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Qui observe qui ?

Qui observe qui ?
Quel lien entre deux nouvelles annoncées le même jour dans la presse : un moineau abattu au Pays-Bas et un soldat allemand tué dans un attentat à Kaboul ? Dans Le Jour du moineau, présenté au FID-Marseille en 2010, Philip Scheffner entrelace film animalier et film antimilitariste dans une suite de séquences sans correspondance apparente, mais d’une grande tension.

A travers un champ de blé, on devine la silhouette symétrique d’un couple de hérons. Ignorant une caméra discrète et dissimulée, ils scrutent calmement leur environnement agitant subitement la tête après de longs moments d’immobilité. Les plans qui suivent, semblables à ceux d’un documentaire animalier, décrivent le déplacement d’un vol de moineaux ou montrent, perchée sur un tronc, une buse attendant l’envol. Sur ces images, une voix sans visage, un témoignage hors champ : “Mon tout premier jour ? J’étais super nerveux. Il fallait que je me calme, que je me tempère et que je laisse les choses venir. Le premier jour, on fait tous les trucs administratifs. On te donne une arme, ta tenue de protection. On t’attribue une chambre. On te donne des informations sur le camp. C’est excitant. On apprend à se connaître, c’est le début. Après, tu t’ennuies, car les jours se ressemblent. Certains se mettent à picoler, ils font les cons et se font virer ou ne desserrent plus les dents.” Après un silence : “Afghanistan.”

 

schizophrénie

Dans Le Jour du moineau, Philip Scheffner conçoit le montage comme un système d’écarts et de disjonctions. Tout commence par une concomitance étrange et hasardeuse entre deux informations diffusées simultanément dans la presse du 14 novembre 2005 : un moineau est volontairement abattu aux Pays-Bas alors qu’il mettait en danger la réalisation d’un jeu télévisé (un gigantesque jeu de domino) – un soldat allemand meurt dans un attentat suicide à Kaboul. Rien ne semble faire lien entre ces deux faits, rien ne justifie de faire entendre le témoignage d’un soldat allemand sur des images d’oiseaux. Et pourtant la logique du Jour du moineau nous amène à penser le lien entre ces deux événements, à rassembler images et son dans une corrélation qui repose sur la mise en évidence d’un système politique et d’un processus bureaucratique. Si le réalisateur travaille à rapprocher des éléments disjoints, il ne résorbe jamais l’écart qui les sépare, car c’est précisément depuis ces ruptures qu’il parvient à décrire l’absurdité de nos espaces politico-médiatiques ou la schizophrénie de notre monde : la mort d’un moineau devient une affaire d’Etat – tandis que l’armée considère le même animal comme un élément perturbateur pour la bonne circulation des avions. Philip Scheffner pose alors le destin de ces oiseaux, désormais sur la liste des espèces menacées en Allemagne, comme un des indices de la guerre invisible que l’Allemagne mène en Afghanistan.

Les paysages sereins et bucoliques d’une Allemagne prospère dissimulent une situation de guerre avérée et pourtant maintenue cachée. Le vent dans les arbres, le roulis de la mer ou la rumeur du monde par un beau jour de villégiature ensoleillée ; les piscines, les plages balnéaires, les villages vacances : l’Allemagne comme société organisée du loisir et du bonheur bucolique. Des paysages adaptés à l’homme, à son usage, son repos et son travail. Une nature domestiquée et un parfait équilibre entre l’homme et la nature. Mais du fin fond de cet équilibre, au loin ou dans la durée des plans, on entend des tirs, des explosions, des sirènes, le crissement des radars de haute technologie. Le temps calme de l’attente, la durée de la contemplation, la latence de l’écoute ; tout concourt à nous mettre dans un état de sensibilité aiguë qui révèle le refoulé de l’Allemagne ou de l’Europe, un état de guerre, dissimulé sous les atours les plus sophistiqués de la société du loisir et du spectacle. La nuit, sur un parking désert et silencieux opère avec discrétion, hygiène et précision un homme vêtu de noir : il abat froidement deux oiseaux dont le nid, on imagine mal placé, gêne la circulation des flux, des personnes et des marchandises. Tout se passe très vite, sans bruit, dans la nuit endormie, sans même alerter les quelques autres animaux errants qui hantent les lieux. Une violence sécuritaire silencieuse avec un arsenal de camouflage on ne peut plus efficace, telle est la face inquiétante d’un film aux allures d’inoffensif et serein documentaire animalier.

