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Portrait/Territoire

Portrait/Territoire
And I ride and I ride est une référence à la chanson d’Iggy Pop The Passenger, reprise en 1993 par Rodolphe Burger sur son premier album solo Cheval-Mouvement. Dans la chanson, le passager, personnage errant aux abords des villes, contemple les étoiles à travers les vitres d’une voiture et nous invite à monter avec lui pour prendre la mesure de ce qui nous appartient. Dans les pas de Rodolphe Burger, c’est à un voyage similaire que nous invitent Franck Vialle et Emmanuel Abela, sur un axe est-ouest qui va de la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines à l’île de Batz, de l’Alsace à la Bretagne.

Sainte-Marie-aux-Mines, c’est là que se trouve l’ancienne ferme aménagée en studio d’enregistrement où l’on assistera aux nombreuses séances de répétitions qui jalonnent le film. Mais si nous sommes invités à observer le processus d’élaboration des morceaux, le film s’attache tout autant à décrire le milieu dans lequel ce processus prend place : la campagne environnante, le paysage de la vallée vosgienne à travers laquelle sillonnent des routes tortueuses, tantôt sous la neige, tantôt éclatant d’un vert humide sous des brumes évanescentes. Paysage de vallée, replié sur lui-même, insulaire à sa manière comme l’île de Batz, formant une unité – pas tout à fait close puisque traversée par des routes, mais profondément locale : un microcosme.

Cette inscription dans une localité a son importance, comme tous les aspects géographiques du film, qu’ils soient concrets, imaginaires, musicaux ou linguistiques. C’est à travers la géographie, la manière de décrire et de relier des espaces que se dessine le portrait de Rodolphe Burger, portrait qui, si le “territoire” était un genre pictural comme le paysage, serait l’esquisse d’un territoire. Ce qui implique que celui dont on fait le portrait n’occupe pas toute la surface du cadre. Le territoire est peuplé d’autres personnages, liés chacun à un espace spécifique, et qui font eux aussi l’objet de portraits : Roger Humbert, agriculteur dans la vallée, Marie Dirou, habitante de l’île de Batz, et Freddy Koella, guitariste alsacien parti tenter sa chance aux Etats-Unis. Les voix des deux premiers ont été samplées par Rodolphe Burger et Olivier Cadiot respectivement sur les albums On n’est pas Indiens c’est dommage et Hôtel Robinson ; le film leur donne un visage, une stature. Avec leur expérience, leur force morale, leur sagesse de peu de mots, catégorique et joyeuse à la fois, ils font figures d’anciens, d’indigènes, de farouches génies des lieux. Freddy Koella, le troisième, n’apparaît pas en personne, c’est Rodolphe Burger, au volant d’une voiture au pare-brise embué par l’hiver, qui nous raconte son histoire en une longue séquence, dépliant sa vallée enneigée aux vastes dimensions du rêve américain.

Terre d’origine du blues, du folk et du rock, l’Amérique est le point d’où irradie la musique de Rodolphe Burger. Dans la vallée vosgienne où frémit l’appel de la forêt, une brève séquence de tir à la carabine semble échappée d’un roman de Jim Harrison. Ailleurs l’adjectif fordien, employé par Burger pour caractériser Roger Humbert, transforme en vieux cowboys les paysans de l’île de Batz. L’aventure de Freddy Koella – on pourrait presque dire la légende, ou mieux la ballade de Freddy Koella – bouleverse toutefois la polarité. S’il est passé en quelques mois du rang de meilleur guitariste d’Alsace à celui de musicien le plus recherché de la Nouvelle-Orléans, Koella le doit, selon Burger, à son “point de vue” sur la musique américaine, qui le distingue parmi les autochtones. En retour, la légende raconte que Freddy Koella, devenu guitariste de Bob Dylan, reconnaîtra au premier album solo de Rodolphe Burger, Cheval-Mouvement, une qualité sonore rivalisant avec celle de Daniel Lanois, producteur phare des années 1990, référence incontournable pour Burger à l’époque, par sa manière de traiter les voix, de décloisonner l’enregistrement en studio et de mêler nouvelles technologies et matériel vintage. La musique de Rodolphe Burger est comme une graine ramenée dans la poche d’un marin. Si vigoureuse qu’elle soit, il lui a fallu s’acclimater au sol étranger. Depuis les années 1960 en effet, et malgré tous les contre-exemples, la musique anglo-saxonne n’a cessé d’adresser une seule et même question à la chanson française : peut-on faire du rock en français ? On peut considérer que le territoire musical défriché par Rodolphe Burger est une réponse spécifique à cette question.

