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Paysages caduques

Paysages caduques
Présenté aux Etats généraux du film documentaire de Lussas en 2013, La Part du feu aborde le drame collectif de l’amiante en France par le prisme de l’histoire personnelle de son réalisateur. Paysages et lieux contaminés sont le décor de ce film coup-de-poing pour changer la peur en action. Entretien avec Emmanuel Roy.

La première chose qui me frappe à voir La Part du feu, c'est sa caméra épaule, très insistante, sur un chemin de pierre ou dans un gymnase désaffecté. En d'autres termes, ce qu'on appelle une "caméra subjective", de manière impropre. J'ai toutefois l'impression que tu as voulu prendre au sérieux cette expression, dont ton film renouvelle, à mon sens, pratique et signification. Par comparaison, ton précédent film, Histoires d'œufs 1 me paraissait tenté davantage par le plan fixe ou les travellings embarqués. Pourquoi avoir choisi cette option ?

Dans Histoires d'œufs, j'étais entraîné malgré moi. Je mettais en scène un état suspendu entre le monde des vivants et celui des morts, cet état où l'on ne sait plus bien distinguer ce qui vient vers nous de ce qui vient de nous. C'était un film très mental. Je voulais, au contraire, que La Part du feu soit très physique, très concret et que j'en dessine le chemin par mon mouvement même. La caméra est par définition subjective mais ce qui était important, c'était qu'elle soit portée, par moi, à la main ou à l'épaule, et qu'elle rende compte de mon regard autant que de mon corps. De leurs limites, aussi. L'essentiel du film a été tourné avec une optique fixe de 50mm pour la même raison. J'avais écrit vouloir faire un film au rythme de mon pas. J'aime les contraintes et je m'étais donné celle de ne jamais utiliser de support ou de machinerie ni de filmer depuis un engin en mouvement (il y a évidemment une exception dans le film).

La Part du feu est une confrontation avec cet amiante qui a tué mon père. Je lui ai donné une dimension d'épreuve physique : marcher, gravir, se hisser, s'approcher au plus près. Quitte à ce que ce soit chaotique, pour que ça puisse être chaotique. Pour retrouver quelque chose de ma fragilité, de ma fébrilité dans ces paysages et induire par la forme même que l'idée de maîtrise au cœur du drame de l'amiante est un fantasme effrayant. Je voulais que le film soit la trace de cette expérience. C'est aussi une façon évidente de poser ma présence dans le film. Je ne voulais pas intervenir autrement que dans les rares échanges avec les témoins. Bouger avec la caméra, c'est ma manière de dialoguer avec la parole de mon père. Sa mort m'a rendu muet et c'est en filmant que j'ai peu à peu retrouvé la parole. J'espérais que cette caméra qui explore fébrilement, crée un questionnement et une tension immédiate. Principe de mise en scène très simple mais qui me semblait juste pour exprimer l'inquiétude que sa mort a inscrite en moi.

 

Du point de vue de la parole, La Part du feu propose justement un mixte, ou un hybride, à la fois riche et étonnant, auxquels les films rechignent en général. Si l'on se place sous un patronage canonique, Wiseman ne dit rien, Lanzmann interroge, Marker soliloque : en tout cas, il n'est pas rare que la parole s’ordonne selon un protocole d'énonciation particulier. Chez toi, le monologue rencontre le témoignage, l'analyse scientifique et ta propre voix d'interviewer. Comment cette mixité s'est-elle définie ?

Elle s'est imposée. Je l'ai définie d'entrée, dès mes premières notes, comme une évidence. Je découvre le journal de mon père, je veux en faire un film et, immédiatement, je pose que sa voix doit résonner avec des témoignages au présent de victimes et de spécialistes qui n'ont que l'amiante en commun avec lui. C'était une manière d'affirmer que son histoire n'avait rien d'exceptionnel. C'était aussi l'intuition que ces différentes paroles pouvaient se renforcer.

