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Walk on the wild side

Walk on the wild side
En 1956, Lionel Rogosin signe un premier film qui fait date et deviendra fondateur d’un style et d’une forme : On the Bowery, entre documentaire et fiction, installe une histoire se déroulant sur quelques jours dans ce quartier de New York et met en scène des acteurs non professionnels dont la situation inspire largement le scénario.

Milieu des années 1950. Ray, qui vient de faire une saison sur les chemins de fer, débarque à New York. Au Bowery précisément, l’un des quartiers les plus miséreux de la ville où viennent s’échouer, dans les flophouses  et parfois à même le trottoir, les clochards, les marginaux et autres recalés du rêve américain. Ray n’en est pas encore là, il revient avec un maigre pécule et une valise. Il passe sous le métro aérien qui depuis presque quatre-vingts ans enténèbre l’avenue et entre au Round House Bar & Grill, histoire de faire quelques connaissances – il cherche du travail et un endroit pour dormir. Il a un air un peu craintif. Il sait sûrement qu’il met un pied en enfer.

 

Lionel Rogosin est le fils unique d’un self made man juif, qui a fait fortune dans le textile. En 1954, il abandonne une carrière qui s’annonçait prometteuse, pour se consacrer au cinéma. C’est un reste de son engagement volontaire dans la Navy, lors de la Seconde Guerre mondiale : l’oppression, sous toutes ses formes, existe, il faut la combattre. “Je vis comme si je tentais de détruire Auschwitz.” L’entreprise familiale n’était peut-être pas le lieu idéal pour pareil combat. Il faut voir si le cinéma quant à lui peut lutter. Rogosin a une idée en tête, faire un film pour dénoncer l’Apartheid en Afrique du Sud. Comme il débute derrière la caméra, il lui faut se faire la main. Il habite Greenwich village, il commence à traîner plus à l’est, au Bowery.

 

On dit que beaucoup des perdus du Bowery reviennent eux aussi de la guerre. On n’a pas tous la chance d’être fils unique. Eux sont le revers de la médaille.

 

Ray s’offre un verre avant d’en offrir à la tablée entière. Le voilà donc introduit. Il n’a pas l’air de s’apercevoir de la tête de ses camarades alors que cela renseigne. Il en sait un peu plus sur le quartier mais il est aussi un peu plus léger. Les piliers de comptoir s’éloignent un à un – ce n’est pas tout ça mais il faudrait éviter de rendre son verre au pigeon. Reste Gorman, qui sera le Virgile de Ray. Lui aussi a l’intention de trouver une chambre pour la nuit.

 

Rogosin a déjà un peu filmé avec sa Bolex 16 mm lors de ses voyages en Europe, en Israël, en  Afrique. Au Bowery aussi, il essaie de filmer ce qu’il voit, sous le manteau. Ce doit être à ce moment-là qu’il rencontre Gorman, qui va être son Virgile. Il lui parle de son projet de film.

 

Ray a mal à la tête quand il se réveille sur le trottoir le lendemain. C’est assez confus mais ce qui est sûr c’est qu’il est délesté de son pécule et de sa valise. Un congénère chiffonnier qui émerge des cartons lui apprend où trouver du travail chez des transporteurs. Gorman, lui, n’a pas trop mal dormi, merci. La montre et la valise de Ray en gage, voilà qui devrait lui permettre de passer quelques nuits à l’abri.

 

La White Horse Tavern, à Greenwich, est le repère des artistes. Là aussi Rogosin parle de son film. À l’écrivain Mark Sufrin ainsi qu’à l’opérateur Richard Bagley, un pilier de la Tavern. Bagley a photographié The Quiet One de Sidney Meyers, écrit par James Agee et Helen Levitt. Ce sont des rencontres qui comptent. Le projet de Rogosin enthousiasme tout ce petit monde.

