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Revers de fortune à Bollywood-Belleville

Revers de fortune à Bollywood-Belleville
Etoile de la Scam 2014 et primé au festival Filmer le travail de Poitiers, Dayana Mini Market de Floriane Devigne narre, sous influence bollywoodienne, les joies et déboires d’une famille d’origine sri-lankaise à Paris.

Triées par ordre de grandeur, les pièces sont jetées d’un bac à un autre. La menue monnaie est comptée et rangée par les mains de la jeune Dayana et de sa mère. Scintillant dans le cadre, ce trésor est loin, pourtant, de pouvoir couvrir les dettes mirobolantes contractées par les Kamalanathan. Au cœur du film de Floriane Devigne, la perception de l’écart entre la multitude des pièces et la capacité d’échange qu’elles recèlent traduit la valeur paradoxale de l’argent, dont l’omniprésence reflète, contre toute attente, le sentiment de manque pour cette famille en pleine détresse financière.

Aux occurrences physiques de la monnaie qui s’échange de main en main répondent des représentations dématérialisées – l’affichage numérique sur le péage à l’entrée de Rungis ou à la caisse du centre commercial – et surtout, des créances bien plus imposantes : factures, assignations de remboursement ou pénalités toujours plus nombreuses, importantes, et difficiles à honorer.

En répondant à la commande d’Arte pour la collection Une Place au soleil, composée de six films questionnant sur un ton espiègle la relation entre rêve et fortune, Floriane Devigne a choisi de s’intéresser à la façon dont l’argent conditionne la vie de tous les jours. Apprenant que ses voisins ont été expulsés de leur logement suite au retard de remboursement de l’une des échéances de leur crédit, elle suit de près leurs efforts pour sortir de cette mauvaise passe.

D’origine tamoule, Nalini et son mari se sont installés à Paris voilà trente ans pour fuir la guerre au Sri Lanka, et ont ouvert une épicerie dans le quartier de Belleville. En les filmant, confinés dans leur arrière-boutique avec leurs trois enfants, la réalisatrice prend le contre-pied absolu de l’air du temps et de la moisson de documentaires post-crise des subprimes qui décortiquent au niveau macroéconomique les raisons et conséquences du krach boursier. Elle détache ainsi le terme de marché de son acception de place financière où s’échangent et se négocient des actifs, pour le traiter sous celle, plus pragmatique et quotidienne, d’épicerie.

 

degré zéro du capitalisme

Ce choix du concret contre le dématérialisé et du (très) local contre le globalisé fait des époux Kamalanathan les chantres d’une forme de degré zéro du capitalisme. Minuscule devant les piles de cartons amoncelés dans les hangars de Rungis, le père accomplit sa mission sans cesse recommencée : convertir chaque jour les denrées de l’épicerie acquises auprès de fournisseurs en chiffre d’affaire qui lui permettra de s’acheter lui-même des marchandises. Car en miroir de son activité commerçante, la famille est filmée dans son désir de dépenser, apparemment renforcé par sa pauvreté récente. Dans un centre commercial d’un blanc étincelant, contraste absolu avec le taudis occupé au quotidien, la fièvre d’achats atteint son paroxysme à l’approche des fêtes de fin d’année, comme le veut la tradition occidentale. Transformer des billets en biens de consommation, voilà bien le super pouvoir de “la machine à rêves de Noël”. Ce titre du catalogue d’une enseigne d’électroménager renvoie, avec une pointe d’ironie, à la formulation de la commande d’Arte : questionner la réalisation des rêves. Se faire une place au soleil de la société consumériste, ce serait, visiblement, acheter, mais surtout acquérir du superflu. En regard de la litanie des dépenses de première nécessité en carburant, péage, nourriture, surgit le désir d’acheter une tablette numérique, un appareil photo ou des robes de soirée. Le rapport entre le principal et l’accessoire vient souligner le lien équivoque qui unit le rêve de la consommation et le cauchemar du surendettement.

