Une joie iconoclaste
Une Jolie Vallée, film chanté de bout en bout, donne à voir une aventure musicale qui fédère autour d’elle tout un village. La couturière, le pharmacien, l’institutrice et beaucoup d’autres se retrouvent autour d’un projet commun : celui de tirer du roman d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires, une comédie musicale. Certes, ils ne sont pas des chanteurs professionnels mais avec les moyens du bord, ils semblent prendre un vrai plaisir à travailler le spectacle. Dans le seul but de se divertir, et peut-être de divertir les spectateurs locaux qui viendront autant les encourager que les admirer. Dès lors qu’il adopte certains codes de la comédie musicale, le film ne se donne pas pour réaliste mais, chacun jouant son véritable personnage, il se rattache tout de même au genre documentaire. En y apportant, il faut bien le dire, une note de gaieté inaccoutumée.
Dans le catalogue du FID 2015, on peut lire la notice de présentation suivante, où il est surtout question de tristesse : “Dans cette comédie musicale, les héros fameux de Dumas, mousquetaires, reine, Richelieu, etc., se pâment dans des salons avec télévision et canapé aux couleurs criardes, dialoguent dans la quiétude triste de rues piétonnes avec ruines en prime, s’interpellent dans la pharmacie, festoient dans les salles de réunions à la tristesse avérée, mots chantés en bouche qui tenteront de contaminer l’horizon morne d’un quotidien désolé. Un projet évident politique se dessine à travers cette aventure collective. Quelle est la couleur d’une vie dans cette vallée si jolie (mais, on ne cesse, avec effroi, de se demander : l’est-elle vraiment ?) qu’on ne sait trop si c’est le spectacle qui pénètre les existences ou si nos existences en modèle (très très) réduit ne font pas subir, à ce spectacle, une sévère cure d’amaigrissement.”
“Des salons avec télévision et canapés aux couleurs criardes.” A croire que Gaël Lépingle aurait à dessein choisi les intérieurs les plus laids, les plus vulgaires. “Tristesse”, “horizon morne d’un quotidien désolé”, “effroi” ? La conclusion s’impose d’elle-même : le titre Une Jolie Vallée ne peut être qu’ironique, et Gaël Lépingle n’a filmé les habitants de ce village que pour montrer comment l’ennui se dissimule derrière ces moments de joie factice, comment l’existence se rapetisse et la vie inexorablement s’y étiole.
Pour l’auteur de cette notice comme pour beaucoup de “Parisiens”, la campagne française ne peut être que sinistrée par la désertification, la peur, les horizons bouchés et leur conséquence quasi inéluctable, le vote protestataire pour des partis populistes.
Alors, faut-il croire Gaël Lépingle lorsqu’il déclare, dans des interviews données en marge du festival, que son intention était tout autre ? D’emblée, il se défend d’être un cinéaste comme il répugne à toute assignation identitaire. Certes, il réalise des films, dont trois ont été programmés au FID, parmi lesquels Julien (2010), qui a été remarqué dans maints autres festivals. Mais Gaël Lépingle compose aussi des livrets pour des comédies musicales.
A la question rituelle : “Comment le projet du film est-il né ?” le réalisateur répond fort simplement qu’un chœur d’amateurs, le Chœur de Sittelles, enthousiasmé par son livret des Trois Mousquetaires, a décidé d’en tirer un spectacle. Aussitôt, sans le soutien d’aucun producteur, Gaël Lépingle est accouru avec sa caméra. Et tout le monde s’est gentiment prêté au double jeu d’interpréter les héros de Dumas et de jouer son propre rôle dans un film documentaire.
S’il faut absolument trouver une “question politique” qui courrait en filigrane d’Une Jolie Vallée, ce serait plutôt celle qui occupe à juste titre tant d’esprits : comment faire société aujourd’hui ? Comment tisser ou retisser ce fameux lien social en péril ? Comment chanter ensemble ?
Assumant le risque de passer pour naïf, Gaël Lépingle, selon ses déclarations, a voulu montrer qu’une joie partagée est encore possible et que cette joie chantée sur tous les tons peut faire tomber bien des barrières réputées infranchissables. Est-ce donc si iconoclaste ?
Eva Ségal (février 2017)