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La guerre des haricots rouges

La guerre des haricots rouges
Ode à l’enfance libre en Algérie, sur fond de colonisation française et de guerre d’indépendance, Loubia Hamra (Haricots rouges), prix Renaud-Victor et prix de la compétition française au FID-Marseille 2013, est le premier long métrage de Narimane Mari. Entretien avec la réalisatrice, qui est par ailleurs productrice de documentaires engagés entre la France et l’Algérie.

Comment as-tu trouvé les enfants de Loubia Hamra ?

Dans la rue, dans la mer, je ne les ai pas choisis, j’ai demandé aux enfants du quartier où le film a été tourné, entre Bab el Oued et Bologhine, qui voulait jouer ? Aussi pour qu’il n’y ait pas de différence sociale entre eux, ils viennent tous du même endroit. J’ai dit : qui veut vient. Il n’était pas question de faire une sélection et elle s’est faite toute seule. Ils étaient quarante au départ, ce qui était inquiétant à gérer mais aussi très excitant. Le scénario était écrit pour huit enfants et les plus motivés sont restés.

 

En quoi ont consisté les répétitions ?

A faire du film, de son histoire, la nôtre, qu’elle nous devienne commune, alors que nous ne nous connaissions pas. Le film est une corde qui est lancée à tous ceux qui ont voulu être là et chacun s’y accroche, avec ce qu’il est, ce qu’il sait et ce qu’il aime faire. Les répétitions aident à tirer cette corde dans le sens du sujet, avec une énergie commune, mais une immense individualité, c’est ce qui fait la force du film je crois. Concrètement, c’est d’abord la mémoire des enfants qu’il fallait faire travailler, le sens et la compréhension théorique du jeu, qui est plus difficile à acquérir que l’approche physique du sujet qu’ils atteignent sans effort. Chaque enfant jouait le même personnage à tour de rôle, et nous décidions ensemble de la répartition. Ils se sont mutuellement acceptés, collectivement et démocratiquement. J’ai travaillé avec eux scène par scène, sans leur donner de visibilité sur l’ensemble du film. En répétition et sur le tournage, je leur rappelais l’objectif de la scène et la manière dont ils pouvaient réagir. Il ne s’agissait pas de consignes strictes mais d’incitations à être, inspirées d’ailleurs de leurs propres réactions. Etant donné que je ne souhaitais pas de retour vidéo pendant le tournage, les répétitions se faisaient avec Nasser [Medjkane, cf. infra]. C’était pour lui un environnement assez brutal. Ce n’est pas rien d’être en permanence avec dix-huit enfants que je laissais entièrement libres d’être. L’essentiel était qu’il trouve lui-même une place au sein de leur jeu, car celui-ci ne devait pas être interrompu. Ceci dit, il a fallu trouver une distance car je ne veux pas qu’on soit des enfants devant ce film, on regardait donc les images ensemble chaque soir pour affiner cette distance, rendre la mise en scène visible. Au cours du travail, les enfants sont devenus de très bons comédiens, impossibles à manipuler et difficiles à impressionner.

 

Tu ne leur as donc pas fait de cours d’Histoire.

Non, je leur ai plutôt demandé ce qu’ils savaient. Et depuis la colonisation et cette guerre de libération ils ont eu à intégrer d’autres douleurs en Algérie. Avec ce film, je voulais susciter des pics de conscience, en eux mais aussi en nous, mais ne pas me placer dans un débat, même si le film est clairement engagé. J’ai laissé l’Histoire se vivre au travers de cette dimension, celle de faits, très simples, un vécu réel ou non, peu importe, juste des souvenirs qui pourraient être rapportés par des voisins ou des membres de la famille.

 

Quand tu écris le scénario, quelle est ton idée ?

Quand j’écris, l’Algérie va vivre le cinquantenaire de la guerre d’indépendance. A cette occasion, toutes les histoires ressortent, chaotiquement, douloureusement, formellement. Je me suis dit que la seule chose qui me semblait juste à dire dans ces circonstances est que l’Algérie est un pays libre. Le plus bel hommage qu’on puisse faire à l’indépendance est de montrer un pays indépendant, des enfants libres parce que l’Algérie s’est donné les moyens de cette liberté, dans un film lui-même affranchi de tout modèle narratif. Je voulais que les Algériens voient leurs enfants ainsi, comme un rappel énergique et pacifique de l’indépendance qu’ils ont conquise. La scène finale est un moment de fraternisation, où l’on donne le temps au temps, où l’on profite du présent sans se préoccuper du passé et du futur, comme dans l’ivresse d’un lendemain de fête.

