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Mesurer la ville avec son corps

Mesurer la ville avec son corps
La ville ─ Palerme ─ et la danse sont intimement liées dans le nouveau film d’Arnold Pasquier, Borobudur. Palerme cristallise à la fois la passion du cinéaste pour la danse de Pina Bausch et son désir de confronter le corps, tel un modulor de Le Corbusier, à l’architecture. Entretien.

Notre amour (2009) jusqu’à L’Italie (2012), en passant par Si c’est une île, c’est la Sicile (2013) : la danse et son travail, la ville et l’architecture, un certain imaginaire italien, le souvenir de Pina Bausch enfin. Comment décris-tu toi-même cette démarche qui fait retour sur elle-même ?

Le champ ouvert avec ces réalisations pourrait en effet donner l’impression que je tourne toujours autour du même film. Les thématiques sont proches : serait-ce le sentiment, quand je termine un film, que je n’ai pas tout à fait résolu la question que je m’étais posée ? C’est probable avec L’Italie, qui est à la fois une réussite et un échec. Une réussite dans le sens où c’était le premier film que je réalisais confortablement, avec une contribution financière du CNC, mais je reste persuadé que j’ai perdu quelque chose en route de la radicalité de ma proposition, diluée dans des compromis. Borobudur s’est élaboré différemment, cherchant à prendre le contre-pied du film précédent tout en prolongeant ses enjeux. Il s’agissait d’écrire un film à Palerme, sans scénario, avec la liberté d’exploration d’un territoire où la fiction pouvait s’inventer au fur et à mesure des rencontres. Lors du tournage de Notre amour, ce documentaire sur les répétitions d’un spectacle de danse de Christian Rizzo, j’étais fasciné par la façon dont les danseurs devenaient des personnages. Ou comment le fait de les cadrer opérait de fait un glissement du corps au travail vers la fiction. C’est un des enjeux de Borobudur, partir d’une situation documentaire et permettre, par quelques articulations narratives, l’élaboration d’un récit. Il y a aussi le désir d’un contact. Ce désir-là a toujours été à l’œuvre dans mes films : très jeune, j’utilisais déjà le cinéma comme un outil pour entrer en contact avec les autres, avec le corps des autres. La fiction est d’une certaine façon un prétexte pour arriver à relier ensemble les points de mon intérêt à un moment donné, soit Palerme (ses paysages, son architecture) et le corps des garçons. De L’Italie à Borobudur, je me rapproche d’une certaine présence masculine, sans toutefois exclure les femmes. Le film témoigne du désir du groupe, de l’envie d’appréhender le corps de la communauté.

 

La danse est au cœur de ton travail mais, dans Borobudur, elle évolue vers un ailleurs qui implique divers modes d’apparition (du côté du documentaire ou de la fiction) : la danse des jeunes gens, la procession, et évidemment la trajectoire du personnage principal, Federico, à travers la ville, qui le conduira à se rapprocher d’un danseur.

L’idée d’insérer une manifestation religieuse dans Borobudur m’est venue après le tournage du film Orlando Ferito (2015) de Vincent Dieutre sur lequel j’ai réalisé l’image. Nous avions filmé une procession dans le quartier de Ballaro. Les ruelles étroites obligeaient une vingtaine d’hommes amalgamés qui portaient le catafalque à des manœuvres complexes au rythme des cloches, des cris des officiants et de la fanfare. Pour Borobudur, je cherchais l’occasion d’inscrire la présence de Federico dans la spécificité géographique et humaine du centre historique de la ville de Palerme et l’opportunité m’a été donnée de filmer à nouveau une procession. Cette partie du film est réalisée en couleur, avec un appareil photo qui me permettait une relative discrétion, une immersion dans la foule, et opérerait un déplacement de mon cinéma à l’intérieur du film. Le travail aux cotés de Vincent m’a permis d’envisager cette proximité avec des “motifs” de la réalité sicilienne vers lesquels je ne serais pas allé. Ainsi, un jeune bangladeshi (Borobudur  ̶  en réalité l’acteur Armaan Bhujun est d’origine mauricienne) permet à Federico, étudiant en architecture, d’ouvrir son regard à d’autre réalités urbaines et sociales, celles des “extra-communautaires” comme les appellent les Italiens.

 

Sur les plans de la procession, on entend une musique écossaise qui n’est évidemment pas celle de la procession mais qui est extraite de la pièce Palermo Palermo de Pina Bausch, comme toutes les musiques du film. Quel est ce choix de montage ?

