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Prince de la révolte

Prince de la révolte
Né en 1961 en Allemagne, Timon Koulmasis est issu d’une famille grecque exilée pendant la dictature des Colonels. Après des études d’histoire et de philosophie, il vit entre la France et la Grèce, partageant son temps entre la traduction de poésie grecque en allemand, l’enseignement et surtout le cinéma. Il alterne fictions et documentaires, avec, notamment, The Waste Land (1987-89) et Ulrike Marie Meinhof (1994). Depuis 1996, il coréalise une partie de ses films documentaires avec Iro Siafliaki. Entretien à propos de Nico Papatakis, portrait d’un franc-tireur, dans la collection Cinéma, de notre temps.

Comment est né le projet d’un documentaire sur Nico Papatakis ?

J’aimais les films de Nico et trouvais qu’il y avait une grande modernité dans la forme de ses films. Il se trouve que je faisais partie de la commission du CNC d’aide à l’écriture au documentaire de création, au même titre qu’André S. Labarthe, directeur de la collection Cinéma, de notre temps. On analysait de la même manière les projets soumis et on arrivait toujours à des conclusions radicalement opposées. Cela donnait lieu à des discussions très intéressantes. Je lui ai proposé de faire un film sur Nico : il a tout de suite aimé l’idée, d’autant plus qu’il fait partie des gens qui l’ont connu au moment où il dirigeait le célèbre cabaret La Rose Rouge à Saint-Germain-des-Prés, dans les années 1950.

 

Nico Papatakis est mort en décembre 2010, deux ans après le tournage. Faisiez-vous déjà un travail de mémoire en le filmant ?

Absolument pas. Nico était alors plein de vie et d’élan. Il ne s’agissait pas pour nous de sauver quelque chose d’un oubli : nous nous intéressions d’abord à l’œuvre qui continue à vivre. La série repose moins sur l’idée de faire un portrait de réalisateur que sur le fait d’essayer d’approcher une œuvre.

 

En voix off, vous dites qu’il était exilé grec à Paris, comme vous. Est-ce déterminant dans votre attachement à son cinéma et à sa personne ?

L'expérience de l'exil crée une proximité entre les personnes. Mais ce qui me plaisait plus encore, c'est qu’il ne fait pas partie d’une cinématographie nationale mais de l’histoire du cinéma tout court. Son œuvre se joue des frontières, des qualifications nationales ou ethniques. Etant étranger partout – Grec né en Allemagne vivant en France – je me sens proche de cela. Je vois d’ailleurs cela plus comme une richesse que comme un manque, d’avoir été élevé au milieu de plusieurs cultures. Godard dit qu’on a deux patries, celle où l’on est né et celle que l’on se construit.

 

Comment l’avez-vous rencontré ?

J’ai demandé à une amie commune, Prune Engler, directrice du Festival de la Rochelle, de nous présenter Nico. C’est la première à avoir fait une rétrospective de lui en France, voire en Europe. Avec Iro, nous avons proposé à Nico un portrait. Il s’est montré très méfiant au début. Bien sûr, il était très courtois comme toujours, mais il n’a pas tout de suite dit oui ou non. Nous nous sommes vus pendant des mois dans des cafés, jusqu’au jour où il accepté. A ce moment-là, son comportement est devenu d’un coup exempt de toute méfiance : il s’est ouvert à nous, s’est livré, et nous sommes devenus proches.

 

Le film est très centré sur sa parole. Comment avez-vous fait le choix qu’il serait le seul à parler ?

