Retour

Une partie de campagne

Une partie de campagne
Premier long métrage d’Alessandro Comodin, L’Eté de Giacomo a été primé en 2011 au festival de Locarno (dans la catégorie Cinéaste du Présent) et au festival Entrevues de Belfort (Grand Prix du Jury). Le temps d’un été, aussi fugace que l’adolescence, le cinéaste saisit avec justesse l’évanescence des sentiments : “Tout était là pour la première et la dernière fois”, dit le cinéaste. Entretien.

En révélant d'emblée l'implant cochléaire qui ceint l'oreille de Giacomo, L'Eté de Giacomo fait une promesse que, subtilement, il ne tiendra pas. Le film n'est pas, ou si peu, le portrait d'un adolescent sourd. Ou plutôt : la surdité n'est pas le sujet. Plutôt que cette voie-là, Alessandro Comodin choisit de suivre avec Giacomo un autre chemin, chemin sensuel et épineux d'une partie de campagne, sous le soleil ardent de l'été. Giacomo ne s'y aventure pas seul : une fille l'accompagne, puis une autre. C'est que le chemin tortueux qu'il entreprend n'est pas seulement celui, édénique, de cette campagne du Frioul où Comodin a choisi de filmer. C'est aussi celui de l'adolescence, de ses désirs pressants et maladroits, terrain sans cesse changeant, comme se déplace chaque été le lit du fleuve émeraude qui, au bout de leur trajet, attend Giacomo et les filles comme un trésor.

 

Il ne reste dans L'Eté de Giacomo qu'une part infime de ce qui était votre projet quand vous avez décidé de filmer Giacomo. Quel était ce projet de départ ?

Giacomo, que je connais bien puisqu'il est le petit frère d'un ami d'enfance, est devenu sourd à l'âge de six mois, à la suite d'une méningite. A 18 ans, il a décidé de se faire opérer pour retrouver l'ouïe. Mon idée était de filmer tout ce processus, la pose de l'implant et la métamorphose de Giacomo à l'arrivée du son. Cette opération, qui prenait place pour lui à un âge très symbolique, il en parlait comme d'une sorte de miracle. Je m'étais donc lancé le défi de faire un documentaire sur ce miracle. J'ai filmé Giacomo avant l'opération, puis l'opération elle-même, et j'ai compris à ce moment-là que ce miracle, qui n'en était pas vraiment un, il me serait impossible de le filmer. Et qu'il me fallait, plutôt qu'axer le film sur la surdité, m'intéresser à un autre miracle, plus intime : le fait que Giacomo grandissait, qu'il devenait adulte. L'opération, alors, n'était plus fondamentale dans le film. L'important était de filmer Giacomo en tant que garçon de son âge plutôt qu'en tant que sourd. Au final, il ne reste dans le film aucune des images que j'avais tournées avant l'opération, hormis celles qui ouvrent le film et qui le voient jouer de la batterie.

 

Commet avez-vous décidé que le film allait se concentrer sur l’été de Giacomo ?

Avant même de commencer à tourner, j'avais établi un dispositif qui consistait à filmer, d'une part, le processus médical avec une caméra numérique ; d'autre part, le dernier été de Giacomo avant l'opération, cette fois sur pellicule. Ce premier tournage a finalement servi de répétition, en quelque sorte, à ce qu'allait être le film, qui a été tourné l'été suivant. Il m'a permis d'affiner la démarche, la méthode d'improvisation, le choix des lieux.

 

Comment avez-vous choisi ces décors, qui jouent un rôle essentiel dans le film ?

Il s'agissait de plonger Giacomo dans un milieu a priori hostile pour lui, afin de voir ce qui allait se passer. Giacomo a toujours été excessivement protégé par sa famille, il sortait très peu et avait développé un certain nombre d'obsessions, notamment une phobie de la saleté et de la nature.

 

Son éveil au monde après l'opération dépasse donc de beaucoup la seule découverte du son...

