Retour

Temps de pose

Temps de pose
Béatrice Plumet renoue, au travers du dispositif filmique qu’elle met en œuvre dans Immobiles, avec l’expérience photographique originelle, celle des premiers portraits réalisés au XIXe siècle. Elle s’inscrit également dans la tradition du portrait peint et explore les multiples significations de la pose, cette expérience particulière de suspension du temps.

Aux commencements de la photographie, le temps de pose était encore très long 1 : la captation de l’image et sa restitution sur le support pouvaient durer plusieurs minutes, durant lesquelles le sujet photographié devait impérativement demeurer immobile. La longueur du temps de pose était d’abord une expérience physique éprouvante pour le sujet photographié : “C’est très difficile de rester sans bouger. C’est pour ça qu’à une certaine époque, on attachait les gens. Les formules photographiques étaient très lentes, donc il fallait, pour que les gens ne bougent pas, des sièges orthopédiques, les bras étaient tenus, le cou était tenu, le dos était tenu et ils ne bougeaient pas. Parce que quand il fallait de cinq minutes à un quart d’heure de pose, il ne fallait pas que les personnes bougent” (un photographe professionnel, dans Immobiles). Les modèles aujourd’hui saisis par l’objectif de la caméra de Béatrice Plumet éprouvent à leur tour ces sensations douloureuses : crampes musculaires ; difficultés à maintenir son regard fixe, sans cligner et a fortiori fermer les yeux ; impressions de vertige…

 

Le portrait photographique s’est développé rapidement, à mesure que les progrès techniques ont permis de contracter le temps de pose, et partant, de réduire la contrainte physique pour le sujet photographié. La contraction du temps de pose est l’un des facteurs explicatifs de l’accroissement exponentiel de la production photographique à partir de la deuxième moitié du XIXe, et particulièrement du portrait. L’expérience physique d’une longue immobilité contrainte pour produire un cliché s’est perdue en route et les protagonistes de Immobiles, en renouant avec cette durée de pose désormais inhabituelle, en sortent désorientés. D’autant plus désorientés que grâce aux progrès techniques incorporés par les générations successives d’appareils photographiques, jusqu’au numérique aujourd’hui, la rapidité d’exécution du cliché est privilégiée dans les pratiques, professionnelles et amatrices. Cette rapidité d’exécution a permis l’affirmation d’une préférence pour le portrait pris sur le vif, partagée par le photographe, le modèle et le spectateur, plutôt que pour le portrait posé. Dans nos sociétés, relève le photographe professionnel interviewé, nous ne posons plus devant l’objectif que lors de grandes occasions, de ces rituels de passage qui affectent le cours de la vie (cérémonies religieuses, remises de diplômes, mariages…). La plupart du temps, nous aimons être saisis dans le mouvement, nous cherchons à produire cette représentation de nous-mêmes qui a toutes les apparences de la spontanéité et passe de moins en moins, d’ailleurs, par la médiation d’un photographe professionnel (celui qui intervient dans le film ferme boutique, du reste). La pose ne nous est plus infligée que pour la production des photographies d’identité exigées par les administrations, et encore les sinistres photomatons nous permettent-ils d’évacuer rapidement cette contrainte – à défaut, bien souvent, de la qualité du résultat pour notre amour-propre. Il entre vraisemblablement dans notre préférence pour le portrait sur le vif une bonne part d’illusion, car qui peut prétendre que même dans ces situations apparemment spontanées, nous ne cherchons pas à maîtriser constamment notre image, au risque d’être en représentation permanente ? A ce compte-là, la sincérité des êtres et de leurs actes ne pourrait être captée que par des photos volées... Il n’empêche, on mesure la distance qui sépare nos pratiques photographiques quasi-quotidiennes de celle du portrait posé qu’Immobiles nous invite à revisiter ; une pratique qui renoue aussi avec la tradition du portrait en peinture.

 

arts du portrait

 

Avant même l’apparition de la photographie, la pratique de la pose était évidemment courante en peinture et Béatrice Plumet rapproche les deux expériences. Ce rapprochement avec le portrait peint ne va pas pourtant de soi. En 1859, dans sa diatribe contre la photographie naissante 2, Baudelaire pointe a contrario la différence, irréductible à ses yeux, qui la sépare de la peinture. Celle-ci invite au rêve et à “sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel”, quand celle-là, en procurant une illusion d’exactitude, aboutit à ce que l’artiste “se prosterne devant la réalité extérieure” pour le plus grand contentement de la “multitude” : “Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique serait l’art absolu. Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son messie. Et alors elle se dit : ‘Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.’ A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal […]. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne.” Ainsi, la pose en photographie, sans pouvoir prétendre sérieusement saisir la réalité, produirait-elle des portraits grotesques, très éloignés de ceux de la peinture.

 

Dans le Salon de 1859, Baudelaire rejette à plusieurs reprises l’élargissement progressif de la diffusion des arts à l’ensemble des couches de la société, dont l’essor de la photographie est l’un des vecteurs. La critique baudelairienne est fondée sur une analyse lucide du lien qui existe dès l’origine entre “l’invasion de la photographie et la grande folie industrielle” : la photographie repose sur un procédé scientifique et technique, qui permet sa reproductibilité et partant, sa diffusion massive. Mais au-delà de l’intrusion, dans le monde de la représentation, de ces images nouvelles que sont les clichés photographiques, c’est leur expressivité inédite qui surprend et dérange Baudelaire. La restitution précise des traits et de la découpe des visages par le procédé photographique lui apparaît empreinte de dureté. Significativement, six ans plus tard, désirant se procurer un portrait de sa mère, il note que “tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est dure, plus ils sont contents […]. Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin.” 3 Comme le relève Antoine Compagnon : “En définitive, c’est probablement l’immobilité de la photographie qui provoque la résistance la plus forte de Baudelaire à ce nouveau medium […]. On comprend aussi mieux ce portrait de trois quarts réalisé par Nadar, flou, raté, insoumis à la pose, où Baudelaire a bougé, résistant à la photo et surtout à l’immobilité.” 4