Le grand écart est permanent entre des sommes insignifiantes (pour un impayé de 164€, la famille a été expulsée de son logement) et astronomiques (les 30 000€ réglés en liquide qui ne suffisent pas à étancher la dette, ou les 12 000€ versés en trop selon les calculs du père). Les montants évoqués deviennent absurdes à force de perdre le sens des proportions. Il en ressort un effet de dissolution de la valeur de l’argent, qui, paradoxalement, semble perdre ses propriétés chiffrables à mesure que la famille s’efforce de le comptabiliser. Du dérisoire au mirobolant, se joue le balancement entre le vital et le futile, qui donne à comprendre que la richesse ou la pauvreté se perçoivent bien davantage comme la construction subjective d’un rapport à l’argent que comme le cumul objectif de possessions.

 

 

 

Comme le théorise Marcel Mauss dans son Essai sur le don - Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1924), la dette constitue une forme d’échange social qui crée un véritable lien entre débiteur et créditeur et contribue à faire société. A travers les exemples de tribus mélanésiennes ou de l’Ouest de l’Amérique, il fait apparaître que “la circulation de la richesse n’est qu’un des termes d’un contrat plus général et plus durable”. Dans l’exiguïté d’un appartement de banlieue, la réunion de la tontine vise à rappeler à chacun des contractants les dates et les montants des échéances du prêt conclu en commun et vire au conflit. Néanmoins, le lien qui unit ses participants est bien réel, contrairement à celui, rompu, avec l’organisme de crédit, menace invisible et inaccessible, qui dénie à ses débiteurs la relation consubstantielle à la dette.

Rendue caduque par le manque de réciprocité, la relation entre les Kamalanathan et la société bancaire met à mal le principe même de capitalisme. Dépités face à des accusations qu’ils comprennent mal, les parents reportent sur les aînés de leurs enfants la responsabilité de s’adresser aux représentants de l’administration, comptant sur leur connaissance de la langue et des institutions françaises. De son côté, le benjamin interroge son père sur les tenants du procès qui les oppose à la banque et conclut que ses parents auraient été plus sages d’acquérir comptant leur logement plutôt que de le louer. Avant de convenir, résigné, que seuls des Français pourraient se le permettre.

Car à la faillite du petit commerce qu’ils ont ouvert sept ans plus tôt en espérant vivre mieux qu’avec un travail salarié, s’ajoute la douleur plus profonde de voir remis en cause leur sentiment d’intégration à travers leur incapacité à honorer leurs créances. Bien plus que l’empêchement d’acquérir des biens de consommation, l’argent, ou en tout cas son bon usage, permettrait d’accéder à une place dans la société, à défaut d’une place au soleil. Même si Nalini exhorte ses enfants à s’intégrer par l’éducation, le rapport entre richesse matérielle et spirituelle atteint sa limite lorsqu’elle oppose à Dayana qui entend porter les valeurs de la culture tamoule lors de l’élection de Miss Sri Lanka en France, qu’elle n’a pas d’argent pour lui acheter des robes.

 

l’argent expliqué aux parents et à leurs enfants

Entre bonne et mauvaise fortune, la nature aléatoire et volatile de l’argent trouve sa traduction en image dans l’une des chansons du film, interprétée à la mode des comédies musicales de Bollywood. Alors que le père exprime son amertume d’avoir perdu tout ce qu’il avait gagné, son visage apparaît, démultiplié sur les trois images d’une machine à sous. Le souhait de Floriane Devigne d’intégrer des passages chantés et dansés par les protagonistes du drame relève d’une volonté de contourner le dispositif de l’interview classique tout en comblant les trous du récit laissés béants par le tournage en cinéma direct. Sortant les protagonistes de la tristesse exiguë de leur quotidien, cette mise en scène les propulse dans des univers imaginaires clinquants. Mais surtout, ce choix résulte du désir de traiter la gravité de son sujet sur un mode léger. Les trois chansons qui émaillent les mésaventures des Kamalanathan viennent redonner sa place au rêve, qu’il soit déçu ou plein d’espoir dans un contexte de désastre.

Lors d’une autre crise financière, celle de 1929, le cinéma avait aussi traité sans misérabilisme le désastre économique. Dans Le Million (1931), René Clair fait chanter les joies et peines d’un artiste sans le sou qui se réjouit d’être le vainqueur de la loterie avant de s’apercevoir que le billet gagnant lui a été subtilisé. En mettant en scène la fortune et ses brusques revers, Dayana Mini Market cherche la façon de montrer formellement qu’en période de crise économique plus que jamais, le cinéma peut rendre compte du fait que la roue de la chance ne fait que tourner.

 

Raphaëlle Pireyre (février 2015)