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Reporters en guerre

Reporters en guerre
Vietnam, la trahison des médias poursuit la réflexion menée depuis près de trente ans par le documentariste Patrick Barbéris sur ces images qui ont façonné l’imaginaire historique et la mémoire politique du XXe siècle.

Après plusieurs réalisations dédiées aux icônes communistes 1, à l’histoire coloniale française 2 ou aux images de guerre 3, Patrick Barbéris renoue avec son sujet de prédilection, un sujet exactement situé à la confluence de ces trois thématiques : le Vietnam.

Vietnam, la trahison des médias se concentre autour de la bataille du Têt (1968). Le XXe siècle est alors en plein désarroi et le colonialisme apparaît comme un dogme indéracinable : la Grande-Bretagne a converti son empire en Commonwealth et les États-Unis ont construit en Asie du Sud-Est un régime hybride sur les ruines encore fumantes de l’Indochine française. L’Histoire semble bégayer, ressasser les mêmes tragédies, prenant à peine le temps d’actualiser les noms des protagonistes.

Dix ans après la Bataille d’Alger, victoire militaire et désastre politique au cours de laquelle s’est joué le destin de la dernière colonie française, la Bataille du Têt voit les États-Unis s’enliser à leur tour dans une guerre de contingent que l’opinion publique ne tarde pas à maudire. Rétrospectivement, la France de 1958 dispose de deux avantages sur les États-Unis de 1968 : non seulement ses défaites de 1940 et de Diên Biên Phu l’ont rendue assez circonspecte sur sa communication de guerre, mais les médias audiovisuels n’en sont alors qu’à leurs balbutiements.

Les États-Unis, chantre du monde libre et du containment, ne connaissent eux, en 1968, ni cette retenue un peu piteuse, ni cette communication décalée qui ne produit des images qu’à retardement (les Actualités filmées, comme les photos de presse écrite, avaient souvent une semaine de retard sur les événements au cours de la guerre d’Indochine ; quant à la radio pendant la guerre d’Algérie, aussi rapide qu’ait pu être son temps de réaction, le récit oral a forcément sur l’imaginaire un autre impact que les éléments visuels). C’est un fait, l’armée américaine au Vietnam inaugure à son corps défendant l’ère du multimédia et de l’information à chaud…

Patrick Barbéris revient sur cette dimension expérimentale de l’information à la fin des années 1960 en mêlant des images extraites des archives des principales chaînes d’information (ABC, BBC, CBS, CNN, entre autres) avec des interviews aujourd’hui des principaux protagonistes (photographes et journalistes, correspondants de guerre d’agences de presse, de journaux ou de télévision, mais aussi officiers des Marines). Construit en deux temps, le film consacre une première partie (52 minutes sur un total de 90) à un exposé très historique de la bataille du Têt, et une seconde à une mise en perspective du rôle des médias en temps de guerre (propagande, censure, autocensure, formatage et conditionnement de l’opinion, etc.). Il présente ainsi le laboratoire médiatique que fut la guerre du Vietnam, en tant que genèse des stratégies d’information mises au point tant par les militaires que par les journalistes lors des conflits suivants.

Les images et les témoignages compilés dans la première partie démontrent tous l’indéniable professionnalisme des reporters présents sur place, capables de restituer aux familles américaines, par leur propre angoisse, la violence des combats et la détresse des jeunes Marines.

Pourtant, d’emblée, le documentaire propose quelques interventions dissonantes : celle du général Robert Scales (ancien directeur de l’École de guerre) par exemple, pour lequel le Têt serait “le début de la fin de l’histoire d’amour entre les médias et l’armée” ; celle encore du général George Ron Christmas (Président du musée des Marines) qui dénonce certains abus de mise en scène, notamment des images choquantes de corps de Marines blessés, entassés à l’arrière d’un tank, suggérant une véritable hécatombe dans les rangs américains alors même que l’opération qu’elles illustrent n’a fait aucun mort.

Il faudra attendre d’aller plus avant dans le documentaire pour en savoir plus ; pour l’heure tous les témoignages civils et militaires s’accordent pour souligner la vulnérabilité américaine, notamment au moment de l’attaque de l’ambassade américaine de Saïgon que Ron Steinman (rédacteur en chef du bureau de NBC) qualifie de “huge propaganda plan” (littéralement “une opération de propagande de grande envergure”, traduit un peu vite par la voix off par “une superbe mise en scène”). L’ensemble des voix américaines présentes sur le terrain, qu’il s’agisse de l’armée prise par surprise ou des journalistes sous le choc de l’attaque urbaine (alors que tous envisageaient ce conflit comme une guérilla de jungle), est donc unanime : le Viêt-cong cherche à prendre l’avantage par tous les moyens et conduit une opération kamikaze sur l’ambassade pour initier un nouvel axe de communication fondé sur la mise en danger de civils (civils américains puisque l’ambassade est réputée territoire national, mais surtout civils vietnamiens pris entre les feux adverses des embuscades en ville).

 

du Vietnam à l’Irak : l’avènement du journalisme embedded

La seconde partie du documentaire affronte donc la dimension polémique annoncée par le titre : les dérives d’une information insuffisamment contrôlée par l’armée. Donald North (ancien correspondant d’ABC) raconte que des années après la fin du conflit, poussé par la curiosité, il est allé dans les archives de la chaîne exhumer les bobines de pellicules transmises au fil des combats. Il a alors pu constater que sur la totalité de ses bandes, seules les premières minutes avaient été visionnées et montées pour être diffusées lors des journaux. Il ne s’agissait pas là d’une opération savamment orchestrée de censure, mais simplement d’un manque d’organisation face à un besoin de plus en plus pressant de réactivité dans le traitement de l’information. Les bobines arrivaient en salle de montage trop peu de temps avant le début du journal, et les monteurs, pris par le temps, ne pouvaient visionner l’intégralité des images tournées sur place.

