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Du poisson au sable

Du poisson au sable
Pêcheurs de sable, telle est la nouvelle activité des pêcheurs du fleuve Niger, pour cause de raréfaction du poisson. Une mutation qui affecte directement les Bozos au Mali, population considérée depuis des millénaires comme “maître du fleuve”. Mais jusqu’à quand cette nouvelle ressource du fleuve pourra-t-elle être exploitée ? Avec Hamou Bèya, Andrey S. Diarra livre un film magnifiquement désabusé en constatant l’évolution des paysages et des hommes.

Étrange chargement que celui de ces pirogues tristement échouées sur le sable. Les bateaux arrêtés au milieu des monceaux de sable pelletés avec force par un groupe d’hommes traduisent bien le renversement absurde dont est victime l’écosystème, et partant, l’économie du fleuve Niger. Asséchées, les eaux qui traversent le Mali commencent à manquer de poissons au point que les hommes de la région ont renoncé à pêcher, préférant draguer les profondeurs pour en remonter le sable. De cette vision des embarcations prises au milieu du sable naît l’impression que le cours du fleuve s’est arrêté et que l’homme cherche, dans un geste de désespoir, à reprendre la main sur le déroulement des choses.

Dans les rues de Bamako, des immeubles s’élèvent, des quartiers poussent à vue d’œil, résultat du massif exode rural et de l’attraction de la ville. Cet essor de la construction appelle logiquement une grande quantité de matières premières et notamment du sable dragué au fond du fleuve. Prenant acte lui aussi des profonds changements climatiques qui affectent la région, le peuple bozo, réputé pour sa grande connaissance de l’eau, s’est converti à la pêche du sable. C’est l’absurdité de ce paradoxe que dépeint Hamou Bèya : en acceptant de puiser le sable des profondeurs, ces hommes assurent leur survie immédiate, mais contribuent à mettre d’autant plus en danger l’équilibre de la nature dans laquelle ils vivent. L’aller-retour entre passé et présent au cœur de cette logique d’adaptation, volonté de maintenir la tradition et nécessité de s’adapter à la modernité constitue une tension permanente au sein de cette profession nouvelle.

“Je suis Bozo. Je vis au Mali. Dans mon village de Séweri passe un bras du fleuve Niger, là où il se disperse dans la nature. Un Bozo ne connaît que l’eau. Quand l’eau est ta vie et qu’elle t’abandonne, tu vas la chercher. On a dû remonter le fleuve pour trouver ce travail et s’en sortir.”

Gala, personnage fil rouge de Hamou Bèya, incarne à lui seul cette mutation contrainte de l’économie malienne. Sa voix expose les difficultés auxquelles doit faire face celui qui a quitté son village de pêcheurs pour devenir employé à la ville, au premier rang desquelles l’aspect rudimentaire du matériel. Gala plonge sans bouteille ni masque, de préférence la nuit, muni d’un simple seau qu’il vide dans sa pirogue de fortune. Qu’elles soient élémentaires ou augmentées d’un moteur, les embarcations qui parcourent le fleuve témoignent bien que cette volonté de s’adapter au changement se fait dans un contexte d’extrême pauvreté des moyens mis en œuvre. Face à la décrépitude du matériel, le vœu de modernisation des outils de travail prend les airs d’un bricolage un peu vain, d’autant qu’une usure galopante menace les bateaux.

Pour permettre la remise en état du parc de pirogues de l’entreprise qui les emploie, les pêcheurs offrent une participation physique pour tirer les bateaux hors de l’eau autant qu’un sacrifice financier pour parvenir à payer les travaux de rénovation. Nosco, leur patron, navigue entre les menaces et les cajoleries pour obtenir de ses subordonnés une “aide” sans laquelle, selon ses dires, il ne pourrait pas faire face à la concurrence grandissante. Car cet élan de solidarité se produit dans un contexte de forte compétition entre les différents commanditaires qui cherchent à se faire leur place sur le fleuve. Alors qu’est pointée du doigt la légitimité de tel ou tel acteur, c’est finalement la viabilité même de cette activité qui est mise en question.

 

 

 

“En tout marché, quand il y a trop de fournisseurs, les prix baissent” résume Nosco, dont les méthodes de management et le sens du commerce pourraient s’appliquer à n’importe quel type d’échange marchand. A travers cet exemple précis, Andrey  S. Diarra cherche à ausculter les ressorts du dynamisme économique du Mali.

Or, la très large place laissée à la parole au sein des moments de travail révèle à quel point la mutation de l’activité économique face au changement climatique ne va pas de soi. Entre Gala et ses collègues, la parole est convoquée pour tenter de trouver des solutions aux problèmes rencontrés dans le travail. Les mots de la négociation et de la persuasion sont ceux de Nosco, qui parlemente sans relâche avec acheteurs, employés, société de réparation des bateaux ou concurrents. L’ordre et les heures de circulation sur le fleuve, la distance entre les bateaux, tout ce qui concerne l’usage du fleuve est soumis à discussion, à réglementation. Outre les risques de la navigation aggravés par la forte fréquentation, ces règles sont aussi élaborées pour réguler l’enjeu d’une lutte de territoire et de pouvoir.

Même si l’objet de la transaction a changé, passant du poisson au sable, le fonctionnement de la chaîne économique n’en demeure pas moins semblable. Pourtant, l’idée que cette organisation nouvelle pourrait être de courte durée est au cœur des préoccupations. La volonté de la réglementer tient à ce désir de ne pas en gâcher la pérennité. Car avec cette mutation contrainte, la récolte du sable menace d’arriver à extinction au bout de quelques années seulement.

“L’abondance de l’eau et du poisson nous a permis de vivre là, en harmonie avec les esprits de l’eau”, dit Gala. Dans cet appauvrissement du fleuve, c’est tout le rapport du peuple bozo à l’écoute de la nature qui se perd, et avec lui, son autonomie dissoute dans la dépendance accrue à des intermédiaires qui vont commercialiser le sable récolté. Les Bozos ne sont plus en mesure de se nourrir de leur pêche. La prise de conscience du changement les conduit à se plier à une forme de prolétarisation de leur savoir ancestral, perdant ainsi la spécificité de leurs connaissances qui les faisait respecter des autres peuples alentour.

Père de deux garçons, Gala enseigne son activité à son aîné, Diadié qui l’éclaire d’une petite lampe-tempête pendant qu’il plonge. A plusieurs reprises, il s’interroge : comment ses deux garçons vont-ils apprendre ce que c’est qu’être Bozo, puisque les traditions de ce peuple se perdent en même temps que son lien à la nature est rendu impossible par la raréfaction des richesses naturelles.

Pour Gala, il est important de revenir au village après les expéditions sur le fleuve. La fuite du temps qui voit mourir les hommes âgés et grandir les enfants lui donne conscience de l’importance de sa place chez lui, dans une chronologie plus vaste et ancienne que la sienne propre. “Il faut éduquer la jeune génération à être Bozo”, dit-il, tout en ayant bien conscience de son propre processus d’acculturation, lui qui a quitté son village pour la ville.

 

Raphaëlle Pireyre (février 2015)