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Rock & Pandrogynia

Rock & Pandrogynia
Marie Losier a réalisé depuis 2002 de nombreux courts métrages en vidéo ou 16 mm avec la famille d’artistes (Mike et George Kuchar, Guy Maddin, Richard Foreman, Tony Conrad, etc.) qu’elle côtoie et met en scène de façon ludique dans des moments musicaux. En 2011, elle signe le long métrage The Ballad of Genesis and Lady Jaye, après avoir filmé sur plusieurs années la vie du couple de musiciens performers Genesis P-Orridge (Throbbing Gristle et Psychic TV) et sa compagne Lady Jaye. Le film a obtenu de nombreux prix ou mentions aux festivals de Berlin, Buenos Aires, Los Angeles et Lisbonne, ainsi qu’au Cinéma du Réel.

Au début des années 1990, l’artiste britannique Genesis P-Orridge, pionnier du rock industriel avec les groupes Throbbing Gristle et Psychic TV (formés l’un en 1975, l’autre en 1981), quitte Londres et s’installe à New York. Cet exil involontaire est le résultat du harcèlement policier qui accable la scène underground avec l’aide de la presse de caniveau à la solde de l’extrême-droite : les délations de News of the World (dont le scandale des écoutes téléphoniques a éclaboussé récemment toute la classe politique d’Outre-Manche) encouragent la répression contre les artistes qui s’attaquent au moralisme, à l’hypocrisie des conventions sociales, remettent en question les notions de genre et d’identité sexuelle, brisent les tabous encadrant les comportements et font voler en éclats les règles qui fixent les limites de l’expression artistique et musicale.

Poursuivi par les foudres de l’establishment depuis la radicalité sulfureuse de ses performances des années 1970 (un membre du parlement accuse son collectif COUM Transmissions, d’être les “démolisseurs de la civilisation”), menacé d’interdiction de visite à ses enfants, Genesis P-Orridge affronte l’acharnement hargneux des autorités jusqu’à l’absurde : le 15 février 1992, profitant de son absence alors qu’il voyage au Népal, une opération policière de grande ampleur, appuyée par un hélicoptère, est déclenchée contre sa maison de Brighton. Ses archives sont saisies, plus de deux tonnes de livres rares, enregistrements, films, manuscrits, photos, affiches représentant une vie de travail et d’expérimentations. La vision idyllique d’une scène anglaise libérale, favorable aux squats d’artistes, aux modes de vie les plus excentriques et à l’expérimentation tous azimuts, est sérieusement mise à mal à la lecture du livre de Barry Miles, London Calling. A Countercultural History of London since 1945 (Atlantic Books, 2010), d’où ces informations sont issues. De Francis Bacon à Johnny Rotten, l’histoire des galleries, clubs, librairies, squats, modes de vie, minorités ethniques et sexuelles, groupes musicaux, collectifs de créateurs, publications, se confond avec celle de l’intolérance conservatrice et de l’arbitraire policier soutenus par les tabloïds.

Au fil du temps, l’art et la culture populaires ont cessé d’être considérés comme une menace pour la société pour devenir des sources d’inspiration gratuites pour le commerce. Dès la fin des années 1960, mêmes les idées les plus extrêmes de l’avant-garde sont pillées par la publicité, la mode, le design, les arts graphiques. La société de consommation accapare la contre-culture. Aujourd’hui, certains artistes gèrent leur production comme une marque commerciale, avec la complicité des médias. Une part de notoriété scandaleuse est désormais indispensable aux artistes les plus chers du marché de l’art contemporain. Dans un retournement d’un cynisme et d’un mépris pour le public sans équivalent, la presse à sensation, qui salissait les créateurs iconoclastes en les traitant de délinquants, fait désormais ses choux gras des célébrités tapageuses incarnant la réussite la plus insolente et garantissant ses ventes. Les nouvelles formes musicales, commercialisées comme des marchandises rentables calibrées selon les goûts du public, les styles de vie non conformistes adoptés par les classes enrichies par la dérégulation économique, enfin la mondialisation et les communications instantanées ont mis fin à l’underground qui aujourd’hui, pour reprendre les termes de Barry Miles, “n’est plus un lieu, mais un état d’esprit”.

