi beaucoup fréquentées, – dans la musique indienne ou dans la musique Techno, il y a une intelligence musicale qui s’adresse au plaisir. Et comme le dit Daniel, je crois qu’on y a droit. De même dans la danse, j’ai beaucoup aimé Pina Bausch ou William Forsythe, même s’ils utilisent l’esthétique du ballet. Il ne faut pas comparer les vocabulaires. En littérature, Proust ou Céline restent des écritures somptueuses, mais j’aime bien parfois lire des romans policiers.

Je commence l’écriture d’un livre sur le minimalisme et sur La Monte Young, qui portera aussi la signature de Daniel, en faisant attention de ne pas m’enfermer dans cette époque. C’est important pour moi de rencontrer aussi des jeunes artistes qui n’ont ni le même regard, ni les mêmes préoccupations.

 

Comment produisez-vous vos films ?

Je suis très critique vis-à-vis de la télévision française et notamment d’Arte. Un de mes amis a réalisé pour Arte un film sur Phil Glass et un autre sur Steve Reich. Mais si je propose mon film dans lequel il y a Steve Reich, Phil Glass, Terry Riley, Meredith Monk, etc., on me répond : c’est trop pointu ! Ceux qui réussissent à vendre leurs films à Arte sont dans un réseau d’amitiés dont je ne fais pas partie. Mais je réalise des films avec des gens qui ont atteint un certain niveau de reconnaissance internationale, et comme ce sont des amis, ils m’aident, ils me donnent leur musique, leurs archives… De même les musiciens Techno, ils savent que nous les avons défendus depuis le début avec Daniel. Je leur avais promis de revenir à Detroit pour faire une tournée des écoles avec mon film The Cycles of the Mental Machine, tourné là-bas. Donc l’année dernière, je suis retournée à Detroit, sans caméra, pour leur rendre un peu de ce qu’ils m’avaient donné. Ce sont des personnages merveilleux,  qui s’investissent dans cette ville en ruines en s’occupant d’enfants des rues… Mike Banks d’Underground Resistance, par exemple, les forme au baseball pour qu’ils puissent entrer à l’université ; d’autres leur font faire de la musique, leur donnent des cours de photo ; ils leur apprennent à vivre ensemble sans se taper dessus ! Là encore, ça va au-delà de l’art. Certes ils jouent dans des clubs, mais ils passent aussi beaucoup de temps à travailler dans leurs studios. D’un côté faire danser les gens, de l’autre, la recherche.

Je bénéficie du soutien de gens qui aiment mon travail ; la Sacem m’accorde parfois des bourses, et comme mes films sont souvent présentés dans des musées, Beaubourg m’aide en post-production, ce qui représente parfois la moitié du budget d’un film. Mes films sont aussi présentés dans de nombreux festivals internationaux – où ils sont souvent primés ; j’ai quelques achats par des chaînes de télévisions étrangères ; je les édite aussi en DVD. Je réinvestis tout l’argent dans la prochaine production. Pour le film hommage à Daniel, j’ai fait un emprunt bancaire. Le film dure une heure et demie, avec des tournages à New York, en Californie, en Angleterre, en Allemagne. Mais il est déjà presque remboursé ! J’arrive à fonctionner en restant indépendante. Et puis je fais tout toute seule et je m’occupe beaucoup de mes films après qu’ils sont terminés, ce qui fait qu’ils ont une longue vie.

 

Propos recueillis par Anaïs Prosaïc, juillet 2011.

 

A voir

jacquelinecaux.com

annahalprin.org