Il y a une forme d'égalité de la parole dans le film. C'est une question politique. Celle de mon père n'est pas plus importante que celle de Michèle, Sylvie, Bernard ou Philippe. Chacun d'eux apporte quelque chose de complémentaire. J'aurais pu faire le choix d'écrire une unique voix qui évoque d'autres histoires et des éléments techniques, mais je voulais que le film soit une suite de rencontres pour que du collectif se crée et se traduise par différentes voix, différents timbres, différents tempos. J'ai fait le pari de jouer sur plusieurs registres pour toujours conserver une forme d'âpreté documentaire. C'est très lié au sujet et à la violence de cette histoire pour moi. Les différentes voix, les différents statuts de la parole, disent aussi que rien n'est simple ou réductible à une seule musique, et que parfois ça racle. Je pense à ce moment, vers la fin du film, où après l'enchaînement de la séquence où mon fils déambule avec l'archive de mon père enfant – grâce silencieuse – Philippe reprend la parole pour revenir à des considérations très concrètes sur l'amiante. C'est un choix assumé de venir rompre la rêverie.

Trouver le bon équilibre a été un patient travail de montage avec Gilles Volta. On a très vite trouvé le mouvement général du film mais on a passé plusieurs semaines à reprendre dans le détail les paroles dans les rencontres et à couper, rallonger, déplacer, les fragments de la voix de mon père jusqu'à ce qu'on arrive à la respiration qui me semblait la plus juste.

 

Rendre la multiplicité des discours semble en effet essentiel. Ironiquement, l’amiante, largement utilisé dans les espaces publics et collectifs (écoles, usines, grands ensembles d’habitation), n'a-t-il pas été le matériau de prédilection d'une forme de vivre-ensemble à la fois utopique (l'accès au logement, à l'éducation, etc.) et tentée par la mise au pas des individus ? Cette contradiction, cet affrontement plutôt, me semble dessiner l'horizon du film.

Ça me semble malheureusement encore plus simple. D'un côté, pas d'utopie mais plutôt la réponse à des préoccupations purement économiques (loger et former de la main d'œuvre). Pas de mise au pas (elle se fait ailleurs) mais du mépris et du cynisme. L'histoire de l'amiante ne fait que confirmer, mais avec une violence rare, que la seule valeur importante de notre société – et depuis longtemps – c'est le profit. La question était simple : l'amiante était un matériau magique, qui améliorait tout ce à quoi on l'incorporait. Il était très peu cher à exploiter et rapportait beaucoup. On connaissait sa toxicité dès le début. Le premier rapport en France, c'est 1907. En 1918, les assureurs américains arrêtent d'assurer les travailleurs de l'amiante. La France attend le 1er janvier 1997 pour l'interdire. Les industriels ont donc durant un siècle fait d'immenses bénéfices en sachant pertinemment qu'ils répandaient un poison. Peut-être ne mesuraient-ils pas l'ampleur du drame mais peu importe.

L'horizon du film, c'est plutôt la chute de toutes ces croyances qui ont animé les générations qui nous ont précédés : le progrès, le politique, l'Etat, l'entreprise même pour certains. Le Comité Permanent Amiante, le lobby officiel de l'amiante en France, était composé d'industriels mais aussi de scientifiques, de médecins, de syndicalistes et de politiques de tous bords. Avec qui on reconstruit après ça ? Qu'est-ce qu'on réinvente ? Questions d'autant plus terribles qu'on hérite d'un environnement empoisonné dont on doit payer, et encore pour longtemps, la décontamination et l'élimination des déchets. On annonce encore plus de 100 000 victimes de l'amiante en France d'ici à 2050. C'est pour ça que le film se termine au-dessus d'un gouffre, celui de l'ancienne mine d'amiante de Canari. Je ne voyais pas d'autre fin. La seule chose qui me réconforte un peu, et c'est pour ça que je les ai choisis, c'est la dignité, le courage et l'humanité de Michèle, Sylvie, Bernard et Philippe. De nombreux spectateurs l'ont relevé. C'est un film dur mais pas désespéré, car ils sont là, debout, et qu'ils en sont le cœur.

 

Si ton film est une histoire de maladie, c'est aussi un film de paysages. Il y a les usines, il y a aussi cette carrière qui clôt le film – des lieux en soi magnifiques – que ton film ne cherche jamais à enlaidir. Mais le plus notable pour moi, ce sont tous ces paysages que je qualifierais de "caduques" : des entre-deux, des chantiers, des pans de mur éclatés, des toits d'immeuble, etc., en attente de démolition ou d'effacement. Toute une France des interstices, en somme. Ni visible, ni invisible, mais comme la membrane qui joint les deux. 
Paysages et maladie sont liés. Je ne voulais pas filmer de corps de malades afin de renforcer encore plus leur omniprésence. Je filme les paysages et les lieux comme quelque chose d'organique. Je cherche à l'image un très léger décalage mais qui suffit à introduire le doute. Il y a ce qu'on voit, qui est très quotidien, que je filme sans emphase, très simplement, et puis il y a la manière dont je m'en approche et y circule. 

