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Arrêt sur image - L'Argent du charbon

Arrêt sur image - L'Argent du charbon
Dans la collection L’Usage du monde, initiée par Stéphane Breton et produite par le musée du Quai Branly, les Films d’Ici et Arte, commande a été passée à Wang Bing, pour un film court, ce qui est inhabituel dans sa filmographie. L’Argent du charbon suit en Chine le parcours du minerai, de son extraction dans une mine à ciel ouvert aux confins de la Mongolie jusqu’à un port du Nord du pays. Une histoire de transactions, de gros camions… et de cigarettes. Décryptage d'un photogramme dans les toutes premières minutes du film, par Anne Brunswic.

Smoking or not smoking

L’histoire commence dans le désert de Mongolie intérieure, à proximité d’une mine de charbon à ciel ouvert, sur un plateau balayé par un vent de sable et de poussiers où il est bien difficile d’allumer une cigarette. Le propriétaire de la mine vend son charbon à des artisans camionneurs qui viennent parfois de fort loin pour l’acheter. Ses affaires prospèrent : la mine qu’il a achetée il y a quelques années a déjà presque doublé de valeur. Le charbon – même de qualité médiocre – trouve facilement preneur. La position des camionneurs est moins assurée. Leur marge bénéficiaire, amputée par les taxes, les péages, les contraventions, le prix du carburant, les repas et les nuitées sur la route, fluctue fortement en fonction des cours du charbon. Une autre variable a son importance : la qualité de la marchandise car il arrive que dans les veines superficielles, des pierres se mêlent au charbon dans une proportion importante.

Au tout début du film, les deux chauffeurs qui se tiennent en face du propriétaire en sont à l’étape n°1 du processus : le chargement. Ou plutôt à l’étape zéro, puisque leurs camions encore vides stationnent dans une longue file d’attente avant de passer sous la pelleteuse qui remplira leurs remorques des 36 tonnes réglementaires. Ils meublent ce temps mort en parlant business avec le propriétaire : combien ça coûte une mine ? Combien ça rapporte ? Qu’en est-il des mines dites “privées” avec et sans autorisation de l’Etat ?

Le camionneur qui se tient au centre du cadre vient de courir jusqu’à son engin pour en rapporter, toujours au pas de course, un paquet de cigarettes. D’un geste nerveux, il en a tiré une qu’il a offerte au propriétaire et une autre au collègue en parka de (simili) cuir. La troisième, il la tend à l’homme qui tient la caméra.

Cela donne une image comme on ne peut en voir que dans les films documentaires : non seulement le camionneur regarde vers la caméra mais son geste s’adresse directement à celui qui, dans le cinéma de fiction, est censé ne pas exister. Hors champ, le cinéaste Wang Bing devient partie prenante de la scène. Ne serait-ce qu’à titre de témoin et de narrateur, il fait partie de l’histoire. Situé dans les toutes premières minutes du film, ce plan indique une position de cinéaste et prend position dans le champ du documentaire.

Au deuxième visionnement, un détail m’a frappée : alors que les deux personnes situées dans le champ de la caméra acceptent sans parole la cigarette offerte, le cinéaste la refuse. Sans doute a-t-il ses raisons : soit qu’il ait les deux mains occupées à maîtriser sa mini-DV, soit qu’il ne soit pas fumeur, soit que cette marque de cigarettes ne lui plaise pas. Mais dans la suite du film, lorsque les hommes négocient – parfois fort longuement – le prix d’un chargement, les conditions de la vente ou le salaire des manœuvres qui vont vider les remorques, d’autres cigarettes interviennent en silence dans l’histoire, et la manière dont elles circulent semble répondre à des codes très précis.

Lorsqu’une cigarette est offerte et acceptée, cela vaut consentement : l’affaire est sur le point d’être conclue. Lorsqu’elle est refusée avec une moue de dédain, c’est signe que la négociation est dans l’impasse. Si l’autre puise alors ostensiblement dans son propre paquet, il signifie qu’un point de rupture est atteint.

A la fin du film, un degré supplémentaire est franchi lorsqu’un camionneur tire une cigarette de son paquet et se la colle aux lèvres sans en offrir une à son interlocuteur. Celui qu’il fait ainsi mine d’ignorer est un ouvrier qui réclame son dû. Pire qu’une marque de désaccord, le geste du fumeur égoïste apparaît comme une insulte.

Revenons à cette première cigarette offerte au cinéaste. Il semble que son refus dise quelque chose sur le rapport que Wang Bing entretient avec ces camionneurs, sur la distance qu’il entend maintenir. Son enquête sur le commerce du charbon le conduit à suivre de près les camionneurs et à entrer avec eux dans une certaine intimité. Il les filme à la cantine où ils acquittent au propriétaire le prix du chargement, puis il monte dans la cabine du “Vieux Meng” qui, en chemin, lui explique le système des taxes d’export de la province de Shanxi. Wang Bing le filme la nuit quand il roule sur les routes défoncées, le matin quand il téléphone pour s’enquérir des cours du charbon, et pendant les discussions qui se tiennent d’abord avec son agent commercial local puis avec le client. Il montre ses hésitations, ses tergiversations, les billets qui changent de main, qu’on compte et qu’on recompte. Après le “Vieux Meng” dont les affaires se sont en somme vite réglées, Wang Bing accompagne un autre camionneur qui doit écouler un chargement de qualité plus médiocre. Des négociations longues et heurtées le mettent aux prises avec le client – un revendeur qu’on ne trompe pas sur la marchandise – puis avec les ouvriers qu’il doit payer pour vider le camion.

La seule chose qui semble intéresser tous les protagonistes – du plus riche, le propriétaire, au plus pauvre, l’ouvrier du déchargement – est le profit personnel qu’ils peuvent en tirer. Et chacun essaie de gruger autant qu’il peut son prochain, sur la qualité, la quantité, le salaire promis ou les sommes versées. Hors de l’argent, pour eux rien ne semble exister. A cette nudité de l’âme répond la nudité du paysage, désertique au début, délibérément dépouillé de tout élément de couleur locale par la suite. Car si loin qu’il soit de la mine, l’homo economicus ne change jamais d’univers. Jeté tout entier dans une compétition darwinienne avec tous les autres agents économiques, il transporte avec lui son désert et l’étend, de proche en proche à tout ce qu’il touche. Le film de Wang Bing témoigne de ce désert généralisé mais à une certaine distance, car si ces hommes sont bien ses compatriotes et ses contemporains, ils ne sont pas exactement ses frères. Sa cigarette, c’est avec d’autres qu’il ira la fumer.

Anne Brunswic, décembre 2010.