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Un vilain petit canard

Un vilain petit canard
Robyn Orlin, de Johannesburg au Palais Garnier, de Philippe Lainé et Stéphanie Magnant, suit la chorégraphe sud-africaine le temps de son invitation par l’Opéra de Paris à créer une chorégraphie avec les danseurs du Ballet. Le temps surtout, d’interroger les danseurs sur le rôle et la place de la danse dans le monde aujourd’hui.

Bec rouge, œil noir, c’est un canard en matière plastique jaune. Le plus banal, le plus commun, le plus désuet des jouets d’enfant, attendrissant dans sa simplicité même. Mais gigantesque au point d’obturer le cadre, hypertrophié par la grâce d’un léger trucage – on le voit virevolter, entrer et sortir du champ, s’éloigner puis se rapprocher, flotter (sans s’y refléter) à la surface des grandes eaux de Versailles. Ce n’est pas un rêve, non, mais le rideau de scène animé qu’a inventé Robyn Orlin pour accueillir, en avril-mai 2007, le public de son Allegro à l’Opéra de Paris. Et, d’entrée de jeu (c’est le cas de le dire), le ton, ou plutôt l’intention est donnée. Car, quoi de plus baroque que le château de Versailles ? Et, à l’opposé des raffinements du Grand Siècle (à mille lieues, aussi, des ors du Palais Garnier), quoi de plus trivial et, d’une certaine manière, de plus propre à notre époque que ce vilain petit canard à trois sous, fabriqué en série ?

Facétieuse, incongrue, cette image peut donc être lue comme une sorte d’avertissement : en première instance, elle signale le point de vue adopté pour cette création – les thèmes proposés, les questions soulevées par L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel ont été appréhendés à partir d’ici et maintenant. En même temps, par son incongruité justement, elle permet de comprendre la position qu’a occupée – les sentiments qu’a éprouvés ? – Robyn Orlin dans cette entreprise. Que fait une chorégraphe contemporaine sud-africaine à l’Opéra de Paris ? Et le vilain petit canard deviendra-t-il un joli cygne ? Rien n’est moins sûr…

Volontiers iconoclaste, polémique en tous cas, Robyn Orlin est surnommée dans son pays “l’irritation permanente”. Sa cible principale est le pouvoir, sous toutes ses formes et dans toutes ses expressions – le colonialisme et la discrimination, en particulier… de manière générale, ce qui relève de la norme, de l’ordre établi, du “bon goût”, autrement dit d’un quelconque modèle dominant. Et ses armes favorites sont l’humour, une apparente légèreté et un art consommé du détournement.

Cependant, lorsqu’on sait le plaisir qu’elle prend à brouiller les frontières – entre la scène et la salle, les coulisses et le plateau, l’intérieur et l’extérieur, le Nord et le Sud… l’exceptionnel et le commun, le raffiné et le vulgaire, le “premier” et le tiers-monde –, lorsqu’on connaît le talent avec lequel elle parvient à instaurer le chaos dans les contextes les mieux organisés, et l’efficacité malicieuse, l’ironie joueuse qu’elle déploie pour revisiter les icônes et les mythes, de la culture occidentale entre autres – de Faust ou Salomé au Lac des cygnes… et de Bush à Mandela ! – on aura peut-être l’impression qu’elle s’est montrée plutôt sage pour cette mise en scène de L’Allegro au Palais Garnier.

Ainsi, en accord avec la structure tripartite de l’œuvre, elle a élaboré un dispositif constitué de trois aires de jeu distinctes, autonomes et interdépendantes : la fosse d’orchestre, avec les musiciens – en l’occurrence Les Arts Florissants, sous la direction de William Christie ; le plateau nu, dévolu aux danseurs et aux chanteurs solistes 1 ; enfin, en surplomb de la scène, un écran panoramique, support d’une projection en continu, où les interprètes, filmés en temps réel, apparaissent de façon intermittente en incrustation.

 

 

De plus, en cherchant à actualiser L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato (1740), c’est-à-dire à mettre en perspective un opéra baroque avec le monde dans lequel nous vivons, elle a, en quelque sorte, marché dans les traces de Georg Friedrich Haendel. Puisque, pour cette œuvre, le compositeur s’est lui-même approprié librement deux poèmes allégoriques écrits par John Milton plus d’un siècle auparavant, il les a “remontés” en dialogues et les a dotés d’un épilogue 2, sorte de conclusion morale dans l’esprit de son temps.

Dénué d’action au sens strict, L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato est une méditation sur la condition humaine et l’accession au bonheur. Comme l’indique son titre, elle oppose la Joie à la Mélancolie, la jouissance et les plaisirs “de la chasse, des promenades bucoliques et des fêtes villageoises” à la solitude et à “l’austérité de la nature sauvage”, “le tumulte de la ville, de ses intrigues et de ses fêtes” à “la profondeur de la connaissance et de la méditation“, “l’imagination créatrice, l’ivresse de musiques réconfortantes et harmonieuses” à “la sphère religieuse, la prière et la grâce”. Enfin, pour résoudre le conflit entre ces deux voies extrêmes et contradictoires, elle prône la Modération, c’est-à-dire une vie fondée sur “la mesure, l’équilibre et la prudence” 3.

Sur ce point, Robyn Orlin, comme William Christie du reste, a pris ses distances avec le discours de Haendel : le triomphe de la raison, “la mesure, l’équilibre et la prudence”, elle en doute, elle n’y croit guère. Et pourtant, l’opposition entre les extrêmes et la nécessité de nouer, de renouer un dialogue au-delà des différences, est pour elle une question fondamentale. C’est même la question précise autour de laquelle est articulée sa lecture de la pièce : celle de l’écart, entre la Joie et la Mélancolie, entre l’époque baroque et le monde d’aujourd’hui… comme entre la réalité sud-africaine contemporaine et l’activité d’une institution comme l’Opéra de Paris. Écart qu’elle a tenté de réduire en forçant la confrontation, par exemple en faisant se dérouler son Allegro sur des images de paysages d’Afrique du Sud, mais aussi des “désastres naturels et humains” qui ont marqué les premières années de ce siècle. Écart auquel, d’une certaine manière, elle s’est elle-même confrontée en acceptant de se lancer dans cette aventure, c’est-à-dire de franchir la distance “de Johannesburg au Palais Garnier”, et surtout d’ouvrir un territoire de rencontre, de partage et d’échange avec les danseurs du Ballet de l’Opéra.

Le film de Philippe Lainé et Stéphanie Magnant porte moins sur la pièce elle-même que sur le long cheminement qui a conduit à sa création. Ce qu’il fait apparaître aussi, au-delà du portrait d’une artiste singulière, c’est la manière dont les préoccupations qui l’animent, et dont ses œuvres sont l’écho, sont mises en jeu dans son processus de travail, qu’elles en sont presque le principe.

 

Myriam Blœdé, décembre 2009.

 

1 Les choristes, quant à eux, étaient disséminés parmi les spectateurs, dans les premières rangées de l’orchestre.

2 Le texte de cette section a été rédigé en 1739 par le librettiste Charles Jennens.

3 Cf. “A lire avant le spectacle”, dans le livret-programme Ballet de l’Opéra de Paris / Robyn Orlin. L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato, Opéra National de Paris, 2007.