Fellini le joueur
Typographie du titre et musique de fanfare : le générique de début du film est assez clair, nous entrons dans un cirque. Un cirque disparate et extravagant, à la fois toc et très humain, et l’on sent que Gideon Bachmann est fasciné par une sorte d’exubérance latine, elle-même échauffée par l’ambiance flower power de cette fin des années 1960. La caméra est mobile, l’image pleine de recadrages, le montage cut ; le rythme est rapide, vivifié par les musiques, un brin kaléidoscopique. Les cameramen (Bachmann filme, complété d’une seconde caméra) n’hésitent pas à abuser du zoom en direct, à s’approcher des visages (voire à les déformer en les filmant de trop près), à suivre des détails : gestuelle de Fellini dirigeant ses acteurs, visages maquillés avec regard caméra, naturel des corps transparaissant derrière les maquillages et les costumes outranciers.
Ciao Federico ! est un journal de tournage, celui du Satyricon, que Bachmann et son équipe ont suivi pendant un mois. Mais il est surtout le point de vue d’un outsider américain sur l’univers d’un réalisateur qu’il admire et qui le fascine. Se trouve dans Ciao Federico ! une sorte de projection fantasmatique sur l’univers de Fellini, une volonté spéculaire de coller au regard du maître. En sont témoins, comme des exercices (d’admiration ?) ces montages musicaux où Bachmann joue sur le son, transforme les gestes de Fellini en ceux d’un boxeur, ces plans vaguement libidineux sur les fesses des actrices (l’une d’elles monte un escalier en ondulant sur un montage musical) ; le tout avec une sorte d’humour potache, insistant sur les moments amusants du tournage (car le film est drôle) : telle cette scène où Fellini jette des oranges sur un acteur en pleine prise pour échauffer la scène.
Mais il y a comme une ironie qui échappe au réalisateur : tout ce qu’il trouve, n’est-ce pas ce qu’il est venu chercher ? Auréolé des tournages au long cours de Huit et demi ou de La Dolce Vita qui ont défrayé la chronique, Fellini est attendu pour le filmage de ce “sulfureux” Satyricon. Et l’on peut se demander dans quelle mesure Bachmann n’a pas été un peu dupe du cirque fellinien, qui nous est présenté telle une grande fête organisée. Il y a quelques artifices dans cette manière d’orienter le regard, une volonté un peu naïve de ressembler au maître (mais sans vouloir prendre sa place). Volonté spéculaire qui voudrait exclure toute extériorité, même si elle ne peut empêcher l’équipe américaine d’être des intrus. Bachmann en a conscience, et prend plaisir lors d’une courte séquence à aligner les reproches qu’on lui fait de tout filmer, des réclamations sur les paies aux discussions privées. Le film joue sur ce balancement : intégration/disparition de l’équipe ; disparition au début du film (regard intégré), puis apparition à partir de la moitié du film, dans le miroir des réactions des sujets filmés.
la question du fantasme
Ce balancement est parallèle à celui du fantasme. D’un côté coller au regard de Fellini, faire le film depuis son regard fantasmé. De l’autre côté, Bachmann montre le tournage comme une foire étrange et fascinante qu’il regarde avec détachement et prise de distance. Ce jeu sur la distance rend toute la subjectivité de Bachmann, avec ce qu’elle comprend de fascination pour le grand Fellini, en même temps qu’il est impossible de s’en rapprocher sans tomber dans une forme de caricature. Tout l’intérêt de Ciao Federico ! réside précisément dans ce regard subjectif : il est un véritable film de témoignage et possède un charme incontestable (qui tient aussi à l’époque, d’une liberté palpable). S’ébauche une sorte d’esthétique du souvenir, comme si Bachmann voulait ramener les rushes en Amérique pour montrer un voyage en Fellinie. Ciao Federico ! n’a pas pour véritable sujet l’adaptation du Satyricon par Fellini, mais Fellini lui-même, révélé par son tournage. Bachmann veut montrer un Fellini qui ne change pas, qu’il dirige une scène, discute avec les producteurs ou fasse une interview. Le film-patchwork de Bachmann pourrait être le condensé des moments marquants du tournage. Se dégage plutôt l’impression qu’il est constitué de fragments pris au hasard, dans un tournage tout entier extraordinaire.
