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Un film comme un compagnon de route

Un film comme un compagnon de route
Une fourmi qui pointe le bout de son nez tous les 5 mars, des histoires d’œufs, de poussin, de poireau, de voyage au Vietnam, mais aussi une scoliose et un cancer. Il y a tous les éléments de cet inventaire à la Prévert dans le film de Zoé Chantre, un cinéma généreux, ouvert sur l’intimité, qui renvoie à la possibilité de construire sa vie en fonction de ses aléas. "Le Poireau perpétuel" est un collage intelligemment ludique de réflexions existentielles, de dessins, de plans à la caméra tâtonnante proches des objets et du vivant qui l’entourent. Entretien avec la réalisatrice, par Joffrey Speno.

De quelle manière avez-vous envisagé ce récit et la mise en image d’une part intime de vous, ainsi que la participation de votre mère particulièrement et celle de vos proches ?

Mon idée première était de réaliser une fiction sur le désir ou pas d’avoir des enfants mais cette forme n’a pas tenu longtemps. Neuf ans après Tiens moi droite, mon premier long métrage, Le Poireau perpétuel, poursuit cette chronique personnelle sous la forme d'un journal filmé. Le plaisir de filmer seule avec une petite caméra et un micro, sans contrainte, avec comme seul motif, raconter ce qu'il m'arrivait, était devenu plus fort que mon désir de fiction. 

Ce qui a déclenché le film est la peur de la mort. Celle de perdre ma maman atteinte d’un cancer. Au même moment, je me posais la question d’avoir un enfant ou pas. Ce rapprochement entre la mort et la vie était si présent que mon corps, à ce moment-là, était à fleur de peau mais je me sentais plus vivante que jamais. Mes sentiments me semblaient banals, humains et assez communs pour les partager. Je me suis mise à filmer simplement quelques moments gracieux que m’offrait la vie. Mon récit s’est construit petit à petit, en tissant une tresse avec trois fils conducteurs : ma mère, mon dos et l'œuf. Filmer quelqu’un d’aussi près demande une grande dose de confiance de sa part. Avec ma mère ou mes proches, ça s’est fait assez naturellement.

La forme du journal intime filmé, mais aussi les plans rapprochés sur les objets, les gestes, convoquent des gestes cinématographiques d’autres filmeu.r.se.s comme Alain Cavalier et Agnès Varda. Sont-elle.il.s des sources d'inspiration ou peut-on y voir des hommages ?

Alain Cavalier m’a dit un jour que je faisais des films de myope car je filmais de près… J’ai ri, il ne s’est pas trompé. Aujourd’hui je me sens proche de cette famille de cinéastes qui ont raconté de près. Ils m’accompagnent toujours. Particulièrement Alain Cavalier qui est pour moi un exemple de liberté. Sa manière d’utiliser la caméra comme un pinceau qui l’aide à peindre sa vie m’enchante. Il m’a appris la patience, la synthèse et le jeu.

La narration est soutenue par votre voix off et ses nombreuses interrogations teintées d'un ton ludique. Dans quelle mesure est-elle écrite, improvisée ou développée au montage ? Comment placer sa voix, trouver les mots justes. 

J’apparais très peu à l’image et ma voix off est la clef de voûte qui fait le point avec le spectateur. J'ai tenté de lui raconter le plus simplement possible mon histoire. Parfois les mots arrivant en filmant, mais la plupart du temps, j'écris et m'enregistre après coup pour garder juste l'essentiel au montage. Dès que l'idée est posée sur le papier, je procède à l'enregistrement. Dans mon appartement, le meilleur endroit pour le faure est ce petit coin derrière mon lit près des oreillers, où le son est un peu feutré et où je n'entends pas les voitures. La voif off n'a pas été simple à trouver, ce n'est pas mon métier. Je l'ai bricolé à ma manière en essayant de trouver un ton qui laisse le moins d'affect possible mais qui reste chaleureux.  

Le film est cousu de vos dessins animés, parfois dans une forme de synchronicité, parfois de distance, par rapport à la narration. En tous cas, manifestations d’une ingéniosité, d’un amusement. La fabrication de ce film apparaît comme un terrain de jeu.