Nous aurions voulu interviewer Michel Piccoli qui a été acteur dans Les Equilibristes (1991) ou Anouk Aimée avec qui il a été marié et avec qui il est resté en très bons termes. Mais Nico a exclu de manière très catégorique que quelqu’un d’autre intervienne, non pas pour garder un contrôle mais parce qu’il déteste les louanges de rigueur : il disait que les autres allaient se sentir obligés de ne dire que du bien, et cela ne l’intéressait pas du tout. Au final, cela nous allait bien, car on échappait au portrait classique où d’autres interviendraient pour éclairer certaines facettes de sa personnalité ou de son art. C’est un être à part qui ne doit rien à personne. C’était cohérent avec son œuvre qu’il soit donc seul à l’image. Iro et moi, nous n’avons pas voulu non plus nous mettre en avant, faire des choses plus expérimentales ou formelles comme on peut le faire parfois dans nos films. Car ce qui nous intéressait, c’est que les spectateurs écoutent sa parole, qui est essentielle.

 

Il y a quelques rares moments tout de même où il marche seul dans la rue, comme une ombre mélancolique. On sent dans ces plans un fort sentiment d’exil…

Ces quelques plans disent sa situation. Nico était quelqu’un de très seul. Ce n’était pas quelqu’un de mélancolique. Jamais il ne se plaignait ; jamais il ne baissait les bras. Si nous sommes autant restés dans l’appartement, c’est qu’il était fatigué, que les tournages étaient interrompus par la maladie. Mais cela nous a paru cohérent de n’avoir que peu de plans à l’extérieur, hors de son appartement.

 

Vous utilisez des photographies mais aucune image d’archive filmée. Etait-ce pour créer l’impression de feuilleter l’album de sa vie ?

Nico a été façonné par sa vie aventureuse, son passé de résistant, sa mère princesse éthiopienne, ses rencontres. Nous avons voulu raconter ce pan de sa vie avant de donner son œuvre elle-même, car cela a influé sur ses films. Le raconter en photos plutôt que par d’autres archives permettait d’avoir comme seules images en mouvement ses films à lui.

 

Les films de Nico Papatakis sont faits d’hystérie, de violence. Au contraire, votre regard est très doux : vous n’avez jamais eu envie d’imiter son style pour l’évoquer ?

Cela n’aurait aucun sens d’imiter Nico : il n’est pas imitable. Nous avons voulu nous mettre en arrière plan nous-mêmes et montrer par contraste la violence et la radicalité de son propos. L’idée était de rendre accessible son univers. C’est la raison d’être de ce film : que les gens puissent s’intéresser à l’œuvre de Nico Papatakis.

 

Au moment où il parle du paroxysme, vous montrez une scène des Abysses [1962]. Son commentaire donne presque l’impression d’une analyse de la scène, des passages d’état d’accalmie à la violence, du grotesque au tragique. Cet effet de montage révèle que l’hystérie de ses films est très pensée, et pas du tout improvisée.

Face à ses films, le spectateur ne doit jamais relâcher son attention. Tous les films de Nico fonctionnent sur ce même mode, et effectivement, il préparait ses films méticuleusement. Tout est très réfléchi. Il faisait beaucoup de prises et allait jusqu’au bout demandant énormément aux acteurs et aux techniciens. Il était très exigeant.

 

 

 

Votre film évoque sa relation avec Jean Genet au début et à la fin de sa vie, accentuant le parallélisme entre les deux artistes.

Nico s’en défendrait, alors que Les Abysses est inspiré du même fait divers que Les Bonnes (l'histoire des sœurs Papin), et Les Equilibristes [1991] d’une part de la vie de Genet. Ils avaient une relation d’amour-haine très forte. Il y a un cercle dans le film et dans sa vie, puisque Nico produit le film de Genet, Un Chant d’amour, en 1950, et qu’il réalise Les Equilibristes beaucoup plus tard. Mais nous avons tenu à fermer le film sur la nécessité, pour Nico, de la révolte avec les images des Pâtres du désordre [1968], pas sur leur relation.

 

Il y a une différence notable entre les œuvres de Jean Genet et de Nico Papatakis. Genet pratique une héroïsation du voyou martyr ; Papatakis n’héroïse pas la révolte du personnage. A ce propos, il dit à la fin de votre portrait : la révolte doit échouer – pour que le film donne envie au spectateur de se révolter.

