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Rencontres au sommet

Rencontres au sommet
Deux documentaires convoquent l’insaisissable Luc Moullet : sujet du premier, L’Homme des Roubines (2000) de Gérard Courant, il est réalisateur du second, Catherine Breillat, la première fois, dans la collection Cinéma, de notre temps. Double occasion de revenir sur l’œuvre et la personnalité d’un des cinéastes français les plus singuliers.

Luc Moullet a ce talent des grands cinéastes : une vision si singulière qu’elle semble dépasser ses films et influer durablement sur la manière même dont nous percevons le réel après les avoir vus. Tati, de manière similaire, provoque ce type de perceptions saisissantes quand nous nous trouvons dans des lieux de foules (aéroports, fêtes, grands magasins), qui ressemblent à s’y méprendre aux décors de ses ballets absurdes et maladroits. Chez Luc Moullet, ce sont plutôt des petites choses, écarts ou bizarreries des individus avec leurs désirs, leurs peurs et les lieux qu’ils traversent (avec une prédilection particulière pour les hauts sommets).

Mais Moullet est lui-même un drôle d’oiseau, à l’humour pince-sans-rire, que nous ne sommes jamais sûr de comprendre vraiment. Se confronter à lui est un peu comme rencontrer un de ses doubles filmiques, et il semble avoir en cela autant de pouvoir sur ceux qui le filment que sur ses propres spectateurs. Les cinéastes qui se risquent à le filmer sont obligés de composer avec cette personnalité insaisissable qui mêle décalage et clarté, déclarations abruptes et comiques, maladresse et pragmatisme, idiotie en même temps que savoir cinéphilique impressionnant et intelligence d’une rare finesse. Antérieur à Luc Moullet, la ruée vers l’art d’Annie Vacelet (2005), qui mettait déjà le cinéaste au sein d’une mise en scène déréglée, cloîtrée dans un petit espace clos, L’Homme des Roubines de Gérard Courant voyage avec Moullet dans différents lieux montagneux des Alpes du Sud, notamment les Roubines, liés à sa propre histoire et décors de nombre de ses films.

 

la liste

Suivant l’étrange humour du cinéaste, Courant met en place un dispositif de mise en scène à la fois simple, drôle et surprenant : les vingt-et-un lieux montagneux visités sont classés par ordre de hauteur croissant, introduits par Jean Abeillé (fidèle acteur du cinéma de Moullet, mais aussi de Mocky), et dans chacun se déroule une petite scène où intervient Moullet, accompagné parfois d’un extrait de film tourné à cet endroit ; il se comporte comme un guide touristique dans son "domaine" pour raconter une anecdote, décrire le lieu et ses transformations dans le temps, préciser ses méthodes de tournage ou sortir une formule dont il a le secret.

Cette manière à la fois méthodique et drôle, en faisant la liste ou le compte des hauts lieux de Moullet et en y superposant biographie et filmographie, est passionnante, pour plusieurs raisons. La première est que la liste, comme le disait Serge Daney, est l’attribut par excellence du cinéphile, et que l’on retrouve ce dispositif dans toute l’œuvre de Moullet : on peut penser tant à ses personnages des Sièges de l'Alcazar (1989) qu'à des films construits de manière méthodique et obsessionnelle tels Essai d’ouverture (1988, qui détaille les différentes façons d’ouvrir une bouteille de Coca Cola) ou Barres (1984, qui s’attache à la fraude dans le métro). La seconde raison est que ce dispositif modifie radicalement le genre documentaire : Courant déplace la narration classique (présente aussi bien dans le documentaire que dans la fiction) d’une ligne temporelle à un plan géographique. Ce qui permet d’éviter tout enfermement de la figure du cinéaste dans une histoire linéaire, et de donner à voir un portrait en facettes, où percent ça et là des traits du cinéaste, non synthétisables. Il y a une sorte de clôture du sens, circonscrit à l’espace montré, qui évite toute généralisation, en même temps qu’elle appelle la modestie. Avec sa narration topographique, Courant rapproche aussi sa manière de faire de celle d'un Moullet cinéaste de l’espace, pour qui l’environnement matériel (aussi bien des corps que des décors) influe grandement sur la narration – d’où l'importante dimension burlesque de ses films. Un burlesque de petite taille, moins acrobatique et impressionnant que celui de Keaton, plus grinçant que gracieux, en un sens domestique et amateur.

 

burlesque

Ce burlesque se retrouve dans L’Homme des Roubines, notamment dans une scène (Ribier, 560 mètres) où Moullet met à exécution, ligne à ligne, le protocole d'ouverture décrit par son frère pour entrer dans la maison (en mauvais état) qu'ils possèdent. Le comique réside entièrement dans la manière dont Moullet effectue à la lettre une succession d'actions brinquebalantes, à la limite de l'absurde, qui n'ont pas tant pour but de nous "faire visiter" que de nous montrer ses propres mouvements, la manière dont il se dépêtre avec des objets, sans qu'il soit possible de distinguer la part de jeu de la part documentaire “réelle”.

“La fiction est à l’intérieur, le documentaire à l’extérieur” disait Luc Moullet à Annie Vacelet dans La Ruée vers l’art, et le film de Gérard Courant paraît justement osciller entre les deux genres : il fait du cinéaste une sorte de showman qui nous reste toujours opaque. La manière dont il s’exprime exclut effectivement toute empathie ou émotion, alors même que sont abordés des thèmes intimes, par exemple celui de la folie, à la fois familiale (la grand-mère) et géographique – le dernier long métrage en date du cinéaste, La Terre de la folie (2010) traite justement de cet étrange triangle de la folie circonscrit aux Alpes du Sud.