Oui, et la plongée dans ce milieu “hostile” était un moyen d'éprouver tous ses sens. J'ai choisi des lieux qui représentaient quelque chose de typique de cette dimension d'éveil propre à l'adolescence. Ce sont des endroits que fréquentent les jeunes de la région : le fleuve, ses plages, la discothèque, la fête foraine, les maisons abandonnées. D'autant que je voulais faire aussi, un peu, un portrait de cette région où j'ai grandi, parce que je me reconnaissais en Giacomo : j'étais moi-même un peu inhibé à son âge. Le fleuve était pour moi le lieu le plus riche, peut-être en partie parce que j'y ai beaucoup de souvenirs. Pour autant, le décor du film, nous l'avons bel et bien découvert, tous ensemble, au tournage.

 

A partir du thème de la surdité, le film dérive vers une forme qui est proche de celle du conte. Giacomo, c'est un peu Pinocchio, c'est un enfant qui fait l'expérience du monde, dans un mélange d'émerveillement et d'effroi.

C'est ça. Pour autant, je n'avais pas l'idée d'en faire un conte, même si c'est une forme que j'adore. Ce qui importait pour moi, c'était de travailler à partir du réel. Qu'il s'agisse de documentaire ou de fiction, j'aime les films qui s'emparent du réel comme d'une matière brute dans laquelle tailler, trouver une forme. La dimension de conte a surgi d'elle-même, à partir de ce travail-là et de la charge inconsciente qui était dans les images. Ce sont les images, et rien d'autre, qui nous ont guidés au montage : j'y ai découvert une histoire que je voulais raconter, mais que je n'avais pas écrite. Il s'agissait de dégager des choses qui étaient là et qu'on n'était pas forcément allé chercher.

 

Cette importance de la matière est essentielle dans le film, qui semble guidé par la question du toucher au moins autant que par celle de l'ouïe. Il se déploie comme une longue expérience sensible : le moindre contact avec l'environnement est d'une grande intensité, au point que la jouissance menace toujours de basculer en douleur. La nature ravit, mais elle pique, elle blesse, elle peut rendre aveugle. Cette dimension-là découle-t-elle seulement de la personnalité de Giacomo, ou avez-vous particulièrement travaillé dans ce sens ?

Je pense que c'est dû à la façon dont nous avons tourné, qui consistait en un travail commun entre Giacomo, Stefania et moi. Le film vient beaucoup d'eux, et l'enjeu pour moi était de réussir à attraper des choses susceptibles de me transporter, de me toucher. Ne pas savoir a priori ce que l'on veut filmer permet de rester attentif au moindre événement, avec une disponibilité qui est très physique.

 

Le choix de la pellicule est très cohérent de ce point de vue : il s'agissait de capter l'empreinte laissée par les événements, ce dont le numérique est par nature incapable...

Oui, il y a quelque chose de très sensible, physique, dans le filmage en pellicule, et cela change beaucoup de choses au tournage. C'est très fragile, très délicat, il y a un enjeu, des contraintes... Avec la pellicule on a le sentiment de faire les choses à la fois pour la première et la dernière fois.

 

C'est un peu le sujet du film. Ces premières fois qui sont aussi les dernières, ce pourrait être une définition de l'adolescence.

Absolument. Et c'est une intensité que je ne pouvais pas retrouver avec la vidéo. En outre, les contraintes imposées par la pellicule soulignent constamment l'acte de filmer, elles obligent à rester attentif, et rendent les moments d'autant plus précieux.

 

En se plaçant sous le signe de l'expérience sensible, le film prend place dans une lignée qui remonte aux origines du cinéma moderne. C'était une idée chère à Rossellini : le cinéma doit communiquer une expérience du monde, en passant par le relais des personnages. Et ce qui fait ce relais, c'est le motif de la marche, qui est central dans L'Eté de Giacomo. Vous reconnaissez-vous dans la définition que donnait Rossellini du néoréalisme, qui consistait selon lui à “suivre un être avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions” ?

Complètement. Rossellini a bouleversé mon rapport au cinéma, au même titre que Jean Rouch. De l'un à l'autre, il y a cette idée que le cinéma est essentiellement documentaire, et qu'il est là pour documenter la présence de celui qui est filmé dans une réalité, en passant par le lien qui se crée entre le filmé et le filmeur. Peu importe qu'il s'agisse de fiction ou de documentaire : le but reste d'attraper quelque chose des êtres humains.