 

“On boit un verre ?” C’est Gorman qui demande. Mais Ray a décidé que ça suffisait comme ça – il ne va pas régaler tous les soirs et le dollar qu’il a gagné aujourd’hui à décharger des camions, il le garde. D’ailleurs il a entendu parler d’une mission sur le Bowery. Là-bas, interdit de boire. Il va y passer la nuit et se refaire. Gorman a essayé lui aussi, il y a longtemps – il n’a pas tenu. Bonne soirée, si tu me cherches tu sais où me trouver. Il se barre en gloussant. La mission, c’est l’enfer au milieu de l’enfer. Pour un bol de soupe, un coin de ciment où dormir, Ray fait la queue derrière des barreaux. Je doute que Ray ait vu Le Voleur de bicyclette de De Sica, mais ça ressemble à la scène de la messe. Il faut tenir les leçons de morale, le sermon sur le Christ qui n’oublie personne, pas même les Bowery men. Surtout il faut tenir la sobriété. C’est plus facile de faire face aux trognes des autres avec un peu de mazout dans le sang. Sinon, ça fait miroir et c’est presque intolérable de se reconnaître en eux. Ray s’évade pour retrouver la nuit du Bowery.

 

ça fait des mois que Rogosin “repère” dans le quartier. Au risque de sa santé. Un samedi après-midi, il rencontre un prénommé Ray. Il arrive des chemins de fer et a une “gueule”. En mars 1955, l’équipe commence à tourner mais ça ne va pas. C’est Bagley qui le dit. Ces gars sont en mission, ils sont tous convaincus qu’il faut aller au contact de la réalité, descendre les caméras dans la rue – jusqu’à ses bas-fonds. D’ailleurs, ils écrivent sans le savoir une nouvelle page de l’histoire du cinéma, mais quelque chose cloche. Rogosin et Sufrin retournent à leurs papiers. “Il faut une trame.” Ils se souviennent de Ray.

 

La deuxième nuit de Ray au Bowery est emportée, excessive, humaine, démente. Il boit, il éructe, il cogne, il s’effondre. Ils sont un certain nombre de grognards comme lui, battus par K.O. A-t-on jamais vu ça en images ? A-t-on jamais vu des faces pareilles, filmées de cette manière ?

 

Ils se souviennent aussi de De Sica – mais l’ont-ils jamais oublié ? Eux, les enfants de Flaherty et de son “documentaire joué”, ont pris – comme beaucoup d’autres – la claque de leur vie dans les rues de Rome. On va faire comme ça. “Mais c’est de la fiction !” Ce qui ne veut rien dire et ils vont le prouver. Où ça de la fiction ? ça fait des semaines que c’est devenu leur vie à eux aussi. Embauché Ray, embauché Gorman, pas pour décharger les camions mais pour jouer Ray, Gorman, tous les oubliés de Bowery St., les mazoutés, et aussi, un peu, Lionel, Richard, Mark. On va faire comme ça – la caméra dans les décors réels, avec les gens d’ici dans leur propre rôle. Mais on va faire mieux : on va bricoler l’appareil pour enregistrer le son directement – et s’il faut mettre en scène, faire rejouer ce qu’on a vu, on le fera, l’important est de savoir aussi capter le hasard qui va survenir. Quelques lignes de dialogues écrites et beaucoup d’improvisation. Rogosin rend la parole aux sans voix. Immersion, plongée. Devant la caméra, mais également derrière. Longues nuits au Bowery.

Rogosin leur offre également une image. Lors de leur première rencontre, il a désigné les autoportraits de Rembrandt pour expliquer son film. Bagley a compris instantanément. C’est lui qui décide des emplacements de la caméra, lui qui compose avec des moyens dérisoires l’image merveilleusement digne d’On the Bowery. Il donne à Rogosin ces visages qui vous regardent depuis le territoire des ombres.

 

“Reality – as close as we can come to it – is rarely seen on the screen, but when reality is seen it is strongly felt.” 1

 

Gorman se réveille dans sa chambre d’hôtel, le flacon traîne sur les frusques qui jonchent le sol. Ray, lui, n’est même plus en état de se réveiller, il faut qu’on le porte loin de la descente de flics. Lorsque Gorman retrouve Ray attablé au bar, que Ray lui dit qu’il faut qu’il se barre du Bowery, qu’il lui manque juste de quoi s’acheter des fringues décentes, il a presque envie de le croire. Il le dit à Ray : si jamais il avait du pognon, il le jure, il lui en filerait. Ray a déjà entendu ça. Justement, avec la montre et la valise de Ray déposées au clou, il a encore quelques billets en poche. Il va hésiter un moment, mais il va rendre ses dollars à Ray pour qu’il se fasse la malle. Lui, de toute façon, ne va pas partir. Il est condamné à finir au Bowery, il le sait.

