Un après-midi d’automne de 1925, le militant et écrivant anarchiste Alexandre Berkman se rend dans un cinéma parisien pour la sortie du nouveau film de Buster Keaton, The Navigator. A sa grande surprise, une image familière envahit l’écran : le bateau Buford, sur lequel Berkman avait été déporté six ans plus tôt des États-Unis vers la Russie, encompagnie de 248 autres anarchistes et syndicalistes.

C’est sur cette juxtaposition que Navigators est - littéralement -  construit. Le film se présente presque entièrement sous forme d'écran divisé. D’un côté, l'archive : extraits de la correspondance entre Berkman et Emma Goldman (éminente intellectuelle et anarchiste russe, elle aussi à bord du Buford), citations de leurs ouvrages, documents historiques... De l’autre, la fiction : principalement des extraits des films de Buster Keaton (notamment Le Navigateur). Le film instaure un drôle de dialogue en contrebalançant la violence de l'Histoire - la déportation de centaines d’étrangers sur cette « Arche soviétique » - avec la figure comique de Buster Keaton, qui se déplace sur ce même paquebot devenu désormais décor de sa fiction. Noah Teichner joue autant avec la matière des extraits (c’est lui-même qui développe la pellicule) qu’avec leur durée. La plupart des images ont été ralenties, et cette modification n'est pas anodine : elle détruit la fiction du mouvement pour (re)donner aux images une vérité photographique. Ce ne sont plus des acteurs mais des personnes, c'est ne plus de la mise-en-scène mais de l’archive. Voilà l’intelligence de Navigators : toute fiction est avant tout un document, et la mémoire du monde est nourrie de cette rencontre.

(Nicolas Longinotti)

Prix Art&Caméra (doté par Images de la culture), Festival de l'histoire de l'art, Fontainebleau 2017.