Nabila et Habiba
Ma première rencontre avec Habiba Djahnine remonte à 2003, année de l'Algérie en France. On est en mai à Paris, il fait beau. L'équipe de l'Espace Jemmapes clôture sa saison aux couleurs algériennes par un pique-nique sur les bords du canal où se mêlent joyeusement artistes, spectateurs et habitants du quartier. Du brouhaha ambiant et des conversations s'élève soudain un rire clair, sonore et communicatif : celui de Habiba. Un rire qui me guide jusqu'à sa table pour une discussion qui durera plus d'une heure. Au fil de celle-ci, s'esquisse alors devant moi l'image d'une jeune femme à la fois forte, volontaire et résolue, avec l'Algérie chevillée au corps. Mais pas n'importe quelle Algérie. Celle des démocrates, celle des militants et militantes pour une vie meilleure, contre la répression, la misogynie et l'obscurantisme, pour la reconnaissance des cultures de ce pays et la culture dans ce pays. Au terme de notre échange, elle m'invite aux premières Rencontres cinématographiques de Bejaïa – auxquelles j'assisterai quelques jours plus tard 1 – et m'offre son ouvrage Outre-Mort, publié aux éditions El Ghazali à Alger. Les Rencontres et la publication de son livre, ses deux projets de l’année 2003, son année de l’Algérie à elle ! De la lecture de son recueil de poésie aux articles d'elle ou sur elle, des Rencontres de Bejaïa aux discussions avec des amis communs, son portrait s'affine, son histoire familiale se déroule, son parcours professionnel et militant se dessine, en lien ou en parallèle avec celui de sa sœur, Nabila, son aînée, son alter ego. En vrac et dans le désordre Tizi-Alger-Constantine-Bejaïa, quelques bribes de leur parcours commun : création d'un ciné-club, premières expériences politiques, syndicales et féministes, émeutes d'octobre 1988, manifestations pour la reconnaissance de la langue et de la culture berbères, abrogation du code de la famille en 1989… Dans le même temps, les événements se précipitent, la menace islamiste se précise, Tahar Djaout, écrivain et journaliste, est assassiné en 1993. Très affectée, Habiba prend le chemin du Sud algérien pour se ressourcer, jusqu'au moment où Nabila la persuade de rentrer à Tizi pour organiser un festival : Images et imaginaires de femmes dans le cinéma algérien. Ce sera leur dernier projet ensemble. Après avoir échappé à deux tentatives d'assassinat, Nabila tombe sous les balles des terroristes le 15 février 1995 ; elle avait 29 ans. Un an plus tôt, elle faisait part, dans une lettre à Habiba, de son désarroi et de son impuissance face à la montée de la violence, de la répression, de la folie meurtrière qui s'emparait du pays.
Il aura fallu dix ans après ce crime odieux pour que Habiba soit en mesure de réagir, en mots et en images avec Lettre à ma sœur, non seulement au meurtre de Nabila, mais au deuil de toutes les familles meurtries, abandonnées, seules face à l’assassinat d'un fils, d'un mari, d'un frère ou d'une sœur, d'un ami. Et si les chiffres officiels annoncent au moins 200 000 morts durant cette guerre qui ne veut pas dire son nom, c'est compter sans les victimes blessées à vie. Tout comme la famille Djahnine, qui, à elle seule, n'a pas seulement subi la perte d'une fille, mais aussi celle des parents, morts de chagrin l'un après l'autre, avant que l'un des frères ne se suicide et que d'autres ne s'exilent. Ce qui fait dire à Habiba, lors d'une interview : “Je voulais que l'on arrête de parler de cette guerre civile comme d'une tragédie collective alors que chacun d'entre nous l'a vécue à sa manière. Lettre à ma sœur parle des circonstances de l'assassinat de Nabila, des gens qui l'ont connue et qui, après, se sont retrouvés complètement isolés parce que cette disparition a produit de la terreur. Ce qui m'intéressait, c'était de savoir comment on survit après, de montrer comment le fascisme, et pas seulement celui des islamistes, s'immisce dans le quotidien. Aujourd'hui, on a besoin en Algérie de se regarder en face, de comprendre qui nous sommes, quel est notre devenir, de produire des images nous-mêmes, sur nous-mêmes, après avoir été bombardés durant des années par celles des autres.”
Ni hommage, ni glorification posthumes, ce documentaire est avant tout un regard singulier porté sur la société algérienne, une manière de rendre compte d'un pan douloureux d'histoire, avec une œuvre personnelle et intime, un point de vue et une écriture. En ce sens, il s'inscrit dans la mouvance de précurseurs du documentaire de création, tels Azzedine Meddour, réalisateur entre autres de Combien je vous aime (1985), et Assia Djebar, écrivain et première réalisatrice dans un cinéma algérien de l'après-Indépendance qui se décline exclusivement au masculin, avec La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978). Depuis, d'autres femmes ont pris la caméra, encore trop peu. Parmi elles, Habiba Djahnine.
Sadia Saïghi, décembre 2010.
1 Compte-rendu de ces premières Rencontres par Sadia Saïghi dans Images de la culture n°17, nov. 2003, Cinéma algérien : état des lieux.