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Offrande

Offrande
Film de fin d’études à l’ENSAD (Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris), remarqué au Festival international du film ethnographique Jean Rouch 2012, Adak installe le spectateur dans un abattoir d’Istanbul pour l’abattage rituel du mouton. Entretien avec sa réalisatrice, Amandine Faynot.

Pourquoi cet intérêt pour l’offrande rituelle musulmane ?

Mon mémoire de fin d’études, dirigé par l’artiste cinéaste Clarisse Hahn, portait sur la façon de filmer la violence dans le cinéma documentaire. C’est un premier tournage que j’ai réalisé sur la chasse qui m’a conduite à l’adak (qui signifie vœu ou offrande), une autre forme de violence tolérée, légitime, autorisée. Et l’adak est bel et bien une violence parce qu’il s’agit d’une force brutale imposée par un être vivant à un autre. Pour les musulmans, comme pour les chrétiens, un mouton est substitué au fils qu’Ibrahim/Abraham s’apprêtait à sacrifier. Et dans la tradition musulmane, on sacrifie le mouton qu’on a élevé. Je voulais me pencher sur le rôle cathartique du geste : la mise à mort collective de la victime de substitution permet peut-être au groupe d'échapper à sa violence interne en se réconciliant. La désignation de cette victime reconstitue l'unité du groupe, la crise est évacuée. Pour schématiser, cela m’intéressait de voir comment le sacrifice du mouton pouvait éviter de s’en prendre à son voisin ! La question qui en découle est celle du rôle civilisateur du rite et du sacrifice, à laquelle je n’ai pas vraiment trouvé de réponse... En revanche, j’ai trouvé dans ce rituel une sorte de mise en scène de tragédie grecque, avec les “spectateurs” assis confortablement, même s’il s’agit d’un lieu de passage, et l’effet cathartique de purgation des forces violentes contenues dans chacun : il s’agit en quelque sorte de soigner le mal par le mal.

 

Qu’est-ce qui vous a amenée sur les rives du Bosphore ?

J’ai choisi la Turquie car c’est un pays laïc mais majoritairement musulman, à la charnière entre Orient et Occident. On y allie le côté traditionnel de la pratique à des restes de religion chamanique. C’est ce que l’on observe dans le geste du père qui oint du sang de l’agneau sacrifié les pneus et la plaque d’immatriculation de son véhicule, puis appose un point de sang sur son front et sur celui de son fils. J’ai tourné dans divers endroits, notamment dans l’Est de la Turquie, à Diyarbakir, la capitale du Kurdistan turc. J’étais partie avec en tête l’image du sacrifice sur la montagne… une idée qu’il a fallu abandonner. Un ami m’a conseillé Eyüp, un quartier d’Istanbul situé au bout de la Corne d’Or, au pied du cimetière Pierre Loti. Un lieu à la fois très touristique et vénéré par les musulmans [en raison de la mosquée Eyüp Sultan, l’une des premières à avoir été élevée après la prise de Constantinople, ndlr]. J’ai cantonné mon film au seul abattoir d’Eyüp pour en faire un huis clos. Donner le sentiment que je m’étais introduite dans ce lieu pour y rester, en dépit des allers-retours entre Paris et Istanbul dus au tournage.

 

On est un peu frustré, par moments, de n’avoir aucun guide pour comprendre la nature du geste, sa portée, pour ceux qui le commandent comme pour ceux qui l’exécutent…

C’est amusant, c’est exactement la question soulevée par les ethnologues qui assistaient à la présentation du film à Nanterre. Ils étaient frustrés par ce que je donnais à voir. Ils regrettaient que je n’aie donné la parole ni aux familles ni aux bouchers. Paradoxalement, mon film a reçu une mention au Festival Jean Rouch. Je suis d’ailleurs épatée par la variété des festivals qui programment mon film, comme s’il était à la croisée des chemins. Mais je ne suis pas ethnologue, et ce n’était pas mon projet de donner à entendre la parole des uns et des autres pour expliquer les choses. Je ne cherche pas à frustrer le spectateur mais à susciter en lui des questionnements face à cette mise en scène, et peut-être à le laisser faire sa propre expérience du sacrifice. Je voulais filmer l’acte lui-même, son aspect patriarcal et expiatoire. Comprendre cette transmission de père en fils qui exclut les femmes, du moment où elles sont menstruées jusqu’à leur ménopause. Les femmes ont bien un rôle à jouer mais beaucoup plus social : nettoyage, dépeçage, cuisine de la viande et partage avec les voisins. Bien sûr, cela a changé : elles assistent au rituel, elles vont parfois seules commander le sacrifice, comme on peut le voir dans le film. C’est parce que je m’intéressais à l’acte lui-même que l’on voit peu les familles et beaucoup les mandataires sacrificateurs. Je n’ai pas non plus parlé du devenir de la viande, mais c’était à dessein. Du reste, un panneau lumineux dans l’abattoir précise qu’elle sera donnée au profit d’associations caritatives.