Dans cette anecdote, si trahison des médias il y a, elle ne relève pas d’une volonté d’enfreindre des règles de communication dictées par les militaires, mais plutôt d’une faute d’éthique journalistique malheureusement induite par des structures inappropriées pour traiter une information dense et complexe en un temps limité.

 

 

Avec le Vietnam, les États-Unis ont certes fait l’expérience des dérives de l’information, mais c’est d’un excès de désinvolture à l’égard des médias – dont on ne mesurait pas encore à l’époque l’impact sur la population – qu’elles résultent, et non d’un excès de censure. Progressivement, au fur et à mesure que le président Lyndon Johnson sent l’opinion lui échapper, son équipe et l’état-major prennent conscience de l’influence de l’information sur l’issue de combats se déroulant pourtant de l’autre côté du globe.

Ron Steinman raconte ainsi, à la fin du film, comment les images d’une exécution sommaire en pleine rue perpétrée par l’un des alliés des Américains, le chef de la police sud-vietnamienne, le général Loan, ont été censurées lors de leur diffusion télévisée au motif que la vue du sang de la victime inondant la chaussée n’était pas convenable. Ces images, tournées par deux frères vietnamiens cameramen, ont été doublées d’une photographie publiée en Une du New York Times et qui a valu à son auteur, Eddie Adams, le prix Pulitzer.

Cette anecdote, illustrée par l’intégralité des images filmées sur le vif suivies du montage tronqué diffusé à l’époque, est l’un des éléments principaux proposés à la fin du documentaire. Il est d’ailleurs à regretter que la présentation de ces images aient lieu, elle, au début du film, au moment où Peter Arnett (ancien correspondant de l’Associated Press au Vietnam) explique les remords d’Eddie Adams, ancien Marine en Corée, devant l’usage politique que les Pacifistes ont fait de cette photographie pour dénoncer l’action de l’armée américaine au Vietnam (Arnett précise même qu’Adams, à la fin de sa vie, est allé présenter ses excuses au général Loan). Eddie Adams avait le sentiment intime que par cette photographie – alors qu’il exerçait tout simplement son métier, – il avait trahi son pays…

L’idée de trahison par le photoreporter lui-même est ici intéressante et aurait pu être développée par le documentariste. L’autocensure journalistique, par excès de patriotisme ou simplement par trop-plein des horreurs de la guerre, existe inévitablement.

La fin du documentaire est particulièrement intéressante et permet de comprendre pourquoi les rapports ambigus entre les reporters et l’armée sont plus que jamais un sujet d’actualité. Patrick Barbéris la consacre à la mise en place des stratégies de communication par l’armée américaine allant du refus de toute présence journalistique sur les théâtres des opérations (opération Tempête du désert pendant la première guerre en Irak) jusqu’à la collaboration totale des journalistes embedded, en passant par la formation d’élites militaires à des métiers du type “attaché de presse” afin de gérer l’image des conflits.

Au-delà des innovations techniques permettant à des reporters de restituer les événements vécus sur le terrain en temps réel, la bataille du Têt a véritablement initié un nouveau mode de combattre et donc de nouvelles représentations de la guerre : désormais les affrontements ont lieu en milieu urbain pour sensibiliser et mobiliser l’opinion publique et faire naître de ce désarroi des sentiments extrêmes (soutien indéfectible ou, à l’inverse, refus obstiné) face à l’engagement militaire américain à l’étranger. Vietnam, la trahison des médias dresse alors un rapide aperçu des images marquantes du Vietnam comparées à celles du Liban, de la Somalie, d’Israël, de la Bosnie, de la Tchétchénie ou de l’Irak.

Certes, la démonstration est convaincante et l’on ne peut que souscrire à l’hypothèse d’une mise en scène commune de ces conflits, mais celle-ci est-elle le fait d’un cahier des charges fourni par l’armée ? D’une évolution dans les modes d’affrontement initiée lors de la bataille du Têt et qui tend à uniformiser l’expression de tous les conflits contemporains ? Ou d’un certain formatage de l’information pour répondre aux attentes et aux besoins du public ?

A la fin du documentaire et en regard de son titre, le spectateur reste avec ces questions : les médias trahissent-ils ? Qui ? Eux-mêmes ? La politique internationale de leur pays ? L’armée ? Qui trahit qui ? Un point d’interrogation à la fin du titre n’aurait-il pas été nécessaire pour nuancer les idées aujourd’hui préétablies sur les rapports conflictuels entre guerres et médias ?

Patrick Barbéris souhaitait d’évidence initier, à l’heure d’un conflit en Irak dont les images sont quasiment absentes de nos écrans, une réflexion sur la liberté de la presse en temps de guerre, ses modalités d’expression, son éthique, ses limites personnelles ou politiques. Entre son ambition (présenter les origines de l’information audiovisuelle de guerre moderne) et ses moyens (les images de la guerre du Vietnam), le film propose deux documentaires en un, l’un sur la bataille du Têt, l’autre sur les reporters de guerre au Vietnam, certes précurseurs, puisqu’à la manière du présentateur vedette de CBS Walter Cronkite, ils ont eu l’audace de proposer quelque chose de personnel et d’innovant, prenant la parole en leur nom propre pour exprimer la voix du plus grand nombre.

 

Delphine Robic-Diaz, décembre 2009.

 

1 Cf. catalogue Images de la culture : La Foi du siècle, 1999, 4x52’, et Roman Karmen, un cinéaste au service de la révolution, 2001, 90’.

2 Cf. Les Ombres du bagne, consacré au bagne de Guyane, 2006.

3 Cf. Le Siècle de Verdun, 2006.