 

 

Et de même que chez Rossellini ou Rouch, pour restituer la “vérité” des personnages, vous passez en fait par une élaboration complexe, un travail très précis de mise en scène.

C'est la leçon de Moi un noir, ou de Jaguar, et je m'y retrouve tout à fait. J'ai été très surpris d'entendre dire, à plusieurs reprises, que L'Eté de Giacomo pouvait évoquer Rohmer...

 

Ce motif de la marche connaît, par ailleurs, une certaine fortune dans le cinéma contemporain. On a vu des gens marcher dans la nature chez Gus Van Sant, Lisandro Alonso, Apichatpong Weerasethakul, ou dans un autre grand documentaire lui-même inspiré de Jean Rouch, Let each one go where he may de Ben Russell.

Je ne l'ai pas vu. Mais j'adore les films de Weerasethakul, précisément parce que c'est quelqu'un qui part d'une réalité très palpable, pour l'emmener vers le conte de fée. Pour en revenir à la marche, filmer dans leur dos des gens qui marchent produit quelque chose de très fort. D'abord parce que filmeur et filmé partagent une expérience commune, qui les met en quelque sorte sur un pied d'égalité. Quand je filme Giacomo et Stefania en train de marcher, nous sommes dans la même situation d'exploration, il y a un effort partagé, qui est une souffrance en même temps qu'un plaisir. Par ailleurs, cela suppose une grande confiance de part et d'autre. Celui qui accepte de se laisser filmer de dos s'en remet complètement à vous, et dans le même temps c'est lui qui mène le jeu, rien ne lui est imposé. C'est un partage, un dialogue constant. Je n'interviens que pour trouver une cohérence, agencer les choses. Mais à la limite, tout le monde est auteur du film, jusqu'à l'ingénieur du son qui est pris dans la même expérience que nous.

 

Cette mise en scène, qui s'invente en quelque sorte en direct, s'articule autour d'un enjeu permanent qui est celui de la distance. Comment trouver, à chaque fois, la bonne distance  avec ceux que l'on filme ? S'agit-il d'un processus purement intuitif ou un programme se met-il en place, au fur et à mesure ?

On a commencé en tâtonnant, et un système s'est mis en place petit à petit, à mesure que Giacomo et Stefania ont trouvé leur place. Il y a une adaptation réciproque dans l'improvisation, ça fonctionne un peu comme une danse... Tout est improvisé, tout est là pour la première et la dernière fois, et pourtant c'est comme si j'avais tout anticipé, parce qu'il y avait un cadre pour recueillir tout ça.

 

C'est un travail qui relève au fond de la direction d'acteur. Quelles consignes avez-vous données à Giacomo et Stefania ? Par exemple, étaient-ils autorisés à s'adresser à vous, à la caméra, à casser l'illusion ?

Je leur avais demandé de ne pas le faire. Mais c'est arrivé, bien sûr, par exemple quand Giacomo s'inquiétait de savoir si je filmais. Et il demandait parfois à être guidé, quand il ne savait plus où aller. La marche vers le fleuve a été tournée en deux jours. Le premier jour, nous avons dû nous arrêter parce que nous suivions un chemin qui ne menait vraiment nulle part. Tout le monde était fatigué, et j'ai fini par chercher le chemin du fleuve tout seul. Nous avons repris le lendemain, en recommençant là où nous nous étions arrêtés.

 

Stefania joue un rôle essentiel dans la mise en scène. On sent qu'elle opère une sorte de relais entre vous et Giacomo, qu'elle est là pour le cadrer en tant que personnage.