 

Qu’est-ce que la nouvelle loi a modifié dans la pratique du rite ?

Depuis quelques années à Istanbul, pour des raisons d’hygiène, le sacrifice doit être réalisé dans un abattoir municipal. Au lieu d’un acte privé, pratiqué chez soi ou sur le seuil de sa maison, un rituel vécu dans l’intimité de la famille, c’est devenu un acte entièrement municipal et public. Il faut donc le vivre avec des inconnus. Et la structure dans laquelle il est pratiqué en accentue l’aspect impersonnel. “Ici c’est l’abattoir de la municipalité d’Istanbul. Tout est professionnel et hygiénique”, vante un boucher. Le sacrifice reste un acte violent, mais accompli dans une enceinte où la violence est enfermée, maîtrisée par l'encadrement municipal. Et il est observé au travers d’un filtre – la baie vitrée par laquelle les familles assistent à la cérémonie. Ceux qui passent commande le vivent pourtant très bien : ils sont concentrés sur le sacrifice qu’ils vivent très intensément, sans jamais porter leur regard sur les autres familles. Mais je répète que ce n’était pas mon propos de savoir si ce changement les dérangeait ! Je voulais rester focalisée sur l’acte lui-même.

 

Comment se déroule l’offrande ?

Les gens arrivent à l’abattoir, choisissent leur mouton dans un enclos. L’animal est marqué du numéro de la commande puis entravé et conduit à l’intérieur, dans une brouette. Les animaux ne sont pas sous sédatif, comme on peut le croire, mais ils se tiennent très tranquilles. On leur appose un bandeau sur les yeux (dans la tradition musulmane, il ne faut pas voir arriver sa mort). Le mandataire appelle par téléphone la famille installée de l’autre côté de la vitre, dans une sorte de salle d’attente qui surplombe le lieu du sacrifice. C’est d’ailleurs assez incongru : les gens sont dans des fauteuils confortables et les haut-parleurs diffusent une musique douce. Il leur demande s’ils veulent bien lui confier l’accomplissement de leur offrande, et après qu’ils aient accepté, il annonce qu’il va faire l’offrande selon la volonté de Dieu, puis chante une prière. Cela va très vite, quinze minutes tout au plus. Cet adak peut se faire tout au long de l’année et c’est à ces sacrifices occasionnels que j’ai consacré la première partie du film. Mais un mouton coûte le tiers voire la moitié du salaire moyen turc et tous les ménages ne peuvent se permettre cette dépense. Si leurs revenus sont toutefois suffisants, ils doivent procéder à ce sacrifice au moins une fois par an, au moment du Kurban Bayrami (ou Aïd-el-Kebir). On aperçoit d’ailleurs à un moment dix moutons au cou orné d’un nœud rouge : c’est l’offrande d’un homme aisé. 

 

 

La seconde partie du film est dédiée à cette grande fête annuelle, avec l’irruption des familles sur la scène même du sacrifice. Tous les codes s’évaporent au moment du Kurban Bayrami. Mais, ce sont toujours les mandataires qui accomplissent le rituel – à quelques exceptions près, comme cet homme que l’on voit caresser le mouton longuement et lui parler avant de le mettre à mort. Il ne savait pas s’y prendre, il coupait le cou du mouton comme il aurait scié du bois, mais il tenait à le faire lui-même car il savait que ça lui serait bénéfique.

 

Comment ressentir la spiritualité de l’acte dans un lieu si froid, si impersonnel, avec ces murs de carrelage blanc éclairés aux néons ?

