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Un doute s’installe

Un doute s’installe
Une Vie Normale - Chronique d’un jeune sumo, de Jill Coulon, suit les premiers mois où le jeune Takuya intègre l’école de sumos dirigée par le maître Oshima. Derrière l’entraînement, la discipline et les contraintes, le réalisateur dessine en creux une société japonaise où le rapport au père domine.

La sueur ruisselle sur sa peau cuivrée. Les mains sont ouvertes, les muscles bandés. Takuya Ogushi guette le premier contact, plongeant ses yeux dans ceux de son adversaire. L’autre sumo, lui, est sereinement accroupi de l’autre côté du cercle de combat. Sûr de lui, il attend que s’élance le benjamin de l’écurie. Et Takuya se jette enfin sur la montagne humaine qui lui fait face. Les corps dénudés sont brunis par la fine poussière que diffuse le sol d’argile et de sable mêlés, et que colle la transpiration. Ils livrent en s’entrechoquant un bruit mat, absorbé par les parois de bois tapissant les murs de la petite salle d’entraînement.

Mais Takuya est à la peine. Malgré la rage qu’il jette dans l’affrontement, foulant aux pieds l’habituelle monotonie des entraînements, laissant exploser toute la frustration accumulée, il perd. Perd, et perd encore. Se fait hisser hors du cercle sacré, porté comme un enfant par son mawashi, l’épaisse ceinture de soie noire des lutteurs de sumo. Il s’ébroue, reprend sa place au sein du cercle de paille. Et se laisse déséquilibrer. Jeter dehors. Catapulter contre le mur. Déconcertés par l’impuissance du jeune homme, les autres élèves baissent pudiquement les yeux. Le coach Oshima, quant à lui, sirote son thé sans piper mot en observant les combats depuis son estrade parquetée.

Dans quelques instants, la hargne de Takuya laissera place aux larmes. Des sanglots muets redoublés par le désarroi que retient le jeune sumotori depuis qu’il a rejoint à Tokyo, huit mois plus tôt, cette prestigieuse écurie si éloignée de sa ville natale d’Asahikawa. On voudrait le consoler mieux que ne le peuvent ces grands gaillards dévêtus, gênés par l’émotion de ce compagnon d’ordinaire si taciturne. C’est que l’on sait, pour avoir entendu Takuya psalmodier son hésitation, que l’univers qui les comble reste pour lui impénétrable. Fuis, Takuya ! Ose enfin écouter l’intuition qui te taraude ! Mais le jeune homme est pris dans la nasse. Son père lui a asséné, juste avant le départ : “Tu sais qu’il n’y aura plus de place pour toi si tu reviens ?” Que s’est-il passé entre le père et le fils, si empruntés l’un envers l’autre ? Takuya avait prévenu : “Depuis que ma mère est morte d’un cancer il y a trois ans, nous avons du mal à nous parler, lui et moi.” Le choix qu’il se convainc d’avoir pris librement apparaît sérieusement contraint.

Quelques mois plus tôt, Takuya, fraîchement diplômé, est débarqué à Tokyo, un peu perdu dans cette grande pièce où cohabitent les lutteurs. On dort ensemble, on parle, on mange sans cesse, à l’excès. Takuya lui ne parle pas mais observe. La caméra suit son regard et communique son effroi à la vue des dimensions de l’un des plus imposants rikishi (littéralement “professionnel de la force”), échoué par terre, vêtu d’un simple caleçon à fleurs, et qui laisse couler au sol son énorme bedaine.

L’espoir affleure lorsque Takuya, recevant son nom de sumo, caresse l’idée de détenir enfin, par ce truchement, la clef de cet univers abscons. “Kyokutaisei signifie grande étoile du matin, pour me protéger des blessures et m’aider à monter dans le classement, se berce le jeune homme. Ça a plusieurs utilités. Je l’aime bien.” Mais jamais plus, depuis qu’il a quitté Asahikawa, Takuya-Kyokutaisei ne sourit. Il essaie de croire ses aînés qui lui disent la chance qu’il a d’avoir rejoint cette prestigieuse écurie. Que ce n’est pas dur. Qu’il va devenir fort.

