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Si j'arrive à parler à mon père je serai un héros

Si j'arrive à parler à mon père je serai un héros
Inaugurée avec Five Ways to Darío (2010) dans lequel il partait à la rencontre de cinq de ses homonymes au Mexique et en Argentine, Darío Aguirre, jeune réalisateur d’origine équatorienne, poursuit une démarche autobiographique avec El Grill de Cesar, conçu comme le deuxième volet d’une trilogie consacrée à sa quête d’identité. Après l’identité fragmentée de l’émigré, et la recherche d’un lieu à soi, ce deuxième film explore les contours de son identité familiale. Une trilogie qui doit se clore par un dernier opus consacré à l’identité collective, à travers ses démarches pour être naturalisé en Allemagne, où il réside depuis le début des années 2000.

Adolescent, Darío Aguirre a fantasmé la fin du monde et essayé d’entrer en contact avec des extra-terrestres au moyen de séances de méditation. A 33 ans, confronté à la fin bien réelle d’un monde intime, éprouvé en quelques mois par la séparation de ses parents, la maladie puis la mort de sa mère, il se saisit de sa caméra et s’en remet cette fois à la puissance du cinéma pour tenter de penser cette apocalypse familiale. Dans une belle séquence sans dialogues, il filme ce réveillon du Jour de l’An où, accompagné de Cesar, son père, il rejoint sa mère à Guayaquil pour célébrer ensemble ce moment de passage et d’enterrement d’une année, qui pour elle sera la dernière.

C’est dans cette ville éloignée de Quito que la mère est allée vivre quand elle a choisi de prendre ses distances avec son mari et son restaurant couvert de dettes, et là qu’elle a appris qu’elle avait un cancer. Plus intensément qu’ailleurs en Equateur, on célèbre à Guayaquil le rite populaire des Años Viejos qui consiste à brûler des mannequins dans la rue le 31 décembre. Ces effigies géantes symbolisent tout ce qui a pu être néfaste au cours de l’année et dont on cherche à se débarrasser : l’attaquant d’un club de foot rival… ou un homme politique. Sous l´influence des enfants, la coutume a évolué et les modèles les plus plébiscités renvoient désormais aux blockbusters américains. Avant de filmer ses parents en train de s’étreindre à minuit au milieu des pétards, Aguirre filme depuis le taxi où il se tient avec sa mère la rue du 6 mars, spécialisée dans la vente des Años Viejos et dont les trottoirs sont envahis de dizaines de Batman, Hulk et autres super-héros hauts de deux mètres. Acteur de cet Armageddon de fiction et clin d’œil aux obsessions adolescentes du réalisateur, la figure du super-héros fait le lien avec ses angoisses au présent et les défis infiniment humains qui l’attendent dans son retour au pays natal.

Darío Aguirre a quitté l’Equateur à 19 ans. Derrière lui, il a laissé ses parents et ses sœurs, et pendant une dizaine d’années, a vécu sans se retourner. Quand il a obtenu son visa pour l’Allemagne, sa mère lui a dit : “Profite de la vie comme d’une orange juteuse.” Son père, lui, aurait préféré qu’il reste à ses côtés pour l’aider au restaurant. Mais Aguirre a choisi une autre route : il est parti à Hambourg faire les Beaux-Arts.

Quatorze ans plus tard, quand Cesar, endetté, l’appelle à l’aide, rejaillit alors cette réalité latino-américaine oubliée qui fait de tout fils “l’assurance-vie de ses parents”. Alors, Darío prend l’avion et sa caméra pour donner une forme aux questions qui le tourmentent. Suis-je en capacité d’être ce héros qui vole au secours de sa famille ? Et surtout quel acte héroïque s’agit-il d’accomplir au fond ? Sacrifier ses économies pour son père – et se guérir ainsi de la culpabilité de l’avoir abandonné – ou entrer en relation avec un homme qui semble coupé de ses émotions, préoccupé seulement du quotidien de son commerce, absorbé dans la tâche répétitive du découpage méticuleux de lamelles de viande ou de la confection de gâteaux à l’ananas ? Comment parvenir à un dialogue sincère quand on s’est construit dans une opposition systématique, devenant végétarien et pratiquant de Tai-chi à Hambourg quand il est patron d’un restaurant de grillades à Quito et fan de foot ? El Grill de Cesar se déploie en conjuguant ces deux efforts. Mais de ces défis qui semblaient également insurmontables, c’est finalement le second dont le film va permettre l’accomplissement, au terme d’un lent et douloureux processus de prise de conscience, de deuil et de transformation.
 