 

Le scénario fonctionne à partir d’idées spécifiques comme celle de la nourriture ou du cochon, la faim ou les flatulences que l’ingestion des haricots provoque. La colonisation française de l’Algérie part justement d’un conflit à propos de la nourriture, d’un prêt de blé de l’Algérie à la France que celle-ci n’a pas remboursé.

Je me suis concentrée sur des éléments plus quotidiens et sur la symbolique qui y est attachée. Par-là, j’avais aussi envie de transformer la notion d’héroïsme. On est toujours un héros pour des raisons politiques et idéologiques. Dans un contexte de guerre, tu veux vivre et c’est la survie qui fait de toi un autre être. Tu es dominé, humilié, tu n’existes pas, et la privation de nourriture est l’une des armes essentielles de cette domination, un fait essentiel de la guerre. Est héroïque celui qui se défait du pouvoir, quel qu’il soit. Quant au cochon le mot OAS à lui seul fait peur – j’avais envie que ce soit un ogre, mais finalement ça a été un porc, faute de trouver un ogre qui représente le pouvoir sur la femme, le pouvoir du colon, le pouvoir du dictateur, le pouvoir hiérarchique. Plus généralement, il fallait faire sentir la présence permanente des colons sans jamais les voir, qu’on les sente toujours au bord du cadre.

 

Pourquoi avoir choisi la figure de l’appelé ?

Beaucoup ont souffert, ne savaient pas où ils allaient ni ce qu’ils devaient faire, j’avais envie de le dire. L’appelé que je montre est perdu et absent de cette guerre. Il est encore un enfant, comme eux, et il fusionne avec désir et plaisir, et accepte même d’être leur prisonnier. Comme la nourriture qu’ils volent, il devient leur butin de guerre. Au moment des accords d’Evian, les militaires français quittaient l’Algérie, mais l’OAS n’a pas voulu bouger, c’était chez eux. L’armée française a envoyé des avions pour mitrailler la rue, les Algériens mais aussi leur propre peuple, les Français, c’est ce qui se passe à la fin du film. Bernard [l’appelé] meurt sous les tirs de son propre pays.

 

On peut voir Loubia Hamra comme une aventure de la lumière, du soleil matinal au couvre-feu, du clignotement des lucioles à l’aube. Qu’as-tu utilisé comme lumières ?

Une petite LED. Je ne voulais m’encombrer d’aucun matériel. Lors de notre première rencontre, Nasser Medjkane m’a dit “je ne suis pas chef-opérateur”, et cela me convenait très bien. L’éclairage doit rester fonctionnel, il ne faut éclairer que lorsque l’on a besoin de voir. Cela doit rester aussi simple qu’une torche qu’on allume pour trouver un objet dans le noir. On dit que la lumière doit avoir un sens justifié par l’endroit d’où elle vient, qu’il faut lui attribuer un sens clair au risque de la prendre pour un simple accident. Ces questions ne me préoccupaient absolument pas. Les seules questions que je me posais étaient celles de la visibilité et de l’enfance. Loubia Hamra est porté par cette dimension d’enfance, leur absence de retenue, leur liberté et l’évidence de leur inscription dans le monde.

 

Prévoyais-tu que cette dimension d’enfance deviendrait aussi un principe de mise en scène ?

Pour placer la mise en scène dans la responsabilité qu’imposent non seulement son sujet mais aussi le cinéma, j’ai joué à la faire aussi facilement, aussi spontanément, aussi légèrement que l’enfance nous permet d’être. Le chef opérateur français auquel j’avais songé au départ, après avoir lu le scénario (auquel le film est resté très fidèle), m’a fait une liste du matériel qui était bien trop énorme pour les conditions dans lesquelles le tournage devait se dérouler. C’est impossible d’apporter la lourdeur de la machine du cinéma sur une plage populaire ou dans les rues d’Alger. Il faut plutôt faire sans cesse confiance aux autres et à l’ingéniosité du moment. On peut se permettre tout écart par rapport au langage classique du cinéma, tant qu’on préserve le vivant, l’instant, et qu’on ne refabrique pas le réel. Ce n’est devenu un choix esthétique et plastique qu’après coup.

 

La séquence du cimetière est très étonnante car elle installe un autre espace-temps, plus fantasmagorique.