Le dessin a toujours été indissociable de mes films. Il faut dire que je viens de l’art plastique et non du cinéma. Assez spontanément, quand une idée me vient, je la dessine. Si j’ai envie que ce dessin aille plus loin, je l’anime. Quand ça me prend, j’ai envie que ça se fasse tout de suite, comme un croquis jeté sur le papier. C’est l’idée qui m’intéresse. Je donne à voir le trait de crayon qui s’efface comme pour montrer la trace qu’on laisse derrière soi. Le dessin contribue à la notion de bricolage. Et mon film a été volontairement fait de façon bricolée, en tous cas, j’aime imaginer qu’on en ait l’impression. Il m’a fallu une grande endurance pour fabriquer le film de A à Z et c’est parce que je m’amusais à le faire que j’ai tenu jusqu’au bout.

La musique et le son concourent aussi à cette dimension ludique et semblent là encore arriver en contrepoint des maladies, de l'hospitalisation, des interrogations existentielles.

La musique, je la compose souvent en conduisant, en jardinant ou bien encore en marchant. Je ne suis pas vraiment musicienne mais je fredonne comme beaucoup par-ci par-là. Je m’enregistre avec mon téléphone. Petit à petit, je me suis créé une banque de ritournelles, de petits airs. Ils correspondent souvent à un état précis et je les range par émotions, ou situations. Je replonge dedans quand je cherche un accompagnement musical à mon récit et je les retranscris sur mon clavier. D’ailleurs, cela me sert de pause au montage, quand je suis épuisée de l’image, je fais une bascule vers la musique. Elle participe à l’histoire tout comme les dessins animés, ce sont des petits souffles ludiques qui ponctuent régulièrement le récit.

Comment avez-vous travaillé le montage au regard de la richesse des sujets abordés, des situations et du fourmillement formel ?

D’abord seule en découvrant les images le soir que j’avais tournées le jour même, et en essayant de les accrocher aux autres filmées la veille, comme un puzzle. À la fin cela m’a fait une grande matière assez hétéroclite. Au bout d’un moment je m’y perdais car j’avais trop de motifs. Puis, avec l’aide d’un œil extérieur, j’ai éliminé de la matière pour n’en garder que trois : le réel pour le récit, le dessin pour l’image du passé ou l’image infilmable, les effets spéciaux fait maison pour les rêves. À partir de là s'est dessinée une histoire tressée entre la mort, la maladie et la vie, avec trois personnages principaux : ma mère, moi et le vivant qui m’entoure.

Votre mère mentionne ce poireau perpétuel en racontant son rêve, attablée en train de couper des poireaux. En faire le titre renvoie-t-il à ce légume qui continue de pousser quand bien même il est coupé ? Comment cela résonne-t-il hypothétiquement avec la scoliose et le cancer ?

La première image du film a été ce plan séquence où ma mère raconte son rêve de poireau. C’était un moment où elle rêvait souvent de poireau et cela m’amusait. Un des rêves qui a été enlevé au montage était effectivement un énorme poireau qui repoussait sur lui-même au fur et à mesure qu’elle le coupait. Naturellement le titre est arrivé juste après. J’ai pensé que ce poireau perpétuel serait le reflet de ce cycle qu’est la vie, l’alicament qui soigne les maux et une métaphore de ma colonne vertébrale vigoureuse.

La solitude, l’ascendance et la descendance, la maternité, la mort sont autant de questionnements forts qui émergent explicitement dans le film. Pensez-vous que la présence de la caméra permet de faire advenir des instants d’introspection révélant une certaine vérité pour vous et vos proches ? Vous dites notamment : “La mort, la vivre au mieux possible, ce serait bien”…

Ce journal filmé est pour moi, en quelque sorte, une forme de résilience et ne peut pas être fabriqué par quelqu’un d’autre. C’est une façon de poser mes mots sereinement car ils ont besoin d’être clairs pour être partagés. Faire ce film est devenu une sorte de compagnon de route à qui je peux confier des choses qui me semblent justes parce qu'elles ont été vécues. C’est un moyen de relater une expérience déjà ruminée qui a fini par me rendre plus forte. À ce titre mes vérités et celles de ceux et celles qui m’entourent parlent de la façon dont je vois le monde et le destin qui en découle. Une sorte de cycle que l’humain ne peut pas s'empêcher de rendre cérébral à l’inverse des animaux.