 

 

Comme lui, nous voilà happés par la magnificence des préparatifs du premier tournoi, celui des débutants. Les kimonos de soie ondoient, splendides. Les claquements des sandalettes de bois résonnent dans les couloirs tandis que les tambours ambulants annoncent l’épreuve dans les ruelles du quartier. Le gyoji revêt son habit et sa coiffe pour la cérémonie qu’il présidera et le dohyo prend forme : c’est sur cette plateforme d’argile tassée, édifiée à quelques dizaines de centimètres de hauteur et symbolisant la Terre, que s’affronteront les lutteurs. Les lumières de la salle s‘allument, puis s’éteignent. Et voici Takuya, si frêle face à son adversaire – le rikishi moyen pèse 130 kilos quand la jeune recrue est encore dans la moyenne des mortels. D’emblée découragé par la tournure des combats, il confie à l’issue du tournoi : “Je n’arrivais à rien et avant de comprendre, j’avais déjà perdu. Eux ont tous fait du sumo à l’école. Moi je ne comprends rien au sumo.”

La liste des doléances s’allonge et les doutes taraudent Takuya : “Nous sommes tout le temps ensemble, comme en colocation ou en pension. La vie de lutteur m’emmerde. Je suis tout le temps fatigué. Au début, j’arrivais à manger, maintenant je n’y arrive même plus. Je ne grossis plus. Je n’ai plus confiance, je me dis qu’il y a de meilleures façons de vivre. Si je m’arrêtais, je pourrais faire autre chose.” Et puis : “C’est moi le plus jeune, je dois aider à la cuisine et faire les corvées des aînés”, se plaint Takuya qui prépare des marmites entières, les sert à ses cothurnes, avant de desservir la table. Et comme Cendrillon, de dresser les lits sous les quolibets des aînés qui le trouvent lent et distrait. “Je lave aussi leur linge et leurs ceintures. Je n’ai plus de temps pour moi”, confie-t-il à sa sœur aînée, depuis son téléphone qui clignote dans la nuit tokyoïte.

Le printemps fait brièvement refleurir l’espoir, au moment du tournoi d’Osaka, quand Takuya se hisse enfin dans le classement, avec ses cheveux plus longs qui lui donnent l’allure d’un professionnel. Mais l’optimisme est vite douché par la réalité. “Je n’arrête pas de perdre, de me blesser, enrage Takuya. Les entraînements sont devenus plus difficiles. Parfois, je pense partir. Mais si je partais maintenant, j’aurais l’impression d’avoir tout gâché. Je veux gagner mais je n’arrive à rien.” Il s’applique, cherche des conseils stratégiques auprès d’un coach dont il n’obtient que de vagues indications. “Idiot ! l’apostrophe pour finir Oshima, ancien lutteur autrefois auréolé de son heure de gloire. Ne pleure pas, tu ne sues pas assez. Tu crois qu’ils font quoi, les autres ? Entraîne-toi !”

L’ombre du père plane comme un aigle. Le veuf n’appelle jamais ; le fils espère qu’il pense à lui, qu’il se soucie de son sort. Ce n’est guère le poids des adversaires qui écrase Takuya, mais celui des espoirs paternels pesant sur ses épaules. Après que les larmes ont ouvert les vannes, le jeune homme, longtemps prisonnier de la publicité donnée dans sa ville natale à sa conversion forcée, ose enfin jeter Kyokutaisei, son double, au rebut. Quel soulagement ! “J’ai fait ma valise et sans le dire à personne, je suis parti. Petit à petit, je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi que je faisais du sumo, même si c’est moi qui ai décidé d’y aller, finalement. Je me suis dit que je pouvais faire autre chose de ma vie. J’ai envie de faire un autre travail, un travail normal, de manger normalement, d’avoir une vie normale.” Un sain retour vers la vie.

 

Malika Maclouf (décembre 2012)