 

chanter en langues

Rodolphe Burger n’a jamais défini sa musique comme de la chanson française. Du temps de Kat Onoma, les chansons du groupe étaient écrites en anglais, pour la plupart par Pierre Alféri sous le pseudonyme de Thomas Lago, et déjà par Olivier Cadiot, ou empruntées à des poètes anglo-saxons comme Jack Spicer, dont le recueil Billy the Kid a été adapté sous forme d’album. Peu à peu sont apparues des traductions, comme la chanson Cupid, écrite par Alféri en français et en anglais, puis des textes en français toujours signés Thomas Lago, comme La Chambre. Olivier Cadiot et Pierre Alféri continueront à écrire sur les albums solos qui feront de plus en plus de place au français, Rodolphe Burger empruntant des textes par ailleurs à d’autres poètes comme Anne Portugal (Passe/Donne) ou Eugène Savitzkaya (Unlimited Marriage). Mais faire appel à des poètes ne veut pas dire mettre en musique de la poésie. Ce que Rodolphe Burger reproche à la chanson française, c’est la trop grande importance qu’elle accorde au texte au détriment de la musique. L’enjeu au contraire est de faire remonter la musique au premier plan, d’instaurer une autre relation entre texte et musique qui s’inspire de l’écoute des chansons anglo-saxonnes. Or, le paradoxe des chansons américaines ou anglaises, c’est qu’elles nous transmettent une émotion, qu’elles nous racontent des histoires, alors même que nous n’en comprenons pas toujours les paroles. Ce reflux du sens qui permet la montée de la musique exige une certaine écriture, l’invention d’une langue. Il faut se glisser dans l’idiome anglais, comme les premiers rockers français des années 1960 le faisaient en “yaourt”, glossolalie inspirée des sonorités anglaises.

Selon Olivier Cadiot, les paroles d’une chanson n’ont aucune importance : “Il faut des textes comme il faut de la parole au cinéma, des dialogues dans un scénario.” Pierre Alféri ajoute qu’il ne faut “pas comprendre, pas écouter”, que ce qui compte c’est “l’effet imprévisible”. Tous deux s’accordent pour dire que les textes écrits pour les chansons de Burger résultent d’un bricolage d’expressions, de fragments et de citations, qu’ils cherchent une forme rythmique proche de la comptine, de la ritournelle. Pour reprendre une de leurs formules programmatiques, ils sont à la recherche d’un moteur, d’une mécanique, ou comme le dit Cadiot, d’une “boîte à outils qui tourne toute seule”. La question n’est pas de produire immédiatement du sens, mais de faire naître des images par l’agencement des mots.

Leurs textes entrent, par ailleurs, dans un processus de découpage, de montage et de mixage qui tient une place essentielle dans la musique de Rodolphe Burger. Boucles, interruptions, rejets, relances, tels qu’on les entend par exemple dans Cheval-Mouvement, à l’origine un extrait du livre Futur, Ancien, Fugitif d’Olivier Cadiot, naissent de ce travail d’adaptation dans lequel le timbre et la diction jouent également une part importante. Rodolphe Burger, comme Bashung et Gainsbourg, est un chanteur à phrasé (un crooner). Tout autant que les mots, c’est sa voix qui nous parle. Si l’écriture préfère la coupure, l’ellipse, parfois l’ironie, à la sentimentalité, la guitare se charge du lyrisme, du courant d’énergie, les notes scintillent comme un jeu d’étoiles, puis elle gronde. Le rythme toujours ralenti, retenu, pour mieux gagner en intensité le moment venu.

 

 

le passager

Au-delà de l’écriture des paroles, la chanson américaine transporte avec elle une autre question qui traverse la musique de Rodolphe Burger : celle de la tradition. Le blues est une musique à la fois moderne et traditionnelle, qui traverse toute l’histoire de la musique pop. Ce mélange de modernité et de tradition se retrouve chez Rodolphe Burger dans l’importance qu’il accorde aux modes d’enregistrement et de production de la musique, mais aussi dans la figure qu’il incarne à la suite des grands bluesmen et autres folksingers : la figure du conteur.