Sur la maternité, un lien se crée et s’épanouit avec un poussin. Survient également pendant le tournage votre voyage au Vietnam sur les traces de vos aïeuls. En quoi ces rencontres, ces relations au(x) vivant(s) plus aiguës viennent-elles vous déplacer, vous interroger ou vous répondre ?

Mon rapport au(x) vivant(s) et plus particulièrement aux petits et grands animaux est de l’ordre de la fascination. J’en filme régulièrement car ils me bouleversent, me ramènent à l'essence de la vie, au concret. Ils ne possèdent rien, sauf leur vie. Marguerite Yourcenar en parle très bien dans cette citation : “Il y a cette immense liberté de l’animal vivant sans plus, sa réalité d’être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d’exister.” Un spectateur m'a dit que mon film était un peu asiatique, peut-être à cause de la présence constante des animaux, des moments oniriques et des questions existentielles qui reviennent sans cesse. Cette vision m’a bien plu. En me concentrant dans ma vie à faire ce film, je me suis attardée naturellement sur mes rencontres et moments de vie anodins en apparence. Toute chose pouvait prendre de l’importance si elle était en lien avec mon propos. Mon œil avisé essayait de ne rien rater. Dès que je pouvais, je filmais. C’est une façon de s'intéresser au monde et sûrement de le rendre plus pétillant. Parfois il m’était nécessaire de déplacer mon point de vue. Cela a été le cas du voyage au Vietnam. J’avais vraiment la volonté de sortir de mon quotidien dans le film, d’aller voir ailleurs, comme une respiration. Il a fallu préparer en amont le voyage sans savoir ce que j’allais y trouver. La seule chose que j’avais en tête était de filmer des bribes d’une autre vision de la manière dont on appréhende la mort de là-bas. J’y ai trouvé des réponses inattendues. Ce voyage m’a marqué à vie. Il y a ce qui s’est passé pour le film et à côté, ce qu’on vivait avec ces Vietnamiens et ma mère. Quelque part, je remercie le film de m’avoir emmenée là.

La mise en récit de votre vie dans votre rapport intime aux hommes puis aux femmes, la manière dont vous répondez à cette injonction à la maternité, les engagements féministes de votre mère, racontent-ils justement une alternative singulièrement féministe ? Et plus largement, la possibilité de vivre différemment ?

Ce que je peux dire c’est que je suis une femme, pas très grande, sans enfant, artiste, qui aime les femmes et quelques hommes, j’ai des lunettes, une colonne qui se tord, des auras (symptômes migraineux) deux fois par semaine et une ancienne tumeur au cerveau gauche. Je ne peux pas prétendre me reconnaître dans un modèle classique mais cela ne m’a jamais empêché de vivre ce que je voulais vivre. Je dirais que j’ai de la chance car mes différences m’ont aidé à faire des choix, à me démarquer et m’ont donné de la force. Je m’amuse à dire que faire des films de niche dans ce monde où tout nous pousse à faire le contraire est une vraie question de survie artistique. Le faire, en tant que femme hors norme avec mes particularités animales, alimente en quelques sortes notre diversité culturelle. Aujourd’hui je me sens privilégiée, mes différents métiers me permettent de filmer quand j’en ai besoin, le plus sincèrement possible, et si cela interpelle et arrive à toucher un public, c’est déjà pas mal…

Le trou dans le drap du lit d’hôpital ainsi que celui dans une feuille au Vietnam semblent dessiner un motif, pour moi, celui du mystère impérieux et vertigineux de l’existence qui affleure tout au long du film…

Effectivement, ce trou est le vide, le mystère, la mort, le refuge, la porte de sortie, l’origine d’un monde, le nombril, une tache noire devant mes yeux, la trachée qui permet de respirer, c’est une métaphore qui revient très souvent comme motif obsessionnel. Ce mystère de l’existence n’est-il pas la chose la plus intrigante qu’il soit ?

 

Propos recueillis par Joffrey Speno, mars 2022.

 

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