C’est le cimetière de Bologhine, un cimetière chrétien et juif. A l’origine les enfants devaient traverser la ville et passer par une caserne, mais je n’avais plus envie de montrer des militaires, et à choisir, les fantômes sont beaucoup moins effrayants et même drôles. Les enfants entrent dans cet environnement étranger, où le rapport à la religion est opposé au leur. Tandis qu’il n’y a pas d’image dans la religion musulmane, ici il y en a partout. Des statues, des croix, des portraits, des représentations parfois effrayantes, mais en même temps magiques. Même dans cet environnement étranger qui pourrait leur sembler hostile, les enfants se réapproprient des mondes, les dépassent, les transcendent.

 

 

 

On en vient à considérer ces enfants comme des esprits, des divinités, ou ces lucioles dont parle Georges Didi-Huberman, des peuples sans pouvoirs condamnés à errer dans l’obscurité mais qui continuent à émettre des signaux lumineux et à résister. Cela rejoint ce que tu dis sur les pics de conscience que ton film cherche à provoquer.

Oui, dès la séquence d’ouverture, avec les enfants dans le bain, on peut voir chez eux certains attributs d’une divinité très païenne. Pour eux, le moment du bain est aussi celui de la conscience de la possibilité de la mort. Dans ces instants, la peur apporte un sentiment de puissance et de dépassement qui peut transporter au-dessus de tout. Il y avait le désir d’être dans le corps, et dans le seul environnement où le corps est au plus près de cette liberté, de son extrême sensualité. Avec la mer vient la peur, mais aussi la grâce, l’abandon, l’acceptation et le courage.

 

Prévoyais-tu que le film aurait un tel effet d’immersion ?

Je ne cherchais pas particulièrement à secouer le spectateur, mais je désirais entrer dans le sujet par la matière et elle était telle que je ne pouvais pas m’en passer. Si j’avais essayé de rendre les choses plus concrètes ou accessibles, le film ne serait pas là. La scène de début est assez longue car elle passe une sorte de pacte avec le spectateur, elle lui demande de s’abandonner à la vitalité des enfants, de retrouver la sienne. J’avais envie d’une approche qui ne soit pas intellectualisée mais riche d’exploration ; d’une forme de perception qui ne passe pas par la conscience mais par les sens, le plaisir. Avec le cinéma, il faut se laisser prendre à une forme de jouissance qui appartient pour beaucoup à celle de l’enfance, quels que soient les sujets.

 

Un certain nombre d’effets évoquent un imaginaire enfantin des années 1970 et 80 : le monstre en contre-plongée comme dans les téléfilms de superhéros japonais, les effets de reverb’, de zooms, jusqu’à la musique de Zombie Zombie.

Ces effets sont surtout le résultat de choix très pragmatiques. Il fallait que j’adopte une perspective enfantine sur les scènes à filmer. Pour la contre-plongée sur le cochon, c’est en me demandant comment Michel Haas [interprète du “cochon”], qui est plutôt petit, pouvait les dominer et les impressionner. Pour la reverb’, la voix de mon acteur, qui est en fait le perchman, ne portait pas. Je me suis mise à la place des enfants qui ne connaissent pas la langue française et qui sont effrayés par la monstrueuse autorité de ce gradé. Pour moi, ils devaient percevoir des sons au seuil de la signification, et la reverb’ angoissante est idéale. Je n’ai pas fonctionné par références, je pense qu’il y a surtout une grande part de jeu, de courage dans l’obstination à jouer, et une volonté d’être dans la véracité.

 

Zombie Zombie est un choix étonnant pour la bande son, sans rapport avec le contexte historique et géographique du film. Mais leur musique tombe pourtant très juste. Elle évoque moins des références qu’une proximité avec l’imaginaire enfantin et spectral du film. Comment sont-ils arrivés sur le projet ?

La musique des Zombie Zombie est le flux sanguin des images. Forte, sourde, pleine de bruits étranges, intérieure ou surgissante, harmonieuse ou troublée par des désordres qui donnent à lire bien au-delà du récit visuel. On se retrouve dans les entrailles de l’enfance et dans ce qui nous secoue encore quand on se laisse prendre par le vivant : la profusion. Avec cette dimension, et même si mon film est écrit pour ça, ce ne sont définitivement plus la psychologie et la raison qui règnent et dominent. Ce film peut se vivre avec le corps et c’est la musique qui a rendu ça possible, cette totale immersion. Je les ai appelés, je leur ai montré les images et ils ont aimé et composé, spontanément. Ils sont très forts.

