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Vieux rêves, âpres réalités

Vieux rêves, âpres réalités
Pour renouer avec son pays qu’il a quitté quelque dix ans auparavant, Robert Kramer réalise sur plusieurs mois un road-movie du Nord au Sud des Etats-Unis, en suivant la route des Etats fondateurs. Route One USA (1989) garde, trente ans après, une formidable actualité.

La Route One relie le Maine à la Floride, en longeant la côte est des États-Unis. Elle suit le parcours de l’Amérique des origines, trait d’union entre les treize États fondateurs qui se prolongera jusqu’à Key West après l’annexion de la Floride au début du XIXe siècle. C’est le long de cet axe que se sont organisés le décollage économique et l’expansion urbaine du pays jusqu’au XXe siècle. En 1936, rappelle Robert Kramer, la Route One était la voie la plus fréquentée au monde. Ce fut aussi celle qu’empruntèrent les voyageurs à la découverte d’un pays en formation, Tocqueville 1, par exemple ; et l’on croise encore le souvenir de grandes figures des utopies démocratiques américaines, dont Thoreau 2 et Withman 3 évoqués dans le film. Sa dénomination même recèle une sérieuse charge métaphorique : route des fondations, matrice du développement national économique, urbain, idéologique et culturel.

En 1988, lorsque Kramer entame son périple de six mois, le tiers de la population américaine vit encore le long de la Route One. Cependant, note-t-il, elle court maintenant “à côté des grandes autoroutes et dans les banlieues, tel un fin ruban d’asphalte traversant tous les vieux rêves d’une nation”. Doublée d’un réseau autoroutier moderne, elle est désormais réduite à une suite de tronçons routiers locaux : elle s’évanouit dans les mégalopoles et leurs banlieues. La suivre en 1988 est une gageure : on a vite fait d’être désorienté au milieu des échangeurs et d’une trame urbaine proliférante ; on a vite fait de perdre la trace d’un passé qui, pourtant, subsiste à l’ombre du présent.

Au fil de son parcours, le cinéaste chemine justement parmi les empreintes du passé, d’un tumulus indien à un monument commémoratif élevé à la mémoire du premier régiment noir de la Guerre de Sécession, de la forêt originelle chantée par Withman à la cabane de Thoreau… Mais si le projet de Kramer se contentait d’être une simple recherche du passé, il ne serait qu’une chasse aux fantômes, un pèlerinage post-moderne ou une chronique mélancolique du désenchantement du Nouveau Monde.
Au fur et à mesure du tournage, c’est un autre film qui advient : “Alors que le Docteur et moi descendions cette route depuis cinq mois, j’ai eu l’impression que nous ne remontions pas du tout le temps, mais que nous nous allions vers une révélation du présent, bien plus honnête et dynamique. Nous avancions à l’ombre des autoroutes et des grands immeubles de verre des centres-villes, nous étions loin de l’imagerie cinématographique, nous semblions être à la lisière de l’obscurité et y glisser rapidement, mais nous étions vraiment dans le présent, immergé au cœur des grands problèmes et de la dureté des temps.”

Kramer ne cherche pas l’Histoire pour elle-même, mais pour la mettre en regard des temps actuels. Plus encore, nous sommes bien, ici, dans le présent d’une société américaine dont le cinéaste observe la transformation, au cours d’“une phase particulièrement intéressante, à mesure que les pressions politiques et économiques s’exercent de nouveau et que le pays fait le fier en attendant les élections présidentielles”.
1988 : les reaganomics et la politique monétariste de la Federal Reserve ont changé la donne. La Route One traverse désormais les friches nées de la crise des industries traditionnelles et les banlieues où la misère sociale est reléguée ; elle se dissout dans les centres-villes en proie à la gentrification et à l’expansion d’une économie de services, réfugiée derrière les façades impersonnelles des grands immeubles de verre. 1988 est aussi le terme du deuxième mandat présidentiel du républicain Ronald Reagan et, par conséquent, une année électorale ; elle verra la défaite du démocrate Michael S. Dukakis devant le vice-président républicain sortant, George Bush Sr.