 

esprit libre

Fidèle à lui-même, esprit libre inflexible, irrécupérable par les faiseurs de mode et les marchands de soupe de tous poils, Genesis P-Orridge a emporté avec lui à New York ses dispositions à l’exploration des zones obscures de la psyché, des pratiques tribales transgressives et des rituels initiatiques. En 1993, il rencontre une jeune femme infirmière le jour, dominatrice professionnelle la nuit, mais qui explore aussi des formes extrêmes de théâtralité. Elle a la moitié de son âge et se fait appeler Lady Jaye. Coup de foudre réciproque, ils se marient. The Ballad of Genesis and Lady Jaye, réalisé par la cinéaste franco-new-yorkaise Marie Losier, évoque en détail l’histoire de cette relation amoureuse d’un romantisme hors du commun, doublée d’une intimité artistique aux dimensions vertigineuses. Passionnée de peinture, de littérature et d’arts de la scène, Marie Losier a déjà réalisé plusieurs films consacrés aux cinéastes d’avant-garde George et Mike Kuchar, Guy Maddin et au metteur en scène Richard Foreman.

 

 

Elle est également l’auteure de Tony Conrad DreaMinimalist (2008), un portrait remarqué du compositeur et cinéaste Tony Conrad. Le tournage de son portrait croisé de Genesis et de Lady Jaye s’est prolongé sur une période de sept années. Marie Losier pose un regard généreux, vibrant d’empathie, sur les aspects les plus troublants de leurs activités publiques et privées. S’ils font de la musique ensemble avec le groupe de rock psychédélique Psychic TV, fondé par Genesis en 1981, leur projet central, baptisé pandrogynia, consiste à recourir à la chirurgie plastique pour se transformer en copie l’un de l’autre. Sans aucun doute l’effet ultime d’une influence marquante, celle exercée par la rencontre et les relations de Genesis avec ses mentors des années 1970, les poètes beat William Burroughs et Brian Gysin ; une version charnelle du cut-up, la stratégie de création poétique inventée par l’un, expérimentée par l’autre, accompagnée d’une recherche spirituelle, guidée par un principe romantique : “La quête d’un moyen d’être si totalement unis l’un à l’autre que même la mort ne pourra nous séparer.” Chevelure peroxidée, lèvres refaites, maquillage appuyé, dents en or, tatouages, lingerie, cuir et dentelles sexy, Genesis a poussé sa transformation anatomique jusqu’aux implantations mammaires. Depuis, Madame Breyer P-Orridge, née Neil Andrew Megson à Manchester en 1950, a adopté le genre féminin et élaboré sa nouvelle identité à partir du nom de son épouse, Jacqueline Breyer.

Le film est construit à partir des archives personnelles du couple et des images tournées en 16 mm par la réalisatrice : moments de vie quotidienne entre amis, dans le métro, au parc avec le chien, activités domestiques dans la cuisine, ménage en gants de caoutchouc et robe de soirée, greffes de peaux et opérations chirurgicales vécues ingénument comme des rituels qui repoussent les frontières biologiques, enchaînement d’instantanés d’une tournée de Psychic TV, extraits musicaux mis en scène et en costumes, duos de violons avec Tony Conrad. Sous une apparence de drag queen caricaturale empâtée par l’âge, sanglée dans des tenues suggestives kitchissimes qui défient les limites ultimes du mauvais goût, Genesis conserve une sorte de légèreté angélique, une grâce perverse irrésistible. De longs entretiens font revivre sa poignante histoire d’amour avec Lady Jaye, son alter ego espiègle et fragile, emportée brutalement en 2007 à l’âge de 37 ans. Le tournage du film s’est interrompu, le temps pour Genesis de se relever d’un chagrin dévastateur. Marie Losier a abandonné sa caméra pour n’être plus qu’une amie attentive. Et puis Genesis a souhaité poursuivre la réalisation du film en hommage à Lady Jaye. Le tournage a encore pris deux ans.

Les magasins de trois minutes de la caméra Bolex imposent au film un rythme de collage échevelé. Une bande son sophistiquée, constituée de nombreuses couches d’enregistrements mixés, accompagne les images parfois muettes de la cinéaste : la force poétique de cette synchronisation faussement aléatoire n’altère en rien la précision documentaire du film. Les œuvres de Marie Losier résultent d’un artisanat héroïque : réalisés sans argent, mis en décors et costumes, tournés et montés par ses soins, leur liberté poétique, leur absence de linéarité bouleversent les canons ordinaires du documentaire. En résonnance profonde avec leurs sujets, ils en traduisent la pureté absolue, les engagements sans compromis, la rigoureuse exigence d’authenticité, avec une inventivité formelle joyeusement débridée.

Genesis révèle une personnalité exubérante, dont la radicalité, l’humour et la sensibilité imprègnent tous les aspects de sa vie, les réussites comme les échecs, les moments d’euphorie exaltée et les chagrins écrasants. The Ballad of Genesis and Lady Jaye saisit les paradoxes bouleversants, les illuminations et les souffrances qui accompagnent cette alchimie improbable, terrible et sacrée, inaugurée en leur temps par les surréalistes, puis les situationnistes : la transformation de la vie en art.

 

Anaïs Prosaïc, décembre 2011