 

D’où vient le poème qui conclut Loubia Hamra ?

C’est Antonin Artaud. Je ne voulais pas terminer le film sur l’épisode du raid aérien, avec la mort de l’appelé. Quand je tourne cette scène et que je sais approcher de la fin, je ne supportais plus de finir le film dans la mort. Je cherche alors qui a pu le mieux écrire sur la liberté, et parmi les plus libres, ceux qui l’ont payé de leur être, je pense à Artaud, et je trouve un très long poème de 1926 parlant de petits poissons argentés, qui me représentait parfaitement les enfants du film et le sens qu’ils transportent. Et puis il y a le fait qu’ils le disent dans un français qu’ils ne maîtrisent pas. Kateb Yassine disait que le français est “notre butin de guerre”. En entendant ces enfants prendre ces mots français en bouche, le français leur appartient. Ils se laissent alors transporter par l’eau, annulent l’histoire et sa fin terrible. Ils sont vivants.

 

Propos recueillis par Antoine Thirion, avril 2014.

 

 

 

 

Quelques questions à Narimane Mari à propos de la présentation de Loubia Hamra au centre pénitentiaire de Marseille pendant le FID, dans le cadre du prix Renaud-Victor.

 

 

 

Aviez-vous quelques appréhensions avant de rencontrer à la prison des Baumettes les détenus qui vous ont décerné le prix Renaud-Victor ?

Pas d’appréhension, mais je savais quelle était l’importance du moment. Tout au long de l’écriture du scénario et tout au long du tournage, ce qui m’habitait, ce que je voulais préserver et exprimer, c’était la liberté. Il s’agissait d’en trouver l’expression cinématographique et d’en faire ressentir physiquement la sensation. Cette rencontre représentait donc un lien fort avec mon sujet et son objectif.

 

Comment s'est déroulée cette rencontre ?

J’ai été très bien accompagnée par l’équipe de Lieux Fictifs qui est formée de gens formidables, cinéphiles, sensibles et investis. La rencontre a été émouvante et intense. Certains ont dansé, ri. La plupart ont aimé mais l’un d’eux a détesté. Petit-fils de colons, il a hérité des souffrances du départ de sa famille et son regard a pris des directions qui n’étaient pas dans le film. Nous avons longuement discuté pendant et après la projection pour nous comprendre. Le dialogue a été dur parce qu’il avait mal, mais c’était aussi un moment de grande fraternité avec les autres détenus.

 

Sur quoi ont porté vos échanges avec les détenus ? 

Beaucoup sur la situation en Algérie. Mais il y a aussi eu des discussions sur la forme du film, la musique, les ombres. Ils ont été curieux de tout, de sa fabrication, de la lumière, du jeu. Ils m’ont aussi parlé de leurs propres créations, musicales ou poétiques. Beaucoup ont besoin de raconter leur histoire. C’est le plus beau public que j’ai eu à rencontrer. Sans retenue et généreux. Franc et direct avec un engagement du regard et des perceptions.

 

Les réactions du public des Baumettes vous ont-elles confortée dans vos partis pris artistiques ?

Le film tourne maintenant dans plus de 30 pays dont les cultures sont différentes avec un public pas toujours informé de l’histoire algérienne. Je me rends bien compte, au fur et à mesure des projections, que les spectateurs sont souvent troublés par la forme. Je sais que les entrées narratives physiques et sensuelles ne sont pas toujours faciles à vivre, à comprendre ou même à accepter. Mais l'enjeu même de mon film est de raconter sans psychologie et sans raisonnement, pour briser ce dans quoi nous sommes tous plus ou moins enfermés. Les détenus des Baumettes ont été réceptifs à ce langage, donc oui, pour moi le parti pris artistique est le bon.

 

A titre personnel, que retenez-vous de cette expérience d'avoir été lauréate du prix Renaud Victor ?

C'est un moment unique de partage, avec des personnes animées d’un aussi fort désir d’être et de vivre, qui se trouvent dans un lieu insensé et une situation insupportable. Pour l’un de mes prochains films qui s’appelle Vie Courante, je réalise des images dans l’espace public, des images de cette intimité collective que nous partageons tous, tous les jours. Avec des détenus des Baumettes, nous allons réaliser la bande son de ce film, les voix in et off, la musique, les poèmes, tout ce qui constitue la mélodie de leur perception de cette vie courante.

 

Propos recueillis par Eva Ségal, mai 2014.