 

 

Une trame de fiction (“Ray débarque au Bowery, une valise à main, il cherche à loger pas cher et c’est le début de sa descente aux enfers…”) et du son enregistré sur place dans la mesure de ce qui est techniquement possible : les moyens que Sufrin, Bagley et Rogosin ont trouvé pour échapper au “commentaire” traditionnel et plonger le spectateur dans la réalité du quartier et de ces existences dantesques. Faire corps avec le sujet, sans regarder de loin ni de haut. Au ras des choses, du caniveau s’il le faut, des verres le plus souvent. Rogosin réussit avec On the Bowery là où il échouera ensuite (un peu avec Come back, Africa en 1960, plus nettement dans Good Times, Wonderful Times en 1965) : neutraliser l’a priori moral, la bonne conscience humaniste, le surplomb du réalisateur omniscient sur son sujet. La fiction sert à ça. à faire du documentaire. Ni pour, ni contre. Avec.

 

Dans le Bowery c’est une question de survie, tout le monde est complice. L’alcool est le sujet principal des conversations, l’épouse, le compagnon, et on lui dresse des louanges perpétuelles. L’alcool vous tue et vous sauve. Il vous sauve en vous tuant. Un pacte lie tout ces gens : personne ne doit s’en sortir. Ray ne peut lutter seul contre l’esprit de corps du Bowery. Il rechute.

 

Le tournage durera jusqu’au mois d’octobre 1955. Pour trois nuits et trois jours de la vie de fiction de Ray.

 

Gorman dit qu’avant le Bowery, il était journaliste au Washington Herald ou qu’il était chirurgien. La politesse exige qu’on acquiesce. Il ne s’agit pas de croire mais de faire comme si. L’alcool aide, qui est lui-même un mensonge. Tout le monde raconte des craques, à part Ray peut-être. La vie est une fiction qu’on se raconte d’abord à soi-même.

 

“Tout film est un documentaire sur ses acteurs et son propre tournage.” Voilà qui règle la question de la fiction. Rogosin coupe court : Ray joue Ray, Gorman joue Gorman, le chiffonnier Frank Frank le chiffonnier. Ensuite, toute la question est de savoir comment les conditions d’un tournage, d’une fiction vont leur permettre de dévoiler davantage de “vérité”. Et de se révéler à eux-mêmes. On the Bowery est aussi un documentaire sur des ivrognes en train de jouer des ivrognes.

 

Des travailleurs saisonniers, des clochards célestes, New York, la défaite et le bagout. L’errance immobile, l’absence complète de perspective : les damnés du Bowery sont de plein droit des figures du cinéma moderne.

 

La distance vient au montage. Rogosin embauche d’abord Helen Levitt – monteuse et photographe connue pour ses clichés de la rue new-yorkaise. Elle saccage le film. Rogosin la vire et recrute Carl Lerner, bientôt son mentor, ancien collaborateur de Joseph Strick et futur monteur de Douze hommes en colère de Sidney Lumet et de Come Back, Africa... C’est à eux deux qu’on doit la sécheresse clinique d’On the Bowery.

 

Le plus étonnant : le spectateur pressent intuitivement si l’image qu’il voit est documentaire ou si elle est mise en scène. Le fondement même de la démarche de Rogosin est d’accepter ce différentiel de régime, de ne pas chercher à le réduire ou à le dissimuler : la fiction va soutenir l’apparition de fragments bruts de réel, vus pour eux-mêmes. Les personnages sont des passeurs, des voyants, et c’est ce qui gravite autour d’eux qui importe : les “figurants”, les “décors”, les “costumes”… La fiction n’est qu’une fonction. Elle se sent à des détails : la focalisation sur un individu particulier, les mouvements d’appareils, l’éclairage, le surdécoupage des scènes. Elle permet de véritables épiphanies documentaires : des instants qui échappent aux nécessités du raccord, des successions libres de plans fixes. Un regard qui reste en attente face à la réalité, qui semble vouloir une réponse alors même qu’aucune question n’a été posée. Le documentaire est une présence muette. En cela, Rogosin poursuit mais surtout radicalise ses modèles néo-réalistes.