Oui, c'est un peu comme si elle faisait elle aussi partie du décor, même si c'est un peu ingrat de le dire comme ça. Stefania est ma sœur, et je connais bien la relation qu'ils ont nouée, avec Giacomo, à l'époque où je fréquentais le frère de Giacomo. Giacomo était attiré par elle, et je tenais à ce qu'elle soit là d'un bout à l'autre parce que, même si je savais qu'il ne se passerait rien entre eux, je sentais qu'il n'y en aurait pas moins une forte tension. Je voulais que Stefania mène le jeu avec Giacomo, qu'elle soit là en quelque sorte pour le faire sortir de sa bulle, pour le déniaiser. A la fin du film, on a le sentiment que Giacomo a découvert quelque chose, qu'il a grandi. Et le hasard a voulu qu'entretemps, Giacomo ait une aventure avec cette autre fille, Barbara, que l'on découvre à la toute fin.

 

C'est toute la question de l'adolescence qui se révèle avec ces deux relations. Le désir de Giacomo est maladroit, pas très sûr, adulte et enfantin à la fois.

Même si son handicap lui vaut sa personnalité un peu singulière, Giacomo est à l'image des adolescents de son âge. Je crois qu'il est possible pour tout le monde de se reconnaître en lui, dans sa maladresse. Je tenais en tout cas à ce que ce soit possible. Cet enjeu-là était a priori très loin de ce que les chaînes de télévision attendent d'un film sur la surdité – il aurait fallu montrer que Giacomo était mignon, attachant... Alors que non, Giacomo est aussi très chiant !

 

Dans cette fébrilité constante, dans le côté turbulent de Giacomo, on reconnaît la lutte typique de l'adolescence entre l'enfance et l'âge adulte. Cette zone indécise et toujours pleine de maladresse, c'est ce qu'ont toujours ausculté les grandes fictions sur l'adolescence.

Oui, il a un corps d'adulte et se comporte comme un enfant. Quand on retrouve Giacomo avec une autre fille, à la fin, on a vraiment l'impression que son corps lui-même a changé, qu'il a grandi. Pourtant, ce sont des scènes qui ont eu lieu en même temps.

 

A ce sujet, vous faites un choix assez audacieux au montage. Vous inventez une fausse chronologie, en donnant l'impression que du temps a passé entre les deux relations, celle avec l'amie Stefania et celle avec la petite amie Barbara. Comment avez-vous fait ce choix ?

En regardant les images avec mon monteur, João Nicolau, nous avons tout de suite eu cette intuition. João a d'abord eu une réaction de rejet envers les images tournées avec Barbara, comme si elles trahissaient celles avec Stefania. On a donc joué avec ce sentiment-là, et on a compris très vite que le petit bloc “Barbara” devait se trouver à la fin.

 

C'est une structure très déceptive, d'autant plus que ce petit bloc intervient après une sorte de clôture, à un moment où l’on ne s'attend plus du tout à ce qu'une autre histoire embraye. Cet ultime segment donne l'impression d'une récapitulation des données du film, brutalement intensifiées : l'érotisme d'une part, qui est ici finalement consommé ; et le sentiment de perte d'autre part, qui est là aussi rendu évident par la lettre que lit Barbara.

Ce sont des variations sur le même thème universel qui est celui du désir : comment il naît, comment il débouche toujours sur une forme de mélancolie quand il finit par trouver à s'exprimer. Giacomo était plein de désir quand il était avec Stefania, et avec Barbara, il a fait l'amour pour la première fois. Dès le lendemain, cela lui a inspiré une forme de tristesse, de déception. Quand ils ont fait l'amour, c'était déjà la fin de leur histoire. C'est à ce moment-là qu'elle lui écrit la lettre qu'elle lit dans le film. Ils se sont quittés tout de suite après.

 

Cette nostalgie qui accompagne toujours les moments de grâce, comme s'ils ne pouvaient aller sans la conscience aigüe de leur perte, c'est la question de l'adolescence autant que la question de l'été. C'est peut-être pour ça que les grands récits d'adolescence se passent souvent l'été. Et qu'on a pu évoquer Rohmer au sujet de L'Eté de Giacomo...

Oui, c'est exactement ça : on n'arrive jamais à en profiter sans avoir le sentiment mélancolique que c'est sur le point de finir. L'été est par excellence la saison de la jeunesse, à la fois parce que c'est une saison très sensuelle, très physique, et parce que c'est en quelque sorte l'expression-même de l'éphémère.

 

Propos recueillis par Jérôme Momcilovic, octobre 2012.