Lors du montage du film, j’ai cherché longuement une musique qui accompagne et soutienne la déambulation de Federico dans Palerme. J’ai même envisagé la réalisation d’une musique originale à laquelle nous avons dû renoncer par manque de moyens financiers. Puis, l’idée d’employer la partition sonore hétéroclite du spectacle Palermo Palermo s’est imposée, à la fois pour le décalage qu’elle produit, notamment pour cette procession, mais bien sûr aussi pour l’hommage discret, voir secret qu’il induit. C’est finalement un film qui fait assez peu usage de musiques, alors que j’ai mis l’accent sur un travail des ambiances, des bruits de la ville.

 

Comment s’est imposée l’hétérogénéité des éléments qui constituent la trajectoire de Federico ? Rencontres scénarisées ou non (avec le groupe d’architectes urbanistes par exemple)…

Le point de départ de ce projet, c’est un étudiant en architecture de l’Université de Palerme qui accepte de me suivre dans ce film sans scénario. Je rencontre Federico Urso dès la première semaine de mon séjour de trois mois consacré à la préparation et au tournage du film. Je lui propose un schéma narratif simple : le suivre dans un parcours urbain dans la ville moderne ponctué de rencontres. Ce déplacement de Federico était à la fois géographique mais aussi intime. Il fallait scénariser un certain nombre d’évènements, comme sa séparation avec son ami à Milan, la séduction d’un de ses camarades, la rencontre avec son père… Je rappelle que l’écriture du film s’est déroulée sous la forme de visites préalables qui n’avaient pas pour objet la réalisation du film. Tout d’abord lors des différents tournages pour le film de Vincent Dieutre, mais aussi lors du séjour à Palerme pour présenter L’Italie dans le cadre du festival Sicilia Queer. Je me promenais en faisant des photos, dans une sorte de repérage sans objet. Lorsque je suis retourné à Palerme pour tourner Borobudur, j’ai emporté un livre que m’avait donné Vincent Dieutre recensant les bâtiments modernes depuis le XIXe siècle jusqu’aux années 2000. C’était en quelque sorte mon scénario. Dans ce livre, je choisissais les bâtiments qui m’intéressaient, je me rendais sur place pour les découvrir. C’est une méthode que j’avais déjà employée à Rome, inspiré par un passage du film Journal intime de Nanni Moretti qui dit : “Che bello sarebbe un film fatto solo di case” (Que ce serait beau un film fait uniquement de maisons). D’ailleurs, chez Moretti, la déambulation à travers l’architecture d’une ville activait déjà la question de la danse (de dos, en scooter, à la recherche de Jennifer Beals pour danser avec elle…). La traversée de Palerme en scooter par Federico est évidemment une citation de ce film. La rencontre avec Rosanna Pirajno de Salvare Palermo (Sauver Palerme) est un bon exemple de la façon dont le scénario s’est construit entre la nécessité de donner des points d’appui à la fiction et le surgissement du documentaire. Je me suis rendu à une foire du livre à la recherche de documentation sur l’architecture moderne de Palerme et un éditeur à qui je racontais mon projet a hélé une femme qui traversait le cloître où se déroulait la manifestation. C’était Rosanna, qui administrait cette association de sauvegarde et de mise en lumière du patrimoine architectural de Palerme. En discutant avec elle, j’ai construit cette rencontre entre Federico et un groupe d’architectes à qui il vient demander de l’aide pour éclaircir son parcours. C’était pour moi le moyen de mettre en scène le débat soulevé par la construction, dans l’immédiat après-guerre, des quartiers périphériques à l’architecture de mauvaise qualité, où émergent çà et là quelques bâtiments intéressants.

 

 

Après s’être signalée sous divers aspects (danses de rue, gestes traditionnels, religieux ou populaires, marche et déplacements), la danse se retrouve à la fin du film sous une forme déjà abordée dans Notre amour : celle du travail, du workshop.

Ce qui m’intéresse, c’est de créer les conditions d’une apparition de quelque chose que j’aime filmer. L’atelier est une sorte de “double-don”. Je donnais la possibilité à des danseurs de Palerme de participer à un atelier avec Damiano Ottavio Bigi [danseur chez Pina Bausch], à la condition qu’ils acceptent de participer à la fiction.

 

Mais cet atelier existait déjà ?