 

Ray s’appuie sur un lampadaire. Gorman vient de lui donner une liasse et lui a fait promettre de se tirer du Bowery. Il semble hésiter encore. Il regarde les clochards, ceux qui ne sont pas encore sortis de leur nuit. N’en sortiront plus. Scène cardinale : Ray qui regarde les clochards, c’est la fiction qui regarde le documentaire. Techniquement rien ne raccorde – comme souvent dans On the Bowery – la caméra est trop proche, les espaces forcés, Ray ne peut pas vraiment voir ces visages-là. Au fond, ils refusent de participer au récit, ils témoignent pour eux-mêmes. Regards perdus dans le vide, en équilibre précaire, qui parfois se raccrochent à l’œil de la caméra et semblent vouloir vous murmurer quelque chose. Ray s’élance, il sort du champ et du film. Raccord sur l’architecture métallique du métro aérien, plan “objectif”, bruit assourdissant du passage de la rame : Ray a disparu dans la coupe ou dans le son.

 

On the Bowery obtient le Prix du meilleur documentaire à Venise et au British Film Festival. Il est nominé aux Oscars. Puis carbonisé par la presse américaine que les ratés de la réussite individuelle n’intéressent guère. Le film fait le tour des festivals mais n’est pas vu aux états-Unis. Au moins, Rogosin peut-il tourner son film sur l’Apartheid. Ce sera Come back, Africa, un autre voyage en enfer (tournage illégal, caméra dissimulée). Il y aura encore quelques autres films, puis de moins en moins, puis plus du tout. Rogosin sort du champ et de l’histoire.

 

Gorman sait qu’il est condamné à finir au Bowery. Ça ira assez vite. Il avait promis à Rogosin qu’il ne toucherait pas un verre le temps du tournage, lui qui est déjà au stade terminal d’une cirrhose. Promesse tenue. Les prises de vues achevées, il reprend la bouteille et se tue en une nuit. Rogosin règle ses obsèques. “On the Bowery, à Gorman Hendricks.”

 

Le corps de fiction de Ray attire Hollywood, qui lui propose un contrat. Ray préfère son corps réel et le documentaire. L’alcool aussi, peut-être. Il empruntera toutefois une chose à son personnage – sa disparition. Quelques mois plus tard, Ray Salyer saute dans un train de marchandise et quitte le Bowery sans qu’on ne sache jamais pour quel autre Cercle.

 

Ray Salyer, Gorman Hendricks, Frank Matthews, Lionel Rogosin, Mark Sufrin, Richard Bagley, Carl Lerner. Shadows. Faces. Too Late Blues

 

Dans le film qu’il consacre au tournage d’On the Bowery, le fils de Rogosin interviewe l’historien Ray Carney. Celui-ci explique qu’“il y a une sorte d'histoire parallèle. On connaît l'histoire institutionnelle, celle qui figure dans les livres. Et cette histoire évoque les grands cinéastes, ainsi que de grands films récompensés aux Oscars. Puis il y a la véritable histoire. Ce sont des réalisateurs tels qu’Engels, Rogosin, Clarke, Cassavetes. Pour moi, ils sont à l'origine de la grande tradition du cinéma américain. Il s'agit de fiction, mais d'un tout autre genre.” On pourrait ajouter les noms de James Agee, de Ben Maddow, de Sydney Meyers (The Quiet One), de Joseph Strick (The Savage Eye), de Kent MacKenzie (The Exiles). Pourquoi cette “véritable histoire” est-elle oubliée ? Sûrement parce qu’on a écrit l’histoire du cinéma en utilisant un partage assez arbitraire : celui qui distinguait d’un côté la fiction, dépositaire du “grand art” donc de la reconnaissance, de l’autre le documentaire. Les films comme On the Bowery, qui démentaient ce partage, n’y ont pas résisté. Il faut peut-être réécrire les livres.

 

Arnaud Lambert, décembre 2011.

 

1 Lionel Rogosin, “Interpreting Reality (Notes on the Esthetics and Practices of Improvisational Acting)”, Film Culture, n° 21, 1960.