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Sortir de cette logique d’affrontement entre Paris et ses banlieues

Sortir de cette logique d’affrontement entre Paris et ses banlieues
Plusieurs films documentaires entrés au catalogue Images de la culture s’intéressent à l’histoire de la Seine-Saint-Denis (Petite Espagne, Clichy pour l’exemple et 9-3, mémoire d’un territoire). A la demande d’Images de la culture, Benoît Pouvreau, historien de l'architecture au Service du patrimoine culturel du Conseil général de la Seine-Saint-Denis (1), les a visionnés et les commente. Entretien.

Plusieurs films récents se penchent sur l’histoire de la Seine-Saint-Denis. L’histoire peut-elle aider à éclairer l’actualité des banlieues ?

Le département lui-même, en tant qu’entité administrative, n’a que 40 ans. Mais la banlieue du nord-est parisien existe depuis beaucoup plus longtemps. Depuis le milieu du XIXe siècle, on voit se former cette banlieue industrielle, ouvrière, pauvre, où l’immigration sera une constante. Ce qui préexiste, c’est une zone rurale avec quelques châteaux et des gentilhommières. L’histoire de la Seine-Saint-Denis peut être décrite comme le passage du monde rural au monde urbain, mais ce n’est pas spécifique à ce département. L’historien peut d’emblée corriger quelques idées reçues. Comme par exemple l’idée qu’on a construit des logements sur des champs de betteraves. En fait, il y a eu beaucoup d’opérations de rénovation urbaine au centre des communes. En Seine-Saint-Denis, seules quelques cités ont été construites loin de tout. Et la plupart du temps, cet isolement vient de la non-réalisation d’un projet d’équipement de l’Etat – une autoroute, des transports en commun – pour lesquels, soudain, les financements ont fait défaut.

 

La période d’avant 1940 est-elle déterminante pour comprendre la suite ?

Le film Petite Espagne est intéressant de ce point de vue, c’est une espèce de micro-histoire d’un quartier et d’une communauté, racontée au plus près des gens. Le film restitue bien cette histoire dans sa dureté. Il permet aussi de relativiser les exigences actuelles en matière d’intégration. On voit dans ce film des immigrés espagnols qui ont passé soixante ans en France sans parler le français. Cela tient pour une part à la spécificité de ce micro-quartier entouré d’industries, où les femmes et les enfants restaient entre eux. Le regroupement familial s’opère naturellement sans que l’Etat s’en mêle. Ce film n’est pas tant une approche du quartier – qu’on ne localise pas très bien – que d’une communauté constituée de gens qui provenaient souvent des mêmes villages. En raccrochant cette histoire au Stade de France et à l’évolution actuelle du quartier de La Plaine, le film aurait peut-être pu toucher un public plus large.

 

Le film de Yamina Benguigui, 9-3, mémoire d’un territoire, couvre une période et un espace plus large.

Le problème est qu’il se fonde sur l’idée très discutable qu’il y aurait une spécificité historique de la Seine-Saint-Denis. Il existe depuis le milieu du XIXe siècle une zone d’industries lourdes au nord de la région parisienne, située entre des voies d’eau et des lignes ferroviaires, mais elle ne correspond pas aux limites administratives du département actuel, créé en 1964 essentiellement à partir de considérations politiques. Il ne faut pas imaginer la Seine-Saint-Denis comme les corons du Nord de la France, transportés en banlieue parisienne. Ce n’est pas du tout un territoire homogène. A Bagnolet et Montreuil, l’atelier l’emporte nettement sur l’industrie lourde. Et depuis la fin du XIXe siècle, les zones pavillonnaires occupent des espaces importants, comme à Montfermeil.

 

A quelle époque commence-t-on à bâtir de grandes cités ?

Elles apparaissent dans l’entre-deux guerres, mais le logement social n’occupe jusqu’en 1945 qu’une place assez marginale. C’est à partir du milieu des années 1950 que le logement social est conçu non plus pour les plus nécessiteux mais pour tous. Cette logique va présider à la construction des grands ensembles qui visent à satisfaire rapidement tous les besoins en logements, à en finir avec une crise du logement qui dure depuis le début du siècle. La IVe et la Ve République vont affirmer la volonté de l’Etat dans un secteur qui jusque là avait été laissé à l’initiative privée. Un secteur où les besoins sont immenses du fait de la mutation de la France rurale vers une France majoritairement urbaine, du baby-boom, de l’afflux de la main d’œuvre immigrée d’Algérie et d’Europe du Sud. Le premier ministère du Logement est créé à la Libération, mais c’est seulement au milieu des années 1950 qu’on va voir triompher une approche quantitative. La France qui était jusque là très en retard va se lancer dans une production de logements en masse, l’âge d’or de la filière du béton.

 

Le film de Yamina Benguigui évoque l’appel de l’abbé Pierre. A-t-il vraiment pesé sur les politiques ?