Je ne crois pas que l’aspect du lieu empêche les familles de ressentir la spiritualité de l’acte : elles s’identifient au mammifère qui meurt sous le couteau du boucher. Les membres d’une famille se regroupent pour assister au sacrifice. C’est un processus de réconciliation. Certains sont bouleversés. Au montage, j’ai essayé de faire passer la nécessité, pour moi, d’oublier le caractère aseptisé de cette version moderne du sacrifice. Le lieu m’évoquait une maternité, un peep-show, et les couloirs me rappelaient aussi une salle d’exécution ou un camp d’extermination. Face à ce sacrifice “clinique”, j’ai eu besoin de m’identifier à un boucher en particulier, Tunçay, celui que l’on voit le plus souvent. Son visage familier m’a permis en quelque sorte d’avoir une vision incarnée de l’acte sacrificiel et de la mort. Cela m’était nécessaire. J’ai procédé à une gradation en montant les images : de l’extérieur de la scène – le boucher de dos, on n’aperçoit rien de la mise à mort sauf le sang qui coule – jusqu’à l’intérieur, dans la chair de l’animal égorgé – on entend un boucher me mettre en garde : “Le sang risque de gicler, ne le laisse pas te toucher.” Je voulais voir la violence mais ce n’était pas non plus une partie de plaisir. J’ai procédé à une mise en abîme entre celui qui regarde (le spectateur du film) et celui qui est regardé (la famille) : le spectateur peut se demander ce qu’il fait là quand les familles, bouleversées, quittent le champ de la caméra. Il fait preuve de la même curiosité que celles qui choisissent de rester et d’assister à la mise en scène du rite, parfois avec les mains devant les yeux tout en laissant des interstices entre les doigts pour voir malgré tout. Cela répond à une curiosité de voir la mort en direct. Est-ce malsain ? Je ne trouve pas pertinent de répondre à cette question.

 

Pourrait-on en dire autant des exécutions publiques, du processus cathartique que pouvait impliquer le fait d’aller voir en famille un homme se faire guillotiner ? 

A vrai dire je ne m’étais pas posé la question. Le sacrifice détourne la violence sur un innocent, le bouc émissaire, ici le mouton. La peine de mort exécutée en public nous plonge en revanche dans une autre dimension : c’est une peine prévue par une loi et qui consiste à exécuter une personne reconnue coupable. La cérémonie du sacrifice, où la mise à mort d’un animal domestique est interprétée selon des codes précis, permet de satisfaire métaphoriquement le désir de meurtre. En revanche, le spectacle de l’exécution publique inclut une notion de vengeance, de règlement de compte qui n’entre pas en jeu dans le sacrifice du mouton. “Voir le sang versé pendant le sacrifice permet à l’homme d’anéantir l’animosité qu’il porte en lui”, explique l’homme qui vient de sacrifier le mouton de sa main. “C’est pourquoi nous recommandons aux peuples occidentaux d’en faire autant. Qu’ils ne gardent pas ce sang en eux. La vue du sang enlève l’animosité qui est en nous.” Voici qui répond un peu à ma question sur le rôle cathartique du geste. Plus la société est mécanisée, plus son rapport à la mort se modifie, se dégrade. Il est important de voir la mort en direct, or ce n’est plus possible chez nous. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle mon documentaire est souvent présenté en parallèle avec celui de Manuela Frésil, Entrée du personnel, dans lequel la mise à mort est effectuée par des machines.

 

Comment vous êtes-vous intégrée, en tant que femme, dans cet univers exclusivement masculin des bouchers ?

Je me suis introduite comme un travailleur lambda : je venais le matin, je partais à la fin de la journée. J’ai commencé par me voiler, mais au bout d’une semaine je suis venue tête nue et ça n’a posé aucun problème. Personne n’a rechigné, pas même les familles auxquelles j’expliquais que je m’intéressais à ce processus cathartique.

 

Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ?

Je poursuis mes recherches sur la chasse au sanglier en Champagne-Ardenne et en Picardie. Un univers composé à 98,5% d’hommes, où j’ai, bien sûr, plus de mal à me faire accepter… Leur argumentaire se base sur la chasse aux nuisibles, sous couvert de régulation de la population. En réalité, les sangliers ne sont pas si nuisibles que ça mais cela permet aux chasseurs de justifier leur pratique. Là encore, il s’agit d’une mise en scène de la violence ; par les costumes – un peu comme dans Adak, où les bouchers sont vêtus de combinaisons bleu électrique et chaussés de bottes jaune poussin ; et par la gestuelle – le quadrillage tactique du territoire pour les battues. En août 2012, j’ai aussi fini un tournage sur les camps militaires à la frontière des deux Corées. J’ai passé deux mois en résidence artistique à la Fondation Samuso. Je me suis servie du prestige de cette institution pour m’introduire dans l’univers des camps militaires. Cela fait longtemps que je m’intéresse au service militaire obligatoire, parce que j’ai grandi après la disparition de cette institution en France. J’ai demandé trente jours de tournage, et finalement obtenu une autorisation pour quatre jours seulement. Je voulais filmer l’attente de cette guerre qui ne vient pas, comme dans Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati, ou Le Rivage des Syrtes, de Julien Gracq. C’est très loin de la chasse au sanglier ou du sacrifice du mouton mais il s’agit tout autant de mise en scène – qui est, cela dit, à deux doigts de déboucher sur une vraie guerre entre les deux Corées aujourd’hui.

 

Propos recueillis par Malika Maclouf, mars 2013.