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Scénario perdu de vue

Scénario perdu de vue
Avec Don’t say yes until I finish talking !, Michel Ferry part sur les traces d’une histoire abracadabrante racontée par son père, Christian Ferry, producteur sur le film Le Grabuge d’Edouard Luntz, dont le tournage s’égara au mi-temps des années 1960 sur plusieurs années et plusieurs continents. Notes du réalisateur.

Cela faisait des années que j'entendais, ici et là, le nom de Luntz. S'y associait un film mémorable, me disait-on, et un procès retentissant. De Zanuck, figure tutélaire des débuts de carrière de mon père, j'avais toujours entendu parler.

Un soir, au cours d'un dîner copieusement arrosé, alors qu'un ami avocat mentionnait le nom de Luntz, Le Grabuge et la jurisprudence établie par le procès, mon père nous lâcha l'histoire, nous faisant un récit parsemé de ses fous rires, avec force détails sur la fabrication rocambolesque du film.

Le lendemain, je décidai d'en faire un documentaire dont la fabrication fut pratiquement aussi épique que celle de son sujet. Au début, je pensais assez naïvement que ce serait l'histoire du petit poisson qui s'attaque au grand, du petit français, Luntz, qui s'en prend au monument américain, Zanuck. Très vite, je me rendis compte que la réalité était beaucoup plus complexe, que l'histoire n'était pas tout à fait celle que mon père m'avait racontée, mais pas tout à fait celle que me racontaient les proches de Luntz. Et peu à peu, le sujet, le propos du film évolua. C'est le grand plaisir du documentaire, on est dans l'enquête et l'histoire nous guide, plutôt que l'inverse comme c'est le cas dans la fiction. Sauf à vouloir faire une démonstration, ce qui n'était pas mon cas.

A cette occasion, je découvris aussi combien l'époque du film était, elle aussi, extraordinaire. La fin des 30 Glorieuses, la Nouvelle Vague au faîte de sa réussite, le Cinema Novo et la bossa nova, Mai 68, l'assassinat de Kennedy, le nouvel Hollywood… Ça fait beaucoup, non ? Quand, au milieu de tout ça, se pose la question de la création et de son économie, des chemins de traverses qui les accompagnent, et du risque d'égarement qui va forcément avec.

 

 

 

Il y a une histoire que j'aime beaucoup que racontait Fellini : il est dans son bureau à Cinecitta, assis à sa table de travail. Il rédige une longue lettre à son producteur pour lui expliquer qu'il est absolument désolé, mais il a oublié le sujet de son film et ne peut donc plus le faire. Ils doivent renoncer à ce tournage bien qu'ils soient en pleine préparation. Il s'apprête à la signer lorsqu'il entend son nom. Quelqu'un, dehors, l'appelle "Dottore, Dottore". Il va à la fenêtre et là, un constructeur de décor l'invite à venir sur le plateau boire un verre en l'honneur de sa fille qui vient de naître. Fellini descend, les rejoint sur le plateau et tout en buvant son verre, regarde le décor qui commence à naître, les ouvriers qui fêtent cette naissance (celle de l'enfant, mais peut-être aussi celle du film ?). Et Fellini se dit qu'il ne peut pas arrêter comme ça, mettre tous ces gens au chômage. Et comprend qu'il a trouvé le sujet de son film : ce sera l'histoire d'un réalisateur qui a oublié le sujet de son film, ce sera 8 ½.

L'histoire est drôle, mais elle pose la question récurrente qui habite une réalisatrice ou un réalisateur qui fait son film : comment, dans la gestion de toutes les contingences qui accompagnent la fabrication d'un film, ne pas perdre de vue son sujet…

 

Michel Ferry (novembre 2013)