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Un film d'action

Un film d'action
Pendant un an, Olivier Cousin a suivi les militants du GPS (Groupement pour la défense du travail social) à Toulouse. Travailleurs sociaux passés dans l’illégalité pour faire face au manque de moyens, ils réquisitionnent des bâtiments publics. Le réalisateur les rejoint au moment où ils s’apprêtent à ouvrir un nouveau lieu afin d’y accueillir cent-cinquante personnes expulsées d’un squat précédent. Entretien.

L’un de vos précédents films, Firminy, le maire et l’architecte (2007), s’intéressait au quartier Firminy-Vert, commandé en 1955 à Le Corbusier par le maire de la ville, Eugène-Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme de 1948 à 1953. Il y a une problématique commune avec Un Toit sur la tête, celle du logement, mais cette fois-ci l’Etat est clairement déficient...

Oui, effectivement. Avec Firminy-Vert, Eugène-Claudius Petit cherchait également des solutions aux difficultés de logement, avec l’idée que mettre les gens à l’abri est la condition sine qua non pour pouvoir envisager de construire quoi que ce soit d’autre. A ceci près qu’à l’époque, l’Etat construisait des quartiers pour les plus démunis, alors qu’aujourd’hui, il fait à ce point défaut que ses propres agents sont obligés de le rappeler à sa mission. Le changement est significatif. Mais j’ai retrouvé avec les gens du collectif, les mêmes valeurs de solidarité, de générosité et de justice sociale que celles qui ont existées à Firminy. Il y avait chez eux un élan, une énergie qui m’a porté d’autant plus que je partage leur révolte.

 

Comment a démarré la lutte du GPS à Toulouse ?

En France, le droit au logement pour tous est un principe fondamental dans la constitution depuis 1946. L’hébergement d’urgence inconditionnel en est l’une des applications 1. Malgré tout, il y a de plus en plus de gens à la rue, et le 115 à Toulouse n’a, dans neuf cas sur dix, pas de solution d’hébergement à proposer 2. En 2008, après avoir tenté en vain d’alerter les pouvoirs publics, les travailleurs sociaux de Toulouse se constituent en un collectif, le GPS. Ils décident d’agir et de s’installer dans un bâtiment public vide. Il s’agit de mettre les gens à l’abri et d’interpeller l’Etat sur sa politique. La préfecture leur intente un procès, qu’ils gagnent. Le juge considère que l’Etat ne respecte pas ses missions de service public. Ils peuvent donc rester dans le bâtiment, qui devient un foyer à destination des grands précaires. Lorsque je les rencontre, en 2014, ils ont réquisitionné un autre bâtiment public, le Quai Saint-Pierre pour pouvoir héberger des familles avec des enfants en bas-âge. Je les rejoins pour filmer au moment où ils doivent quitter ce bâtiment. Il faut préciser qu’en France, toute la chaîne de logements est saturée. Faute de places et de mouvement, les demandeurs qui ne peuvent pas passer en foyer, ni basculer dans le réseau HLM facilement, restent dans l’hébergement d’urgence, au détriment des gens à la rue qui sont de plus en plus nombreux. Il y plusieurs réseaux associatifs actifs en France, Droit Au Logement, Jeudi noir, la Fondation Abbé-Pierre, Emmaüs, toutefois je ne connais pas d’autres exemples dans lequel ce sont des fonctionnaires publics qui basculent ainsi dans “l’illégalité”. Mais ce sont des “réformistes”, pas des “révolutionnaires”. Ils sont d’accord pour travailler avec tout le monde tant que les gens sont mis à l’abri. Ils connaissent la machine de l’intérieur, c’est leur grande force. Ils changent de casquette selon leurs interlocuteurs, et la préfecture ne peut pas les berner : les chiffres, ils les connaissent. Ils ne veulent pas renverser le système mais faire bouger les lignes, amener l’Etat à reconnaître ses manquements, obtenir au moins des baux précaires. Avant tout, il s’agit pour eux de pouvoir faire normalement leur travail. Ils ont intelligemment mis en place un système “d’écrans” : un premier collectif, le GPS, rassemble seulement des travailleurs sociaux, puis un second, plus large, est constitué pour chaque action – dans le film, le Cedis 3. C’est sous cette bannière-là que les actions et la réquisition vont être gérées. Cela leur permet aussi de rester en règle vis-à-vis de leur employeur, les services sociaux de la ville de Toulouse financés par l’Etat.

 

Le choix d’adopter le point de vue des militants plutôt que celui des hébergés a-t-il d’emblée été une évidence pour vous ?

