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Nuit et Brouillard, le passage à l’art

Nuit et Brouillard, le passage à l’art
Dans Face aux fantômes, Sylvie Lindeperg, aidée en cela par Jean-Louis Comolli, revient sur l’ouvrage qu’elle a consacré au film Nuit et Brouillard d’Alain Resnais (1956). La mise en scène, sobre dans un studio de travail, permet à l’historienne de déployait son analyse de l’œuvre, extraits du film et documents photographiques à l’appui.

En 2007, Sylvie Lindeperg publiait Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire (éd. Odile Jacob). L’œuvre d’Alain Resnais y était longuement regardée à travers les influences qui avaient pesé sur sa réalisation en 1955 – entre enjeux d’histoire, de mémoire et d’art – pour être ensuite déplacée dans l’espace et le temps de sa réception, dans la perspective de faire une “micro histoire en mouvement”. L’ouvrage, remarquable de rigueur et d’invention, était placé sous le signe “d’une histoire des regards jouant des variations d’échelles et des changements de focales” et la recherche de la résolution de “l’énigme du film” en fournissait le ressort dramaturgique. La démarche profondément cinétique de l’historienne n’aura donc pas échappé à Gérald Collas, producteur à l’INA, qui proposa à Jean-Louis Comolli d’en faire un film.

Face aux fantômes s’ouvre par le lent filmage d’un rail de travelling, les mains de Jean-Louis Comolli feuilletant le livre et la voix de Sylvie Lindeperg qui expose : “Le retour des déportés en France au printemps 1945 est un moment qui va fixer très durablement l’imaginaire, et cet événement va être perçu à travers une série de filtres.” En quelques secondes, l’essentiel du projet est ramassé. D’un côté, la référence par synecdoque à la destruction de masse des juifs d’Europe et à la marque stylistique de Nuit et Brouillard, de l’autre, la fabrique d’un nouveau film fait de paroles vives. Là où les travellings de Resnais débouchaient sur le présent douloureusement victorieux d’un décor naturel – le bleu du ciel, le vert des herbes folles et l’ocre pimpant des baraques de Bergen Belsen, – Comolli entraîne une chercheuse dans les studios fermés de l’INA. Métal de la table de montage, défilement d’une bande magnétique sur Nagra, bleu-roi des moniteurs vidéo, soufflerie envahissante d’un rétroprojecteur, circuit sinueux des câbles et des prises, brillance excessive de l’éclairage artificiel, les artefacts du cinéma sont à disposition, qui permettent autant de filmer Sylvie Lindeperg “en action” comme l’a voulu Jean-Louis Comolli que de laisser celle-ci actionner le film.

 

investir “l’angle aveugle”

L’historienne a pris avec elle quelques pièces d’archives, boîte à outils de circonstance : photographies, livre de témoignage, enregistrements radiophoniques, dossier de censure, coupures de presse, etc. Il y a Nuit et Brouillard bien sûr, mais aussi Les Camps de la mort, réalisation des correspondants de guerre alliés largement diffusée par les Actualités françaises en 1945 et qui, par ses procédés d’accumulation, de preuves par l’image, de mise en accusation de l’Allemagne dans son entier, servit d’antithèse à Alain Resnais : lui choisit au contraire de rendre perceptible l’impuissance des archives à appréhender l’événement. Il y a également Westerbork, images du “Drancy hollandais” dont la découverte changea la physionomie de Nuit et Brouillard. L’équipe du film ne savait pas, comme l’historienne l’a établi aujourd’hui, que ces scènes de déportés s’installant de manière bien trop paisible dans des trains à bestiaux avaient été orchestrées par les nazis en 1944 à des fins de propagande. Sylvie Lindeperg repère toutefois que Resnais fit des choix de monteur très forts 1 qui ont pour effet d’“inquiéter” cette séquence de Westerbork, comme si le cinéaste avait eu l’intuition qu’il fallait “lever l’énigme” de cette archive et la “conserver”.

En faisant jouer pour nous l’écart et le rapprochement entre les images sources et le montage de Nuit et Brouillard, la chercheuse nous offre donc une prise directe sur ce qui, dans l’œuvre de 1955, s’ouvrit à “cet événement autre qu’est l’extermination des juifs et des tsiganes, qui ne faisait pas l’objet de la commande initiale”. En effet, lorsque le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale se tourna vers Anatole Dauman pour produire le volet filmé de l’exposition Résistance, Libération, Déportation, 1940-1945, la figure du déporté patriote-résistant, forgée au printemps 1945, restait hégémonique et le destin singulier et tragique des juifs déportés pour être exterminés était encore douloureusement tu. Face aux fantômes prolonge ainsi en différents endroits – par le cinéma, soit avec les outils utilisés par Resnais – la réflexion portée par Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire : comment, dans le glacis d’un contexte 2, un film enregistre-t-il l’apparition d’une “intuition” déterminante pour l’écriture de l’histoire ? L’intuition que les centres de mises à mort des juifs d’Europe forment un “angle aveugle” à investir, et que le discours et les images du système concentrationnaire allemand font “brouillage”.