 

Pour Béatrice Plumet, le rapprochement entre le portrait photographique et le portrait peint est justifié par l’égale faculté à saisir fidèlement les regards. En proposant un parallèle entre ses portraits filmés et quelques illustres tableaux (L’Olympia de Manet, La Maja desnuda, de Goya…), elle note en effet : “Il y a sur ces visages une étrange gravité, sans objet, qui me rappelle d’autres visages. Le regard de cette inconnue me ramène au présent de sa pose. Je pourrais imaginer qu’elle regardait le peintre comme elle me regarde.” Tout se joue dans le regard, confirment les taxidermistes interviewés plus loin dans le film, dans leur atelier de naturalisation et en présence de leurs animaux empaillés : l’illusion du vivant s’obtient par le bon positionnement des yeux, il faut remodeler l’arcade sourcilière des rapaces pour leur redonner ce regard perçant. Saisir le regard, ne pas rater l’œil : cette séquence d’Immobiles n’est pas sans rappeler, jusque dans sa référence animalière, I do not know what it is I am like, une vidéo de Bill Viola (1986). L’artiste y capte, en un seul plan, le regard d’un hibou : l’animal est face à la caméra au début de la prise, un zoom très lent s’approche progressivement de son œil gauche, jusqu’à en pénétrer la prunelle. A la fin du plan, on discerne sans trop de peine, au fond de l’œil du rapace, la silhouette de Bill Viola et le trépied de sa caméra : dans l’œil du modèle se retrouvent “le présent de sa pose” et l’échange des regards avec l’artiste – pour reprendre les mots de Béatrice Plumet.

 

suspension du temps

 

L’acte de poser se réduit-il pour autant à la seule finalité de la représentation et de la transmission d’une image de soi ? C’est aussi une expérience de la suspension du temps et en tant que telle, une expérience différemment ressentie par les protagonistes du film : quand un modèle affirme dans le film que poser nu permet de “se sentir plus fier de soi, ça fait du bien”, un autre relève que ce temps d’immobilité est “contraire à la vie ; la vie, c’est le mouvement et là, c’est quand même un peu la mort”. Béatrice Plumet s’interroge alors : “Qu’est-ce qui se passe dans ce ne pas bouger ? Quelque chose qu’il faudrait ensuite évacuer par la parole, dans un retour à la vie ? L’ombre inquiétante ou apaisante d’un moment qui s’arrête.”

 

Suspendre le cours du temps : la cérémonie du thé en Asie, en particulier au Japon, constitue un autre moyen d’y parvenir ; une pratique ordonnée autour de règles rigoureuses, dont les implications sociales et les effets psychologiques pourraient bien rejoindre ceux de la pose photographique. Un maître de thé japonais, raconte dans ces termes une de ces cérémonies, improvisée à bord d’un porte-avions à la fin de la Seconde Guerre mondiale : “Un jour, avant un départ en mission, mes camarades voulurent partager le thé. Aussi leur préparai-je avec l’ensemble d’ustensiles compacts que je portais toujours sur moi. Assis en tailleur, les hommes en uniforme burent, l’un après l’autre, dans les bols posés devant eux. Nombre d’entre eux partirent le jour suivant pour ne jamais revenir, mais le calme propre à cette ultime cérémonie resta gravé dans mon esprit – quelques amis réunis dans une atmosphère de sérénité qui évoquait le silence d’une photographie.” 5

 

Suspendre le temps pour mieux le retenir, c’est toujours conclure un contrat entre différents protagonistes (l’artiste et ses modèles), dont les fruits silencieux sont les souvenirs qui se gravent dans la mémoire, les tableaux, les clichés photographiques ou les étranges portraits filmiques de Béatrice Plumet qui s’en approchent tant. “Vivant. Et si c’était ça l’énigme répétée de ces regards fixes ? Le présent et sa fuite inéluctable sont au cœur de ces face-à-face. Il y a entre moi et ceux que je regarde un pacte qui se noue dans ce désir impossible de retenir le temps.” Peut-être même que le résultat – cette trace recherchée de part et d’autre par l’artiste et ses modèles, quel que soit son support (tableau, cliché, film) – importe peu, finalement. L’immobilité contrainte de la pose, si peu naturelle tant le mouvement nous définit, physiquement inconfortable et qui nous désoriente, aurait alors une signification, paradoxale en apparence : l’affirmation catégorique d’une volonté, celle d’être vivant, “extrêmement présent” au monde.

 

Eric Briat, février 2017.

 

 

Techniquement, le temps de pose, aussi désigné durée d’exposition ou vitesse d’obturation, correspond à cet intervalle de temps pendant lequel l’obturateur de l’appareil laisse passer la lumière lors de la prise de vue, permettant l’impression de la pellicule photographique.

2 Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859, II - Le public moderne et la photographie, Œuvres complètes, Tome II, Gallimard, La Pléiade, 1976.

Charles Baudelaire, Lettre à sa mère, 22 décembre 1865, Correspondance, Tome II, Gallimard, La Pléiade, 1973.

Antoine Compagnon, Baudelaire moderne et antimoderne, Cours au Collège de France (2012) : www.college-de-france.fr

5 Sen Soshitsu, Postface, in Okakura Kakuzô, Le Livre du thé, Picquier Poche, 2006.

6 Un des modèles interviewés dans le film évoque ainsi le déclenchement de la pose comme un moment de bascule : “Ça me met dans un extrême présent, une instantanéité de là, maintenant.”