Jacques Rivette disait que les films étaient l’histoire de leur tournage, et tout semble se dérouler ici comme si le monde fellinien dépassait le simple cadre de la scène de tournage. Fellini explique d’ailleurs à des journalistes qu’il n’oppose pas la création de films à la participation au monde : tout est dans le rapport aux autres et les rencontres. Tout se passe comme si l’aspect matériel du tournage, avec ses préparatifs, sa machinerie, ses prises répétées – en somme toute la construction de l’artifice – n’était pas l’à-côté de la scène, l’envers du décor, mais bien son bain, son pays (comme on le dirait d’une région). Fellini s’habille d’ailleurs, comme le fait remarquer une actrice, en fonction du décor : à la mer il porte des vêtements de plage. En outre, il dirige ses films à voix haute durant la prise, dans la tradition de la postsynchronisation totale des films italiens de l’époque, ce qui complète cette idée de continuité entre la scène et la vie. À la vision du tournage, on comprend le regard de Fellini, qui mêle naturel et artifice dans un seul mouvement : grain du réel et grain de folie. Le réel du tournage du Satyricon est lui-même une sorte de film fellinien et se construit en même temps que lui. L’impression de cour des miracles est accentuée par l’époque soixante-huitarde, où les acteurs américains jouent de la guitare entre deux prises, encore fardés, et il ne semble pas y avoir d’opposition franche entre l’époque du Satyricon et l’époque du tournage : la temporalité est brouillée.
jouer et être joué
Bachmann aime beaucoup filmer les mains ondoyantes de Fellini et son visage au sourire étrange, qu’il est impossible d’interpréter. Comme le remarque une actrice, Fellini dirige les mouvements, donne des directives, mais lui seul possède le sens. On ne peut savoir ce que Fellini voit, même si cela semble très précis. Cette confrontation avec un visage qui ne répond pas transforme Fellini en une sorte de docteur Mabuse, réalisateur secret et quelque peu machiavélique, qui manipule la représentation à tel point que même le réel du tournage s’en trouve changé. D’où notre sensation que Fellini s’est joué aussi d’un Bachmann – sans que l’on puisse en prendre véritablement la mesure – qui livre des images fascinées où peine à s’ébaucher un regard analytique, des images comme insufflées sous hypnose. Du coup, ce n’est plus seulement la direction d’acteur de Fellini qui est ici révélée, mais une direction plus vaste, qui agit sur le réel de tournage, jusqu’à manipuler, en quelque sorte, le film d’un autre.
Parmi les interviews qui répètent le dogme fellinien d’une non-séparation naturaliste entre la vie et le cinéma, un seul acteur donne une note différente. Sa déclaration n’est pas particulièrement mise en valeur, et c’est pourtant le seul regard critique qui s’affirme dans le film. Étonnamment, c’est l’acteur sans doute le plus jeune, Max Born (qui joue Giton), 18 ans, qui en une phrase, semble résumer toute la pratique de Fellini : “Nous jouons, mais nous savons que nous jouons.” En effet, ce n’est pas le cinéma qui est inséparable de la vie, c’est la vie tout entière qui est, non du cinéma, mais un jeu conscient de représentation, de sur-jeu. Idée, pour le coup, éminemment fellinienne.
Le fait que Bachmann ne puisse pas déterminer quelle part du jeu fellinien s’inscrit dans son film ne lui fait pas perdre son intérêt. Il est au contraire plaisant de voir s’inscrire dans ce journal de tournage une rencontre, avec tout ce qu’elle comprend de malentendus, de jeu dans les mécaniques. Le film de Bachmann a le mérite de rendre un réel de tournage dont l’ambiance est particulière, de réaliser une étude de gestes comme on ferait un croquis, de faire en somme un récit de voyage. Et, avec un enthousiasme communicatif, il se laisse prendre au jeu, consciemment et inconsciemment, en même temps. En cela il constitue un portrait surprenant, mais original, de Fellini en grand maître du jeu.
Pierre Eugène, décembre 2010.