Oui, ça a fait bouger les choses. L’abbé Pierre en lançant son appel sur Radio-Luxembourg a su habilement se servir des médias pour faire pression sur le gouvernement de la IVe République et, surtout, sur les parlementaires qui à l’époque avaient le pouvoir de s’opposer aux initiatives du gouvernement.

 

Les grands ensembles sont-ils une caractéristique de la Seine-Saint-Denis ?

Ce sont plutôt les médias qui donnent cette vision. Des grands ensembles, on en a aussi construits près de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon et dans le centre de Paris. Par contre, la Seine-Saint-Denis concentre 70% des projets ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine), projets qui mêlent démolition et reconstruction. Alors que le Val-de-Marne qui compte de très nombreuses cités HLM a beaucoup moins de projets ANRU. Par amalgame, les cités du 93 sont vues comme la cause de tous les problèmes. C’est évidemment très réducteur.

 

Qu’est-ce qui a provoqué l’accumulation de difficultés auxquelles fait face ce département ?

Plusieurs phénomènes se conjuguent. Autour des grandes industries sont venues vivre des familles ouvrières pauvres, soit dans des logements sociaux lorsqu’il y en avait, soit dans des bidonvilles ou des logements insalubres de centre-ville. L’immigration a été un phénomène assez constant. L’influence du parti communiste a joué son rôle. A partir de la rupture de 1947 et surtout à partir de 1958, le pouvoir central est en conflit ouvert avec les municipalités communistes. La politique de délocalisation des industries de la région parisienne vers, notamment, l’Ouest de la France va frapper de plein fouet les bastions communistes. Dans ce climat très conflictuel, l’Etat impose de nombreuses décisions sans concertation, comme la construction de l’autoroute A1 à Saint-Denis. Les élus locaux parviennent à bloquer le projet d’un très grand ensemble aux marges de Saint-Denis-Stains-Pierrefitte qui, s’il avait été réalisé, aurait complètement dépeuplé les centres villes alentours. Il n’en reste qu’un moignon, Le Clos Saint-Lazare à Stains. Pour les villes, dans ce contexte de perte des emplois industriels et de paupérisation d’une population frappée par le chômage, les situations sont très complexes à gérer. La ghettoïsation s’accentue. Au départ, le pouvoir voyait la Seine-Saint-Denis comme “une réserve de Peaux-Rouges” selon le mot de Fernand Lefort, sénateur-maire de Saint-Ouen ; elle va devenir une “zone sensible”. 

 

 

L’Etat a-t-il délibérément sanctionné la Seine-Saint-Denis comme on le voit dans le film de Yamina Benguigui ?

Une partie des pouvoirs publics a joué cette carte-là. Mais pas toujours. Si l’autoroute A1 s’est construite sans concertation, pour l’autoroute A3 on a su associer les villes et organiser une desserte à peu près correcte. A Clichy-sous-Bois, le prolongement de l’autoroute qui avait été initialement prévu, a été annulé. Du coup, les classes moyennes ont déserté les résidences privées qui avaient été construites pour elles. Il n’y a sans doute pas eu volonté de nuire, mais à un contexte originel défavorable s’ajoutent beaucoup de décisions malheureuses et répétées, prises dans un cadre administrativo-politique totalement inadapté à l’échelle de la métropole. Depuis la fin du XIXe, la question de la structuration de la région parisienne se pose, mais jusqu’à aujourd’hui les considérations politiques l’ont emporté. Pour pérenniser leur pouvoir dans la capitale, les conservateurs ont refusé d’agrandir Paris et systématiquement organisé l’éviction des familles ouvrières. L’histoire de la Cité des 4000 à La Courneuve est tout à fait emblématique à cet égard. La Ville de Paris l’a fait construire en 1960, dans le but de reloger ceux qui étaient délogés par la rénovation urbaine mais aussi d’y installer les rapatriés d’Algérie. C’est un grand ensemble d’une taille gigantesque pour l’époque, une performance en termes de productivité dont on s’enorgueillit. Comme ce n’est pas dans Paris, les exigences en termes de qualité sont nettement moindres. Mais c’est dans les années suivantes que les problèmes vont s’accumuler car la Ville de Paris se désintéresse des logements qu’elle a fait construire. Les infiltrations et les fuites se multiplient.

 

En dynamitant les barres de La Courneuve, ne désignait-on pas l’architecte comme le coupable ?