Genet fait de la révolte quelque chose de beau, de poétique. Nico pense que les rapports sociaux déterminent tout et sont toujours violents. Il y a donc l’échec au bout du chemin et pas de rédemption. Pour Nico, il s’agit de rester un homme, de ne pas accepter l’humiliation sans réagir, pour garder sa dignité. S’il était si seul à la fin, c’est qu’il n’a jamais fait de compromis.

Nico était un prince, non pas parce qu’il descendait d’une famille royale par sa mère, mais par son élégance, sa force de caractère et d’esprit face à l’adversité. Nico a été pour nous une leçon de dignité. Je refuse de saluer sa mémoire car il est toujours présent : je le salue tout court.

 

Qu’a-t’il pensé du film ?

Il a vu le film plusieurs fois. Il trouvait très difficile de se voir lui-même. Mais il nous a dit, bien après, qu’il était très content du film. Je pense qu’il s’est reconnu, que nous avons été honnêtes avec lui, sans être complaisants mais en montrant quelque chose d’essentiel de sa parole, de ses films. Il n’a jamais essayé d’intervenir dans ce qu’on faisait. On a fait le film avec lui et en totale liberté.

 

Comment vous partagez-vous le travail avec Iro Siafliaki ?

On a déjà fait plusieurs films ensemble. C’est quelque chose d’organique. La parole est partagée. On a toujours vu Nico ensemble. Il n’y a pas de séparation des tâches. Les choses sont réfléchies avant, ensemble. C’est vraiment une collaboration. Chacun de nous fait des films aussi de son côté. Il n’y a pas de conflit. On travaille d’ailleurs depuis des années avec des gens qui nous sont proches. Pour le tournage, on était juste avec un opérateur. Et on travaille toujours avec la même monteuse. Tout est très naturel.

 

En tant que réalisateur, pensez-vous comme Nico Papatakis qu’un film est une arme, un acte de subversion ?

Je suis moins optimiste que Nico sur ces questions. Je ne crois pas que les films fonctionnent comme des armes, malheureusement. Mais j’ai toujours cru que les films étaient un moyen de connaissance et que l’émotion qui peut se dégager, dans les sentiments comme dans la réflexion, peut changer la manière de penser des gens. Changer par moments la vie d’une personne, la manière de réfléchir, rendre la perception des choses plus belle : c’est déjà beaucoup demander à un film ! Nico, engagé politiquement toute sa vie, a aussi conçu ses films de cette manière ; il essayait de provoquer un sentiment de révolte, mais il ne faisait pas un film comme un brûlot ou un manifeste car il faisait de l’art, de la poésie – c’est par la perception que le spectateur doit ressentir le sentiment de révolte. Je l’admire beaucoup pour ça.

 

De film en film, vous semblez creuser d’ailleurs vous-même un sillon autour de la révolte…

J’espère qu’il y a une forme de cohérence dans ce que j’essaie de faire. C’est un sujet qui m’intéresse. Ou plus exactement ce sont les gens qui sont à la marge, qui essaient d’avancer en dehors d’une pensée dominante, contre elle. C’est aussi cela qui fait que les films de Nico me parlent particulièrement.

 

Depuis ce film, vous avez réalisé le bien nommé Parole et Résistance [2010] sur des résistants face à la dictature grecque et vous préparez un nouveau film. Pouvez-vous nous en parler ?

Vous allez rire ! Le film s’appelle Portrait du père en temps de guerre et décrit les années de mon père pendant l’occupation allemande à Athènes. Le film est en développement. Après ce film, je réaliserai une nouvelle fiction. C’est important pour moi d’alterner les deux. La fiction m’a appris la construction, le documentaire à aiguiser mon regard, une certaine rigueur qui profite aussi à la fiction. Il n’y a aucune séparation entre l’un et l’autre pour moi.

 

Propos recueillis par Martin Drouot, juin 2011