Pour Kramer, suivre la Route One, c’est se confronter à l’Amérique pavillonnaire en proie au conservatisme, à une vision paranoïaque du monde extérieur et à une vague de fondamentalisme religieux qui peut se manifester sous des formes violentes (en l’occurrence, le siège d’une clinique par des militants anti-IVG). La révolution conservatrice des années 1980 et l’essor de la Moral Majority – dont il filme un des hérauts en tournée électorale, Pat Robertson – sont passés par là : le “refuge des libertés” des Pères fondateurs est devenu un sanctuaire où prospèrent le conformisme, la pression sociale et l’intolérance. Et pour finir, la formidable puissance militaire américaine est désormais restaurée, le complexe vietnamien a disparu. Les huit années Reagan ont été marquées par la reprise de la course aux armements et le retour de l’interventionnisme extérieur, en Grenade notamment. Trois ans plus tard, éclatera la première guerre d’Irak.
Pour l’heure, Kramer donne à voir les soldats à l’entraînement, l’épreuve brutale infligée aux corps disciplinés et prêts à l’emploi sur le théâtre des opérations. Nulle prescience, mais un constat sur l’avenir immédiat : les États-Unis sont de nouveau prêts à recourir à la force.

Dans Route One USA, les rêves des origines sont frappés d’obsolescence, alors que le présent est marqué par l’âpreté des transformations politiques, économiques et sociales. De ce périple émergent néanmoins quelques figures qui continuent à porter les vieux rêves, mais au fond, elles ne changent rien à l’affaire. L’actualité est sans cesse mise en regard de l’Histoire, mais les rappels historiques dressent devant nous le triste compte des promesses non tenues et des utopies perdues.
Route One USA raconte la tentative, fondamentalement subjective, du cinéaste de renouer avec son pays : “Je veux marcher sur cette route solitaire. C’est sûr, je le veux. C’est dans mon sang. J’ai vécu hors des États-Unis pendant presque huit ans. J’aimerais y retourner maintenant pour une visite, pour voir ce qui s’est passé, pour fouiller cette idée très illusoire de chez soi. Chez moi, chez moi. Je viens de la côte est des États-Unis. J’ai fait la Route One du Maine à la Floride, enfant dans le siège arrière de la voiture de mes parents, en train, plus tard en stop et en conduisant, d’une possibilité à une autre. Cela me semble le bon moment pour retourner voir ce qui s’y trame. Mon regard est plus clair, parce que j’ai été loin si longtemps. Je veux écouter.”

Une tentative de retour au pays, au fil d’un vagabondage géographique nourri de rencontres et d’expériences : “Le plus important dans Route One USA, c’était de laisser intacte la rencontre entre la caméra, ma caméra, et la réalité que je trouvais en face de moi, les gens, les décors…Il fallait inventer les moments vécus, ces moments qui comptent. Vivre l’expérience de ces moments et trouver le film lui-même. Il n’a jamais été question d’illustrer un thème ou de prétendre définir objectivement une réalité. Les choses que nous connaissons, nous les avons rarement filmées.” C’est bien alors à un voyage sensible que Route One USA nous convie, dans une Amérique qui nous fascine et que nous ne cesserons jamais de revisiter, pour comprendre et éprouver le monde dans lequel nous vivons.

 

Daniel Le Ny, mai 2006.

 

Les citations de Robert Kramer proviennent du dossier de présentation de Route One USA, édité par le cinéma ABC Le France de Saint-Étienne, ainsi que du YIDFF 2001 Official Catalog.

 

1 Alexis de Tocqueville (1805-1859), dont le voyage aux États-Unis en 1831-1832 est à l'origine de son ouvrage De la démocratie en Amérique.

2 Henry David Thoreau (1817-1862), auteur de La Désobéissance civile, qui a inspiré Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King, et de Walden ou la Vie dans les bois, narration de sa retraite de deux ans près de Concord (Massachusetts), qui a profondément influencé les mouvements écologistes et la contre-culture dans les années 1960.

3 Walt Withman (1819-1892), poète dont le recueil Feuilles d'herbe célèbre l'Amérique démocratique.