Oui, sûrement. Mais c’était un message également violent à l’égard des habitants : “Là où vous viviez, ça ne valait rien.” Au lieu d’incriminer l’architecte ou l’urbaniste, ne valait-il pas mieux ajouter une gare de RER, prolonger une ligne de métro ou de tram, implanter des équipements structurants d’échelle régionale ? A mon sens, les solutions viendront de là. Alors que détruire un immeuble, c’est médiatique mais très peu efficace. Dans les années 1980-90, une nouvelle génération d’architectes a cru pouvoir réparer les erreurs commises par la génération précédente. Ils manquaient de modestie, mais les plus coupables sont les politiques qui ont manqué de hauteur de vue : ils s’en sont remis à ces jeunes architectes pleins d’ambition et parfois de talents quand c’était à l’échelle régionale qu’il aurait fallu engager les bons investissements. Le loupé se paie et se repaie. Ce qui frappe, c’est le nombre d’occasions manquées, la quantité d’argent public gaspillé. Passé le temps des grands ensembles dont personne ne voulait plus, les politiques n’ont plus mené de véritables politiques urbaines. Ils ont laissé à nouveau proliférer les pavillons de banlieue qui avaient pourtant entraîné un fiasco au début du siècle, chose que les élus des années 1950 avaient encore en mémoire. A partir des années 1990, la politique de la ville a prétendu apporter une réponse globale et interministérielle mais ce ministère a toujours été trop faible.

 

La solution viendrait de la structuration administrative d’un “Grand Paris” ?

On commence tout juste à sortir de cette longue logique d’affrontement entre Paris et ses banlieues. Que le gouvernement soit de droite ou de gauche, la décentralisation en marche pousse la région à se structurer. Depuis 2001, la Ville de Paris travaille beaucoup mieux avec les communes des alentours. Mais les lourdeurs sont encore là. Par exemple, la ligne 12 du métro sera prolongée jusqu’à Aubervilliers mais on est, semble-t-il, incapable pour des raisons politiques, de la pousser 500 mètres plus loin jusqu’à La Courneuve, c’est à dire jusqu’à une interconnexion avec le RER B. L’histoire de la région parisienne et singulièrement de la Seine-Saint-Denis est pleine de demi-mesures. La cause ? Le plus souvent ce sont des égoïsmes locaux, comme le montre le film Clichy pour l’exemple : le maire de Clichy se heurte au maire de Livry-Gargan opposé à la traversée du tramway sur sa commune. Ces égoïsmes locaux avaient déjà bloqué un projet de réseau express régional conçu en 1930. Les élus ruraux de Seine-et-Oise à l’époque estimaient que ça ne leur était pas utile et le RER a pris 50 ans de retard !

 

La tendance à la relégation, à cantonner les banlieusards dans leurs banlieues, est-elle toujours aussi forte ?

Certainement. Et le spectacle des émeutes de banlieue, relayé de façon caricaturale par nos médias, renforce cette tendance : personne ne tient à ce que ces jeunes sortent de leur territoire. La réalité est évidemment très loin de ces prétendus ghettos à feu et à sang. Le film d’Alice Diop montre bien le quotidien des cités, de manière plus concrète à mon sens que celui de Yamina Benguigui dont la dernière partie sur la période contemporaine reste assez confuse. Entre discrimination, racisme, Front national, on s’y perd un peu. Dans Clichy pour l’exemple, on reste bien centré sur ce cas d’école qu’est Clichy-sous-Bois, un cas d’abandon complet d’une ville à son sort. Pour aller à Paris, les habitants mettent 1h30 par les transports en commun et le réseau routier est archi-saturé. La faculté la plus proche est à 1h30, pas moins de 45 minutes en voiture. Cet enclavement fabrique de la pauvreté à haute dose. Les agences immobilières vous proposent d’acheter là-bas pour une bouchée de pain deux appartements, le loyer de l’un étant censé rembourser le prêt pour les deux ! Ce sont donc de pauvres étrangers qui exploitent de plus pauvres qu’eux ! On achète pas cher mais on revend à perte. Le ratage là est complet. Il ne tient pas à la couleur politique de la municipalité ; les problèmes n’ont simplement jamais été traités au bon niveau. Il me semble que ça bouge maintenant de façon positive mais il aura fallu un siècle ! Quand on voit Londres, Berlin ou d’autres capitales européennes, il n’y a que Paris qui soit resté ainsi engoncé dans son XIXe siècle ! Une ville musée, certainement pas une ville à l’échelle d’une capitale de ce rang-là.

 

Propos recueillis par Eva Ségal, octobre 2009.

 

(1)  Benoît Pouvreau a été conseiller historique pour le film Firminy, le maire et l'architecte d'Olivier Cousin et Xavier Pouvreau (diffusion Images de la culture).

 

 

A lire :
Les Courtillières, cité ordinaire, histoire singulière ? Benoît Pouvreau, en collaboration avec Paul Landauer, Espaces et Sociétés, n° 130, 2007.
Les Cités-jardins dans le nord-est parisien, Benoît Pouvreau, en collaboration avec Marc Couronné, Guillaume Gaudry et Marie-Françoise Laborde, Le Moniteur, Paris, 2007.
Le Logement social en Seine-Saint-Denis (1850-1999), Benoît Pouvreau, Gérard Monnier, Itinéraires du patrimoine, n° 286, Paris, Ed. du Patrimoine / APPIF, 2003.
Un Politique en architecture : Eugène Claudius-Petit, Benoît Pouvreau, Le Moniteur, Paris, 2004.