 

 

 

stratégie d’observation

Comme le dit un des personnages du film, Axel le pacifiste : “La vie entière consiste à observer.” Philip Scheffner met en scène deux modalités de l’observation : une observation technique, celle de l’armée en lien avec celle du documentaire animalier qui instaure un rapport de domination sur l’animal ; et une observation attentive ou phénoménologique qui tente de tisser une relation autre avec la nature. Le spectateur est alors inclus dans l’environnement qu’il regarde et l’observateur se voit en train d’observer. C’est précisément ce qui se passe dans la très belle séquence de discussion avec Axel. Les deux hommes, jumelles à la main attendent de voir les oiseaux, commentant avec émotion et enthousiasme les rapides apparitions d’un martin pêcheur ou d’un oiseau de proie dont ils ignorent le nom. Axel fait le récit de son arrestation, de son procès et de la manière dont on l’a transformé en ennemi public. Rien dans sa manière de s’exprimer ne laisse présager une pensée terroriste, dogmatique ou autoritaire. Pour la première fois dans le film, le son est synchrone : on a accès aux visages de ceux qui parlent et écoutent. Une relation d’amitié se tisse entre les deux hommes, ils se regardent, discutent et construisent les modalités d’un échange qui les inscrit dans le monde. Les oiseaux observés se mettent à les regarder. L’effet de contraste est assuré avec les séquences où le réalisateur met en scène ses échanges avec les voix aveugles et bureaucratiques de l’armée qui, après avoir pris connaissance du projet du film, lui refusent l’accès à tout site militaire.

Quand Axel dit : “La vie entière est observation”, le réalisateur lui répond : “Mais la question est de savoir qui observe qui.” Dès la première image du film est interrogé le statut de la caméra. Un oiseau vient frapper contre une surface de verre, probablement la vitre d’un immeuble. Nous assistons impuissants à la scène, conscients que la caméra redouble dans son dispositif la surface vitrée contre laquelle l’oiseau vient se blesser. Mais la caméra enregistrant ce micro-événement devient aussi l’outil de réversibilité du regard. C’est la même opération de renversement qui a lieu quand, à plusieurs reprises, le réalisateur scrute les militaires des différentes bases en train de guetter ou de patrouiller pour repérer les éventuels curieux non tolérés que nous sommes. Comme dans un miroir sans tain, nous voyons les militaires nous observer et à deux reprises, ils ne nous voient pas : c’est alors que le spectateur est mis dans la même position que le réalisateur. La caméra est l’outil d’une stratégie d’observation militaire dont nous aurions la conscience ; elle nous permet de scruter l’observateur sans être vu et de prendre conscience de la nature de notre regard, de dépasser un simple rapport d’observation technique. Quand la caméra est arrimée à un avion, elle nous donne à voir des images de contrôle ou de repérage topographique, mais elle adopte aussi le point de vue depuis lequel les oiseaux voient le monde. Depuis l’observation du réel, le film nous ouvre à une autre manière d’être au monde, à une autre façon de l’habiter, en rupture avec toute dimension instrumentale du regard. Donnant à voir la face invisible du visible, ce n’est pas tant une dimension transcendantale de l’existence qui est recherchée, mais bien plutôt un accès au hors champ politique et militaire de nos sociétés de contrôle dont la guerre menée en Afghanistan n’est qu’un des symptômes.

Le Jour du moineau offre une réinterprétation contemporaine et écologique du Romantisme allemand : habiter le monde en poète relèverait avant tout d’une construction politique du regard, d’une ouverture des outils de vision vers leur capacité à inscrire l’observateur dans une expérience concrète de la présence et de son environnement.

 

Judith Abensour (février 2015)