 

l’histoire par l’image et le son

Jusque dans les années 1980, les historiens travaillaient à partir du commentaire des films comme s’il n’y avait pas d’images, rappelle Annette Wieviorka (auteur du pionnier Déportation et Génocide. Entre la mémoire et l’oubli 3), alors que dans le livre de Sylvie Lindeperg les images sont regardées pour elles-mêmes (elles s’ouvrent à “l’énigme”) et en regard du commentaire (il suit les seules étapes du système concentrationnaire). L’expérience personnelle de Jean Cayrol (résistant déporté à Mauthausen) et la vocation qu’il assignait au film (interpeller les spectateurs sur leur propre présent, la Guerre d’Algérie) irriguèrent l’écriture de son grand poème, si bien que l’apparition, confuse dans le scénario de juillet 1945, d’une référence à la “Solution finale” ne fut pas retenue. Dans la version allemande traduite par Paul Celan, des modifications, d’apparence légères, introduisirent en revanche un déplacement de sens capital vers la question de la persécution raciale. Roumain d’origine juive, dont les parents moururent en camps, cet autre poète fournit lui une traduction marquée par les événements mêmes qui ont produit les images de Nuit et Brouillard. Ce texte semblait alors émaner du film et de sa quête alors qu’il avait été composé après montage.

 

 

En montrant deux extraits de la version allemande du film, Sylvie Lindeperg ne s’inscrit certes pas dans un courant qui poussa à “hurler contre” Nuit et Brouillard en tant que film nocif à la perception de la Shoah, après qu’il fut “annexé à l’Holocauste” à sa sortie. Elle se montre au contraire attentive à la manière dont deux poètes purent regarder de manière différente un même agencement d’images. Et ménage un accès à l’écoute de ces différences, que nous recevions de manière diffractée et donc comme atténuée, dans l’ouvrage : Face aux fantômes place en effet le spectateur de plain-pied avec la matière découverte, quand dans Un Film dans l’histoire – en toute logique – le lecteur suivait le récit de ce que seule l’historienne avait pu voir et entendre au cours de ses recherches.

 

montage au cœur des portraits

Les studios de l’INA sont, dans Face aux fantômes, le théâtre de mises en scène : espace de reconstruction des thèses fortes du livre, d’une part, et mise en situation de l’historienne, d’autre part, pour permettre d’approcher son travail, dans l’ici et maintenant, comme un geste de création 4. Face à un livre très dense, les quatre-vingt-quinze minutes du film de Jean-Louis Comolli et Sylvie Lindeperg prélèvent quelques exemples qui retracent les influences complexes qui ont conduit à la réalisation du film de Resnais et ont pesé sur son destin, de l’exposition Résistance, Libération, Déportation, 1940-1945 (conçue en novembre 1944 par Henri Michel et Olga Wormser-Migot), à la construction d’un regard cinéphile dans les dernières années 1990. Ils s’arrêtent sur quelques étapes clés qui rendent compte de la fonction de Nuit et Brouillard comme “lieu de mémoire portatif” : “l’affaire du gendarme” (le cliché interdit par la censure française en 1954 portait l’ancienne autorisation de la Propaganda Staffel !) ou l’imbroglio diplomatique du festival de Cannes de 1956. Face aux fantômes donne également du relief à un des axes majeurs du travail de Sylvie Lindeperg : le portrait d’Olga Wormser-Migot, conseillère historique du film de Resnais, en tant que cœur de l’ouvrage. Celle-ci fit l’épreuve de “la question de l’émotion” dans la constitution du savoir et de la solitude de “ceux qui font à un moment œuvre pionnière”, et permet de comprendre la singularité du métier d’historienne dès lors qu’elle a affaire à des images et à des œuvres d’art. Il est question de visions essentielles : celle de Bergen Belsen, qu’Olga visite en mai 1945, et celle de la photo d’Himmler à Auschwitz en juillet 1942, trouvée par Resnais, qui provoquent chez elle un “trouble” dont elle se sert pour poursuivre son travail 5. Contrairement à Henri Michel qui dut souffrir – suppose Comolli – d’être dépossédé par Nuit et Brouillard de l’œuvre qu’il avait mise en route, Olga Wormser-Migot éprouva “dans le dévoilement de ce qu’est l’art”, une véritable “révélation” qui lui permit de comprendre que le passage par l’art était “puissance de vérité” et que Nuit et Brouillard représentait un pivot décisif dans sa recherche. Alors seule à l’écran, sans Jean-Louis Comolli ou Annette Wieviorka avec qui dialoguer, Sylvie Lindeperg regarde les photos d’Olga, se souvient de la lecture de son journal intime et semble dialoguer avec elle comme le faisait Michelet, “pour que les morts retournent moins tristes dans leur tombeau”.

Face aux fantômes, en mettant une historienne en situation d’actionner les outils de son métier pour les (re)mettre au travail, en ménageant au passage de nouvelles directions de regards telle cette séquence éblouissante d’inattendu et d’acuité lorsque Sylvie Lindeperg lit les bouleversantes Lettres de Westerbork d’Etty Hillesum (objet d’une brève mention dans le livre), est sans aucun doute un film signé à quatre mains. Il ne saurait toutefois échapper au spectateur que si Sylvie Lindeperg rend hommage au travail – à l’œuvre – de celles (Etty Hillesum, Olga Wormser-Migot, Annette Wierviorka) que d’aucuns n’attendaient pas dans cette histoire du film de Resnais, Jean-Louis Comolli aura lui monté le portrait de Sylvie Lindeperg au cœur de ce film : à elle seule revient de donner à entendre ce qui du dehors, du vivant, peut se matérialiser dans une voix qui prend le risque d’aller à la rencontre des fantômes.

 

Frédérique Berthet, décembre 2010.

 

 

1 Exemples : suspension du commentaire, retrait des scènes trop riantes, ajout d’une “greffe” d’archives trouvées à Varsovie, etc.

2 Déportés, réfugiés et prisonniers unifiés dans la figure des “absents”.

3 Ed. Hachette, Pluriel, Paris, 2003.

4 Une approche par le cinéma d’un film de cinéma.

5 Le Système concentrationnaire nazi, PUF, 1968.