Souvenirs du potager
Un exercice, des styles. Une leçon d'histoire et de cinéma. Ou comment restituer en 44 minutes de montage l'étonnement d'un auditoire – parmi lequel les intervieweurs semblent très vite se ranger – suivant les tournures et dérives d'un long échange entre Jean-Luc Godard et Marcel Ophüls.
La rencontre avait été organisée le samedi 31 octobre 2009 au Théâtre St-Gervais de Genève à l'initiative d'André Gazut, concepteur de la rétrospective Marcel Ophüls, un théâtre de la mémoire. Elle semble avoir eu pour point de départ l'admiration de Jean-Luc Godard pour le travail d'Ophüls ; elle se prolongea ensuite sous forme imprimée, par un Dialogues de cinéma de 97 pages. Ces Dialogues contiennent la transcription intégrale des propos échangés à l'automne 2009. Ils ont été écrits par l'auteur de Marcel Ophüls (Ed. Bord de l'eau, 2008), Vincent Lowy, qui se trouvait le 31 octobre avec Francis Kandel assis exactement entre les deux cinéastes : on les voit ainsi tournant tête et micro, tantôt vers Godard tantôt vers Ophuls, tels les arbitres d'un jeu – bientôt d'un match ? – où la parole fait rebonds.
Alors qu'est-ce qui séduit dans la version filmée, dans ces morceaux choisis qui composent La Rencontre de St-Gervais ? La continuité de deux existences singulières à la voix désormais essoufflée, les échappées libres d'artistes sillonnant les terres de l'enfance, l'inconscient politique de la France occupée et les souvenirs tiraillés d'une promenade au potager.
Le Chagrin et la Pitié : enfance et censure
Pour Jean-Luc Godard, le travail de Marcel Ophüls examine avec justesse “l'inconscient” de la France occupée à la manière d'un grand historien, dans la lignée d'un Fernand Braudel : Hôtel Terminus : Klaus Barbie, sa vie et son temps (1989) et, bien sûr, Le Chagrin et la Pitié (1969). Ce film “représentait assez bien mon enfance”, explique-t-il : celle d'un petit garçon de 10 ans (Godard est né le 3 décembre 1930) qui fit l'exode dans la Peugeot d'un très riche oncle, ne garda pas souvenir des Allemands à Paris, mais a encore en tête ces grands gaillards blonds se baignant dans le Finistère. Dans une famille franco-suisse où les grands-parents maternels étaient collaborateurs, le seul acte de résistance fut d'être autorisé par une tante à lécher sa sucette toute langue dehors en passant devant la Kommandantur – un souvenir mimé ici avec drôlerie.
Enfance et histoire diffèrent radicalement pour Marcel Ophüls (né le 1er novembre 1927), qui quitta la France pour les Etats-Unis par “la peau des fesses”, en 1941, et partagea avec son père Max deux exils successifs. Pourtant, il n'associe pas ici son “inconscient de fils de juif allemand de la Mittleuropa” à la réalisation du Chagrin et la Pitié : comptait pour lui, dit-il, le désir de raconter l'histoire de façon concrète, pragmatique, à l'anglo-saxonne en quelque sorte. Et de dire sa surprise face à l'interdiction d'antenne du film (autorisé uniquement en salle jusqu'à l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981), et plus encore face à ceux qui se dirent fiers, telle Simone Veil selon lui, d'avoir contribuer à la censure au motif que le film ridiculisait la Résistance et crachait sur la France. Et pourtant, au même moment paraissait La France de Vichy 1940-1944 du professeur Robert O. Paxton (Vichy France : Old Guard and New Order, traduit de l'américain en 1973 au Ed. du Seuil) qui ne gêna pas. Et les deux cinéastes de se rejoindre sur la difficulté à faire reconnaître la valeur historique du travail des cinéastes (Ruttmann, Ophüls, Wiseman...), c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas des académiques et ont pour outil l'image.
le projet élaboré dans le potager
“J'avais envie de faire un film sur ce que c'est d'être juif... pour moi... et pour Marcel... et je suis allé le voir dans sa petite maison, près du chemin de fer...” “Est-ce que tu m'as dit ça, que c'était ça la question fondamentale, quand on faisait le tour du potager ?” interroge Ophüls. “Non”, reconnaît Godard. Le dialogue se muscle, les rhéteurs s'amusent : “Tu ne voulais pas parler trop clairement...” poursuit Ophüls et, à l'adresse des spectateurs : “Chez Godard la mémoire est sélective, et... consciemment sélective !” [rires].
S'ensuit le tressage de deux fils aussi merveilleux qu'improbables. Comment tourner un film en Palestine et en Israël quand on n'a pas envie de se faire kidnapper ? Et comment s'y prendre pour être réalisateur lorsque l'on ne veut pas “passer son temps à mendier auprès des producteurs” ? L'évocation du projet inabouti et des 200 000 fax que Godard reçut d'Ophüls à ce sujet fait ressortir les failles d'une ancienne fâcherie, et plus encore la dissymétrie de deux parcours inégalement lotis. Jean-Luc Godard insiste sur des choix qui font socle pour lui, de sa jeunesse auprès de François Truffaut à aujourd'hui : être producteur pour être indépendant, se foutre des contrats mais créer dans le cadre de commandes : “On a aucun droit [d'auteur], mais des devoirs.” Marcel Ophüls évoque lui les enseignements de son père : “On n'édite pas à compte d'auteur”, car la valeur tient dans la capacité du réalisateur à trouver producteur. Mais ce qui valait à l'époque des “grands seigneurs” (les producteurs des années 1930-40-50) s'était en fait déjà délité quand le fils débuta sa carrière en 1962. C'était une erreur, constate Marcel Ophüls, “je me suis laissé piéger moi-même”.
Le projet inachevé rode, à nouveau. Ophüls reformule la nécessité de poser par contrat “qui fait quoi”. Pour Godard, l'évidence est pratique : “Je peux avancer mon bras long pour avoir de l'argent... On fait les choses chacun. On se dit on va là.” Il est à présent question de se payer un café. Et l'on se prend à imaginer la poursuite du dialogue au bistrot d'à côté ; il est même possible de croire, un temps, avoir assisté à la relance du vieux projet commun. Le film en train de se faire au théâtre St-Gervais aurait-il remis en mouvement – par la grâce du cinéma et la puissance de la parole – celui qui ne s'était pas fait ? Mais jusqu'à la fin le hiatus demeure, qui porte en lui de nouvelles séparations. Ophüls : “On peut en reparler, alors ?” ; Godard : “C'est fait !”
Frédérique Berthet (décembre 2012)
A lire
. Antoine de Baecque, Le “jardinier du cinéma” dans le charnier de l'histoire et Sarajevo en champ-contrechamp, in Godard, Grasset, 2010.
. Marc Ferro, De l'interview chez Ophüls, Harris et Sédouy, in Cinéma et Histoire, Gallimard, 1993.
. Henry Rousso, Impitoyable Chagrin, in Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Seuil, 1990.