On voit aussi ressortir un étrange rapport à l’argent : des problèmes de production aux impôts, en passant par de l’argent tombé du ciel grâce à une erreur informatique ou la proposition de vente directement adressée au spectateur d’un champ appartenant au cinéaste ! Ce n’est pas pour rien que Moullet mentionnera (comme il le fait dans La Ruée vers l’art) le “stade anal” psychanalytique qu’un critique avait noté dans son œuvre, évoquant par là les pratiques coprophages de sa grand-mère enfant !

 

 

L’Homme des Roubines joue donc perpétuellement sur des points limites, en même temps qu’il s’évertue à donner le plus de points de vue possibles. Placer Moullet perpétuellement en situation lui permet de montrer la manière dont l’art et le savoir du cinéaste sont toujours issus de l’expérience ; Moullet autant que Courant jouent et créent avec les éléments matériels à leur portée : décor naturel, histoire locale, situation sociale, ou même films des autres.

 

le spectateur-critique

Car Luc Moullet n’est pas seulement cinéaste, mais aussi, comme ses contemporains de la Nouvelle Vague, un excellent critique de cinéma. Et c’est dans la position du critique plus que celle du cinéaste que s’ébauche le dialogue avec Catherine Breillat dans Catherine Breillat, la première fois. Jamais ne sera abordée la différence de génération entre les deux cinéastes (le premier issu de la Nouvelle Vague, la seconde de la génération qui suit), et leur échange ne sera pas non plus un dialogue entre créateurs, mais bien celui d’un spectateur-critique avec une cinéaste dont il admire le travail – dans l’esprit d’ailleurs de la collection Cinéma, de notre temps où l’œuvre d’un cinéaste est analysée par ses pairs.

Plus qu’un film entre, un film sur donc, qui s’attache aux trois premiers films de la réalisatrice (Une Vraie Jeune Fille, 1976, Tapage nocturne, 1979, 36 fillette, 1988) ainsi qu’À ma sœur (2001) et Anatomie de l’enfer (2004). Moullet filme Catherine Breillat en un seul plan fixe (à l’exception d’un plan en extérieur), très bien construit : la masse sombre d’un piano barre en oblique l’arrière-plan sur lequel la cinéaste, en plan taille, se détache auréolée de blanc. La largeur du cadre lui permet d’accompagner sa parole avec des gestes amples de la main, offrant au plan fixe un beau mouvement intérieur.

Moullet s’attache au thème de la première fois, et évoque, face caméra, sa première vision d’Une Vraie Jeune Fille et de Tapage nocturne dans ce qui ressemble à une critique de film parlée. Tout au long de l’entretien, Moullet oscillera entre de pures questions de mise en scène (parfois assez techniques) et son interprétation (très personnelle) des films. Certaines questions ou déclarations incongrues (“c’est la première intrusion de la bulle au cinéma”, à propos de Tapage nocturne, ou “vous avez été la première à montrer un jean troué”) troublent au premier abord la cinéaste, qui, pourtant, ne se laisse pas démonter et en profite pour expliciter, tant à l’aide de son histoire personnelle que d’anecdotes de tournage, ses choix de mise en scène.

Le film tient beaucoup sur ces écarts qui s’ébauchent dans toute rencontre entre un spectateur et un créateur. Tandis que Moullet théorise, en mettant en relief des figures (le cercle, par exemple) ou des scènes, Breillat défend une vision plus intuitive. Les témoignages de Pascale Chavance et Roxane Mesquida, respectivement monteuse et actrice d’À ma sœur, s’accordent sur la manière très émotionnelle avec laquelle travaille la réalisatrice. Alors que Moullet décrit la scène de la lettre dans l’escalier du square Caulaincourt de Tapage Nocturne et évoque l’effet qu’y donne l’utilisation d’un téléobjectif, Breillat répond : “Je n’y connais rien en technique, je sais si c’est beau ou pas beau ! C’est tout.” Etant lui-même sensible au sujet, Moullet la questionne sur le traitement de l’espace et des lieux. Elle évoque la manière dont elle intervient sur tous les aspects visuels, sur les couleurs (dans Une Vraie Jeune Fille), le rendu du vomi ou du sang pour créer un effet réaliste qui provoque le dégoût ou la sidération du spectateur.

Si la rencontre entre Moullet et Breillat peut sembler surprenante au premier abord, on s’aperçoit vite qu’ils ont en commun cette manière particulière de provoquer trouble et interrogations chez leurs spectateurs. “A un moment, je disais que le cinéma c’était de matérialiser les interdits, et laisser les gens interdits !” dit-elle. De fait, ce que pourraient partager les deux cinéastes est une certaine dimension anarchiste, un refus des conventions aussi bien stylistiques, que morales ou narratives. Breillat s’attacherait à extérioriser l’intime jusqu’à l’obscène et au malaise, tandis que Moullet jouerait plus (grâce à l’humour et l’absurde) sur les limites de nos perceptions. Breillat, Moullet et Courant sont donc logiquement en guerre contre le naturalisme (et sa vraisemblance qui n’est en réalité qu’une sorte de bienséance). Ils restent cinéastes de l’expérience, composant avec toutes les parts de notre réalité qui échappent habituellement à la représentation. En élisant des sujets et des objets bas (sexualité pour Breillat, absurde ou bêtise chez Moullet), habituellement évités ou méprisés par le cinéma dominant, ils construisent une nouvelle politique des hauteurs, modifiant radicalement la perception de notre espace réel.

 

Pierre Eugène (décembre 2012)