Plusieurs chansons interprétées dans le film illustrent cette dimension du personnage : Stagger Lee et Take a Message to Mary, deux chants traditionnels américains, ainsi que Lady of Guadalupe, tiré du Billy the Kid de Jack Spicer. Trois histoires de bandits, de pénitencier, de meurtres et de vengeance qui renvoient à l’imaginaire du western. On a déjà évoqué la longue séquence où le musicien raconte la “légende” de Freddy Koella, mais le film explore encore cette veine narrative lorsqu’il nous présente Rodolphe Burger assis dans une barque sur une plage de l’île de Batz, jouant d’une sorte de banjo exotique. A la manière d’un marin, il semble alors qu’il pourrait chanter des histoires entendues aux quatre coins du monde. C’est d’ailleurs à la recherche d’histoires ou de chants traditionnels qu’il est allé avec Olivier Cadiot à la rencontre de Marie Dirou et de Roger Humbert. Les albums Hôtel Robinson et On n’est pas Indiens c’est dommage sont deux tentatives de description d’espaces : celui de l’île et celui de la vallée. À travers les enregistrements de voix et d’ambiances, chacun des morceaux s’ancre dans la vie locale tout en y incorporant des éléments de la culture américaine. Sur On n’est pas Indiens c’est dommage (dont le titre est assez éloquent) se croisent chants navajos et chants welches (la langue parlée par les habitants de la région de Sainte-Marie-aux-Mines), et la chanson C’est dans la vallée mélange le chant traditionnel américain Moonshiner avec la voix de Roger Humbert racontant la joie de vivre des fermiers vosgiens. Jouer aux Indiens est une manière d’explorer le territoire. Le microcosme de la vallée, celui de l’île, traversés par le cosmos américain révèlent leur propre immensité : l’infinité d’un détail où se réfléchit l’univers. Jeu de miroirs dans lequel l’univers est lui-même renvoyé à ce qu’il a de marginal : Indiens, bandits, poètes.

“C’est dans le détail que la beauté réside.” Cette formule de Roger Humbert, rapportée par Rodolphe Burger, dit bien l’attention au local, mais peut tout autant s’appliquer à la chanson : forme brève et répétitive qui use de quelques mots pour résumer la vie entière, comme le fait Marie Dirou dans la chanson Totem et Tabou : “J’avais seize ans, j’ai rencontré un jeune homme, ça a fait tilt, et puis la vie a passé.” La tradition dès lors n’est pas le folklore, mais un condensé de temps, une existence cristallisée dans une parole, un récit. A l’intérêt que lui voue Rodolphe Burger ne répondent ni une démarche ethnologique ni un retour au passé, mais bien plutôt une forme de relance faite de rencontres, de traductions, de reprises. C’est un mouvement qui va de l’avant et qui le conduit tout autant à prendre la relève des orchestres d’autrefois pour animer le bal du 14 juillet, comme on le voit dans le film, qu’à inventer un langage commun avec des musiciens ouzbeks. La séquence de répétition tournée à la Maison de la radio où la guitare de Burger dialogue avec les sonorités aigres des instruments ouzbeks montre avec une miraculeuse évidence comment la profondeur originelle du blues permet de s’ouvrir à d’autres horizons. A la musique comme support d’échange et de communication correspond dans les textes l’importance de la traduction. La traduction de Jack Spicer en espagnol et en français dans la chanson Lady of Guadalupe, la traduction de Take a Message to Mary en français, interprétée avec les musiciens ouzbeks, élargit le texte à des résonances nouvelles, propres à chacune des langues. Comme la traduction, les reprises, très fréquentes sur les albums du musicien – ici The Passenger d’Iggy Pop et Love Will Tear us Apart de Joy Division –, entretiennent un rapport particulier à l’original. En faisant appel à la mémoire de l’auditeur, elles en dégagent la dimension collective – et en ce sens le rapproche du chant traditionnel. Tradition, reprise et traduction ne visent pas l’original, mais jouent sur sa transmission.

Rodolphe Burger est donc non seulement un observateur des territoires qu’il traverse, mais encore un passeur. C’est en passant d’un lieu à l’autre et en faisant passer un espace musical, linguistique, dans un autre qu’il construit son propre territoire, qui est aussi le nôtre – dans la mesure où il dessine un espace commun. Une forme de nomadisme mise à rude épreuve par Roger Humbert, pour qui, comparée aux travaux des champs, la musique est un jeu dont il est douteux qu’il mérite le nom de travail. En réponse au paysan sédentaire, l’expression “musique de qualité” qui amuse tant Burger, et qui, dans la bouche de Freddy Koella sert à désigner le travail bien fait, redonne à la musique sa dignité de métier. Koella est un sideman, un compagnon dévoué à son art, qui s’efface derrière Bob Dylan et le porte en même temps. Burger, à sa manière, incarne aussi ce rôle, à travers ses nombreuses collaborations avec Higelin, Bashung, James Blood Ulmer ou Jeanne Balibar. Pour preuve, dans le film, il ne parle jamais de lui-même. Il parle des autres ou bien ce sont les autres qui parlent de lui. Face à sa silhouette de John Wayne débonnaire, And I ride and I ride a su trouver la juste distance : le retrait suffisant pour permettre au monde d’entrer dans le cadre.

 

Sylvain Maestraggi, décembre 2010.