Non, je l’ai créé pour le film. Je voulais dès le départ qu’il y ait un trajet, de l’architecture vers la danse, comme dans L’Italie. On commence par marcher, on finit par danser. C’est Tous en scène de Minnelli : Fred Astaire et Cyd Charisse déambulent dans Central Park avant de se mettre à danser. La danse m’intéresse parce qu’elle représente le moment de la réconciliation, de l’amour, du partage, de la dépense, de la sensualité. Pour Borobudur, mon personnage part de la forme concrète, de la rigueur de l’architecture moderne et de la perte de l’amour, pour se diriger vers une réinvention de l’amour dans le mouvement. C’est assez bauschien en somme. Après L’Italie, je voulais également refaire quelque chose avec le danseur Damiano Ottavio Bigi. Lors de mes visites pour préparer le film, toujours dans cette idée d’ouvrir la fiction à l’ensemble du territoire pour voir ce qui pouvait en advenir, j’avais rencontré un chorégraphe qui s’occupe de L’Espace, un lieu dédié à la danse contemporaine. C’est au sein de cette structure que l’on a pu organiser cet atelier auquel des danseurs se sont inscrits. L’atelier s’est déroulé dans une grande halle implantée dans une friche industrielle devenue lieu culturel dans les années 1990, où Pina Bausch a répété Palermo Palermo. Convoquer secrètement le fantôme de ce spectacle est l’un des moteurs de Borobudur, même si le film ne le cite pas à proprement parler.

 

Tu remercies Julie Desprairies au générique. De quelle façon le travail de la chorégraphe rejoint-il le tien ?

Je remercie Julie aux côtés de Vincent Dieutre et Dominique Auvray. Vincent pour l’élan qui m’a amené à cheminer dans la ville, Dominique pour son regard sur le montage, et Julie pour la danse. J’ai rencontré Julie par l’intermédiaire de Vladimir Léon 1. Julie m’a proposé de collaborer à ses spectacles, comme danseur puis comme cinéaste. Elle aborde la question de l’architecture très frontalement et fait sortir la danse en extérieurs en chorégraphiant des visites dansées de paysages et d’architectures. Ce que j’ai appris avec elle, c’est l’élaboration d’un vocabulaire de description d’un espace par le geste, une grammaire qui permet au corps d’envisager l’architecture comme une matière à danser. C’est cette façon de regarder la ville et d’interagir avec elle que je lui ai empruntée dans les scènes où Federico mesure la ville avec son corps. J’ai besoin d’extérieurs, de sortir, de voir le monde. Cela appelle la nécessite de faire circuler ces corps dans la ville, sur cette scène permanente qu’est le paysage urbain. De scène en scène, de ville en ville, on finit par s’intéresser à l’architecture. C’est une façon de relier les deux points.

 

Le film est peuplé de mots, de monologues, de discours, les mots de la balade, de l’architecture, de la déception ou de la rencontre amoureuse, et enfin les mots de la danse (la façon dont Damiano propose tel ou tel exercice, conseille ou commente ce qu’il propose d’expérimenter à Federico). Comment définirais-tu cette attention particulière que l’on pouvait déjà trouver dans Notre amour ?

En effet, Notre amour qui est un documentaire assez silencieux, avec très peu de dialogues entre le chorégraphe et ses danseurs, se termine par une fiction, un monologue et une chanson. Le poème de Rimbaud en ouverture de Borobudur est un souvenir de cours de français. Je l’avais déjà utilisé dans un précédent film, Il faut aimer son prochain, les autres sont trop loin (2006), où un Brésilien et une Française d’origine portugaise récitent le conte en portugais dans un jeu d’accents. Je le revisite dans Borobudur, cette fois-ci en italien, car le texte évoque cette idée d’incomplétude, de quête qui sous-tend le récit. Il définissait un programme : deux personnages, une forme de magie (apparition/disparition), et la découverte, dans un manque, de la fusion des contraires. Dans le poème, le Génie et le Prince sont la même personne qui fait le constat de l’irrésolution des passions car “la musique savante manque à notre désir”. Mes films accordent une place privilégiée à la parole sans doute parce que j’ai le sentiment de me trouver souvent à la limite du sens. Il me faut trouver les marqueurs à l’intérieur du film qui articulent le sens. Tout se joue entre ce goût que j’ai d’allumer la caméra et de regarder ce qui s’offre à moi, et la nécessité tout de même de raconter une histoire. Cela se joue dans cet entre-deux, entre l’apparition documentaire et la nécessité pour moi de faire émerger les formes et les mots de mon désir.

 

Propos recueillis par Damien Truchot, mars 2016

 

1 Cf. Conversation entre Arnold Pasquier et Vladimir Léon (réalisateur et producteur), à propos de Notre amour, in Images de la culture n°26, décembre 2011.