Au départ, il y a cette action de militants et c’est cela que je veux raconter. Je veux être à leurs côtés, rendre compte des solutions qu’ils font exister. Les gens aidés que l’on rencontre alors sont en situation difficile, voire illégale ; il n’est pas toujours évident de les filmer. Ils ont souvent une autre histoire et beaucoup d’autres difficultés, qui dépassent largement le problème du logement ; leur monde n’est pas le même que celui des bénévoles. Cela n’empêche pas qu’il y ait une rencontre, une relation. Mais en pratique, ils forment un groupe avec les militants, ils participent aux réunions, ils manifestent. Je ne voulais pas les séparer, je tenais à ce que tout le monde soit dans le même cadre. J’espère y être parvenu, par des choix de cinéma notamment : le fait de les inscrire dans un même lieu, de faire durer les gros plans sur les visages, par un montage énergique, le ton de la conversation, le fait de ne pas employer de voix off, ni faire d’interviews. Cela

 

 

permet de sentir la proximité avec les hébergés. Ce n’est pas parce qu’ils restent silencieux qu’ils ne font rien : ils sont timides, comme tout le monde. Ce que j’aime avec ce collectif, c’est qu’il est extrêmement pragmatique. Eux, leur souci, c’est l’accès aux droits. Ils ont choisi de s’engager pour cela. Ils ne “kidnappent” pas les gens en leur demandant d’adhérer au positionnement politique et social de l’association.

 

Un Toit sur la tête est un film militant au sens où il épouse la cause des bénévoles du GPS, qu’est-ce que cela implique quant à la caméra, au scénario, au montage ?

Il m’a semblé qu’en étant là avec ma caméra, je faisais déjà un film militant. Le GPS et le Cedis connaissent le jeu médiatique et savent en user. Par exemple, à un moment où ils devaient se faire expulser, ils m’ont fait venir ; et de fait, parce que je tournais, cela n’a pas eu lieu. Tout en étant aussi une manière d’être avec les gens, la caméra peut servir à lutter, faire partie de la stratégie. Mais il ne s’agit pas qu’elle mette en danger les militants : la séquence où l’on pénètre dans le bâtiment est à la fois vraie et truquée. J’ai filmé l’entrée mais pour ne pas mettre en danger les militants on a fictionné quelques plans le lendemain pour raconter l’installation dans les lieux vides. Au montage, les deux types d’images ont été mêlés. Le film doit faire connaître le problème. C’est un film pour eux et pour les autres. Il est important de dire qu’on peut gagner. J’ai beaucoup filmé et tenu longtemps plusieurs fils narratifs ; ensuite, au montage, je me suis concentré sur la réquisition de la rue d’Alès pour qu’on comprenne aussi que ce n’est pas un collectif hors sol. En réalité, c’est une arborescence : la rue d’Alès en est le tronc, mais il y a beaucoup d’autres choses à côté dont ils se servent pour faire pression. Et puis, je voulais vraiment que ce soit un film d’action. Dénoncer et mettre en avant des solutions qui fonctionnent, cela passait aussi par des choix de narration. Le film doit être une première poignée de main, un moyen d’aller vers les militants. D’ailleurs, nous le présentons ensemble aussi souvent que possible.

 

Comment s’est achevée la réquisition de la rue d’Alès ? Dans le dernier plan, on les voit sur le toit de l’immeuble, comme deux généraux face à la plaine ; ils ont gagné une bataille mais pas la guerre ?

Ils sont finalement restés deux ans rue d’Alès. Cela a permis d’héberger 192 personnes au total parmi lesquelles 100 ont réussi à aller vers des logements plus pérennes. Ils ont ouvert un nouveau lieu, la rue Saint-Michel, qui accueille 55 personnes. Ce plan signale le grand nombre de bâtiments vides dans la ville, rendant d’autant plus anormale la situation des gens à la rue. Mais il montre aussi que, encore une fois, le collectif est très pragmatique. Ils imaginent déjà la suite. Pour eux, le squat n’est pas une finalité. Après la solution d’urgence, il s’agit de faire sortir les gens de la précarité. Ils louent des appartements et se portent garants pour permettre à des travailleurs sans-papiers d’y accéder, par exemple. Un tissu se crée petit à petit, c’est une réussite. Il faut dire aussi que la ville de Toulouse a doublé le nombre de places d’accueil depuis un an, confiant la gestion des places à des associations proches du Cedis. Quand bien même l’action du collectif n’est qu’une goutte d’humanité, elle donne un élan, et elle compte surtout parce qu’elle a un effet concret.

 

Propos recueillis par Charlotte Ferchaud, septembre 2016

 

1 Depuis juillet 2016, le Conseil d’Etat a exclu les étrangers en situation irrégulière du dispositif d’hébergement d’urgence, sauf circonstances exceptionnelles qu’il leur appartient de démontrer. En pratique, ce droit est donc relatif. 

2 A Toulouse actuellement, environ 150 personnes dorment à la rue, 800 vivent dans les squats, et 900 dans des bidonvilles intra-muros. Sur les 1000 appels quotidiens décrochés, le 115 refuse 300 demandes par jour, dont 60 à 80 émanent de familles qui appellent quotidiennement.

3 Voir gps.midipy.over-blog.com et cedis31.org, ou contacter gps.midipyrennees@gmail.com 

4 En France, un bâtiment inoccupé peut être squatté si l’installation a lieu sans voie de fait, si le lieu n’est pas dangereux, et s’il n’y a pas de travaux prévus. Au-delà d’un court délai, le propriétaire devra passer par la justice pour faire valoir ses droits.