tableau excel

Malgré leurs difficultés de communication, que l’absence de la mère rend plus criantes encore, Darío prend très à cœur son rôle de redresseur de l’entreprise paternelle. Et fort de ses expériences en Europe, tente d’appliquer les principes d’une gestion rationnelle à un restaurant de brochettes équatorien. Procédant dès son arrivée à un audit rigoureux, il se met en scène dans de nombreux échanges 

 

avec son père où tout est passé en revue : du choix des fournisseurs à la décoration de la salle, de l’offre en matière de frites à ce qui doit être écrit sur la vitrine ; le tout envisagé à l’aune de comparaisons avec les snacks hambourgeois, ou le système de traitement des eaux usées en Allemagne. Aguirre se livre aussi à une enquête méthodique pour évaluer les marges de progression de la “satisfaction clientèle” ou à une démarche de cost killing en tentant de convaincre Cesar d’acheter chez des grossistes plutôt qu’au marché. De ce dialogue de sourds, le tableau Excel devient la métaphore inattendue. Envoyé d’abord à la mère avant même son arrivée, le fichier circule dans le film comme un outil inutilisable, un sésame verrouillé impropre à livrer au père la clé de la rationalisation espérée de ses comptes.

El Grill de Cesar est l’œuvre d’un jeune homme divisé d’une part entre son désarroi face à l’impossibilité d’échanger avec son père et son assurance d’être le fils chéri de sa mère, entre deux cultures d’autre part : aux scènes qui le montrent soucieux d’optimiser la gestion du restaurant succèdent celles où triomphe la pensée magique : quand un ami d’enfance lui lit les lignes de sa main ou quand il poursuit l’idée qu’abattre une cloison pourrait faire tourner la chance. Comme dans la légende de Cantuña qui raconte qu’un jeune Indien, fils adoptif d’un colon espagnol du XVIe siècle, promit à des prêtres franciscains de résoudre leurs difficultés financières s’ils changeaient la disposition de leur maison. Le déménagement accompli, l’or fut trouvé, grâce auquel la cathédrale de Quito fut construite.

Quand il se filme répétant une posture de yoga grâce à un tutoriel sur son ordinateur, Aguirre choisit celle du héros Virāsana dont il peine à trouver le point d’équilibre. A la fin de l’exercice, quand l’enseignant virtuel l’invite à clamer “Je suis aussi fort qu’un héros !”, il en fait plutôt une chanson : “Si j’arrive à parler avec mon père, je serai un héros.” Planté au coin d’une rue ou sur un toit, Aguirre se met en scène avec sa guitare, entonnant des couplets de circonstance, sorte de récit chanté qui vient prendre le relais de la voix off. Avec son visage rond, son crâne chauve et son tee-shirt d’adolescent, son corps endosse la dimension burlesque qu’il entend aussi donner au film, pour mettre à distance l’intensité dramatique qui le traverse, et inviter le spectateur au moyen de ces séquences marquées par l’autodérision à trouver sa place dans tant d’intimité exposée.

Tout au long du processus d’écriture du film qui le conduit à trouver le courage de parler à son père, il est guidé par ses conversations avec sa mère, qui, par téléphone ou dans une très belle séquence où il la filme chez elle, déjà malade, décrypte pour lui la psychologie paternelle. “Tu dois apprendre à aimer la réalité. Si ton père n’avait pas été comme il est, tu serais devenu un autre” lui recommande-t-elle de façon testamentaire. Finalement, pour que s’opère un lâcher-prise, il faudra sortir Cesar de son restaurant et entreprendre avec lui un voyage sur les lieux de son enfance. Dans la finca où il a grandi, rendu disponible, il accepte enfin de s’ouvrir et de répondre aux questions de son fils. “Tu vois, tout se résout” conclut-il dans une scène filmée depuis le milieu d’un ruisseau. Mais El Grill de Cesar ne laisse pas ses protagonistes au milieu du gué. Après cette émouvante scène d’aveux réciproques lâchés au fil de l’eau, Aguirre met en scène leur retour et le déplacement s’opère aussi sur le champ de bataille qu’a été le restaurant. Il parvient à ses fins, la façade est repeinte, une cloison abattue, et l’introduction d’un peu de germanitude dans le logiciel paternel prendra la forme – à défaut de plan de rigueur – d’une grande fête (presque) bavaroise pour célébrer la mue du Grill… et de leur relation.

 

Céline Leclère (février 2017)