 

 

J'aborde le gymnase par l'école abandonnée qui le jouxte, la ville par le toit en travaux de la Friche de la Belle de Mai (qui permet de découvrir l'intérieur dévasté d'un entrepôt qu'on ne peut deviner de la rue), l'usine du frère de Michèle par l'arrière envahi par les herbes… J'ai aussi demandé à Pierre Armand de faire un travail très précis de prise de son pour dégager de tous ces lieux différentes matières de souffles, frottements, grincements, cris, qu'on a ensuite recomposées au montage son. C'est un son très naturaliste en apparence et pourtant ciselé pour accentuer la sensation d'une présence invisible de la maladie et de la menace. Ton image de la membrane est très juste par rapport à ce que je recherchais. Il y a une vibration très particulière dans ces endroits. Je repense au tournage avec Michèle. Avec chacun, j'ai pris le risque qu'il n'y ait qu'un tournage pour donner une tension particulière à ces moments. J'ai aussi imaginé de situer ces rencontres dans des endroits qui donnaient un point de vue décalé, marginal, sur des lieux qu'ils connaissaient bien. Ils ne savaient pas où je les emmenais et j'espérais que ça renouvelle l'échange de parole que nous avions déjà eu. Pour Michèle, alors qu'elle m'avait montré quelques années auparavant les bâtiments où son frère avait travaillé, j'avais repéré et choisi de filmer notre rencontre depuis la voie de chemin de fer abandonnée qui longe l'arrière de l'usine. Elle n'y était jamais allée. Cette approche l'a profondément remuée et c'est ce qui donne son intensité à notre rencontre. Voir l'usine en territoire abandonné, dérisoire, caduque comme tu le dis, a encore amplifié la violence et l'absurdité de la mort de son frère.

Regarder notre quotidien immédiat depuis les interstices, c'était se confronter à la menace. Non pas une menace franche, visible, mais une menace insidieuse, comme la poussière d'amiante, comme les processus irrémédiables de dérèglement des corps qu'elle déclenche, comme la logique folle à l'œuvre dans notre société.

 

Au début du film, il y a cette mallette où se trouvent les papiers de ton père, et cet écusson du 19 décembre 1961, qui nous renvoie à la grande histoire des violences policières – des violences d'Etat 2. Malgré un temps d'arrêt, le film renonce pourtant à exploiter cette piste du militantisme – ou plutôt, d'une certaine forme de militantisme.

J'assume cet héritage militant. Mon père a participé activement à cette manifestation, comme il était à Charonne (on l'aperçoit dans Le Joli Mai de Marker 3). J'ai grandi de manifs en meetings, avec ces récits et des parents toujours mobilisés. Les quelques notes de piano qu'on entend à la fin du film, comme l'ultime souffle de mon père, sont des variations du pianiste américain Frédéric Rzewski sur El Pueblo Unido. Ce n'est pas juste un clin d'œil. Je souhaite que le film soit aussi utilisé comme un outil de sensibilisation et de mobilisation. Certains militants s'en sont déjà emparés, d'autres ne le font pas justement parce qu'il n'en a pas les codes et qu'il n'assène pas le discours attendu. Il y a parfois un écart désespérant entre la justesse des combats et une certaine forme d'entre-soi qui rend les revendications inaudibles. Ceux que je veux toucher, ce sont ceux qui ne connaissent pas le dossier, ne savent pas ce que signifient les différents acronymes (CPA, FIVA, ACAATA, etc.), n'ont pas vécu ce drame dans leur chair. J'ai essayé de proposer un autre mode en laissant de l'espace aux spectateurs. Ce que le film impose, fortement, c'est une expérience de cinéma : vivre physiquement l'angoisse des victimes de l'amiante, la sensation d'étouffement et de désarroi. J'espère qu'après l'avoir vu, on reçoit différemment les discours militants. J'espère qu'on les entend mieux.

 

Cela signifie-t-il que le cinéma tel que tu le conçois, dans ta pratique ou comme idéal, est consubstantiel au militantisme (ou plus globalement à la contestation) ?

