L'art de la tapisserie
De sa proue, un cargo fend les flots, brise les glaces, pour tracer son sillage. Cette image revient sans cesse : un vaisseau solitaire, condensé de douze traversées, parcourt la mer qui semble son unique destination. Quelques mouillages dans les ports sont certes accordés aux marins, mais ils durent peu et n’entravent en rien la dimension mythique d’un voyage qui n’en finit pas. Interrogée sur les boussoles qui l’ont guidée au sein de l’immensité des océans, Evangelia Kranioti cite souvent un poète grec : Nikos Kavvadias. Inspirée par l’auteur du Quart, l’artiste a cherché, durant ses périples, à engranger des images qui lui permettraient de convoquer et d’interroger la figure archétypale du marin. Le film achevé met pourtant en avant un autre récit : Sandy, une prostituée chilienne, narre ses expériences sexuelles et amoureuses avec des travailleurs de la mer. La structure d’Exotica, Erotica, Etc... s’élabore entièrement autour de la parole de cette conteuse. Les implications de cette décision de montage, primordiale pour la forme du film, s’éclairent à la lumière d’une installation, Antidote, que Kranioti a réalisée juste avant de terminer son long métrage.
Avec cette pièce, l’artiste prenait acte de l’inscription de l’école du Fresnoy à Tourcoing, ancien fleuron du textile. Elle a fait construire une machine inspirée par son système de poulies du kinétoscope d’Edison, capable de projeter des images animées par l’actionnement de bobines de tissu. Après deux mois et demi de travail réalisé en collaboration avec un brodeur d’Arras, un film de 45 secondes a pu être tressé et montré en continu. Ce court métrage consistait en un défilement ininterrompu de visages de marins, issus des rushes du futur long métrage. Si cette technique a été développée au Fresnoy, elle a, selon l’artiste, été originellement inventée par Pénélope, l’épouse d’Ulysse. N’ayant pas accès au muthos, pratique du récit, dévolu aux hommes dans L’Odyssée, cette dernière aurait recouru à une autre forme d’expression, à travers ses tapisseries, pour tenter de fixer le visage de son aimé qui disparaissait lentement de sa mémoire. Le projet d’Exotica, Erotica, Etc… est de faire voir et entendre ce langage singulier. Au premier abord, la voie empruntée par le cargo semble pourtant bien connue. Des cadres savamment composés dévoilent les atours du bateau (ses parois de tôle rouge et noire, ses containers, ses machines, ses travailleurs anonymes) tandis que deux voix off permettent de faire avancer l’édifice. Un capitaine à la voix grésillante décrit la part
Félix Rehm (février 2017)