Oui. C'est pour cela qu'il est aussi important pour moi de faire des ateliers de cinéma, de transmettre les outils et des clefs d'analyse, que de faire mes propres films. J'en suis venu à faire du cinéma parce que c'est le langage avec lequel je m'exprime le moins mal. Je n'ai aucune fascination pour le clinquant du cinéma comme industrie du rêve et du divertissement. J'y suis même très rétif. Le cinéma est d'abord là pour questionner le monde, nous aider à un peu mieux comprendre ce qu'il nous impose et ce qu'on y fabrique. Quand mon père est tombé malade, j'étais au lycée et on m'a mis une caméra dans les mains pour me changer les idées. J'étais peu bavard, confus et, avec cet outil puis devant le banc de montage VHS, j'ai commencé à ordonner maladroitement les choses telles que je les percevais. Ça a été une expérience déterminante. Si je prends une caméra aujourd'hui, ce n'est pas pour raconter une histoire de plus, c'est pour chercher, aller à la rencontre de ce qui me trouble, me fait peur ou me révolte. J'attends du cinéma – je ne distingue pas documentaire et fiction — qu'il me surprenne, me dérange, conteste cette vision du monde simpliste et univoque qu'on veut nous imposer.

 

Comment ce film, qui signifie tant pour toi et a mobilisé quelques années de ta vie, vit-il aujourd'hui en toi ? Quels sont tes projets aujourd'hui ?

Ce fut une longue aventure, c'est vrai, mes premières notes datent de 2004, et je me dis que je ne pouvais sans doute pas vraiment avancer tant que je n’avais pas réalisé ce film. J'ai eu la chance que Thomas Ordonneau choisisse de le distribuer en salle et c'était un vrai défi pour Shellac de le défendre. J'ai eu de très beaux retours, sur le film autant que sur l'importance de l'avoir fait. J'ai fait de très belles rencontres grâce à lui. Ce sont des choses qui nourrissent et encouragent. Je continue à l’accompagner avec beaucoup de plaisir et j’aime voir La Part du feu faire sa vie et s'émanciper.

Aujourd'hui, j'ai différents projets. Je donne toujours une grande place à la pratique d'ateliers. Avec Clément Dorival (le réalisateur qui coordonnait le projet Images en mémoire, images en miroir, une coproduction Lieux Fictifs / Ina / Marseille Provence 2013, à laquelle j'ai été associé de 2010 à 2013 4), nous avons lancé un nouveau projet de création au long cours, qui propose à des amateurs d'expérimenter différentes écritures de l'intime à partir des outils numériques les plus communs. J'interviens également aux Ateliers Varan qui m'ont invité à rejoindre leur équipe. J'avais très envie d'aller explorer les possibilités du web et l'écrivain François Bon m'a contacté pour me proposer de réaliser un webdoc à partir d'ateliers d'écriture qu'il a mené avec des salariés d'ArcelorMittal à Fos-sur-Mer. J'ai accepté et nous y travaillons. En parallèle, je continue de creuser des projets de films plus personnels. Je suis lent mais j'espère réaliser le suivant un peu plus rapidement que La Part du feu sans pour autant renoncer à ma liberté.

 

 

Propos recueillis par Mathieu Capel, octobre 2014.

 

1 Sorti en 2006, Histoire d’œufs suivait un œuf de grue de zoo en zoo, de Paris jusqu’en Sibérie. Un parcours géographique, mais aussi une digression littéraire et mythologique, comme le suggèrent ces mots de présentation : “Les sorciers de l’ancien monde effaçaient les traces qui conduisent aux tombeaux. A la fin des funérailles, ils s’éloignaient à reculons, en tamisant la neige ou en couvrant de branches leurs empreintes de pas dans la boue. Tout ça pour éviter que les morts ne les suivent. Ou que les vivants ne soient tentés de rejoindre les morts. Mais certains vivants ne se résignaient pas. En secret, ils rassemblaient leurs souvenirs, s’en faisaient un bagage et partaient sur les traces de l’ami disparu. Les hommes de l’ancien monde pensaient que seule la grue pouvait atteindre la terre des immortels.” (Emmanuel Roy)

2 La manifestation du 19 décembre 1961, Journée d’action contre l’OAS et pour la paix en Algérie, a donné lieu à de violents affrontements entre police et manifestants.

3 Cf. Le Joli Mai, de Chris Marker. Diffusion au catalogue Images de la culture.

4 Cf. Entretien avec Clément Dorival, Images de la culture n°26 (déc. 2011), pp. 95-97.