1. Télé brouette en noir et blanc. En 2004, son créateur Dominique Garing, vidéaste et animateur, réunit ses amis du canton pour évoquer les étapes de cette aventure à la fois culturelle, sociale et politique. Autour d’une table de ferme se retrouvent une douzaine de paysans ayant collaboré vingt-cinq ans plus tôt à la création d’un nouveau média de proximité, économique et interactif, qui devait prendre le nom de Télé Saugeais ; il s’agissait de programmes de télévision diffusés uniquement dans de petites salles rurales, faits par et pour les habitants. Cette réunion commémorative donne l’occasion de revoir des reportages de la période pionnière, en noir et blanc, caractéristiques du style de cette télévision rurale très démocratique. Certains ont un intérêt ethnographique, comme ce portrait d’un fabricant de skis "à l’ancienne", montrant en détail les techniques de son artisanat traditionnel. D’autres représentent des moments d’histoire sociale, comme ce reportage sur la vente aux enchères des meubles d’un fermier ruiné, ou cet autre sur la célébration de la sainte Catherine. "À l’époque, France 3 n’achetait pas ce genre de sujets" explique Dominique Garing.

2. Télé brouette, une vache de télé. Ce deuxième volet de l’histoire de Télé Saugeais revisite le début des années 1980, période riche en évolutions techniques, sociales et politiques. Les images sont désormais en couleur et les montages vidéo de plus en plus inventifs. Les programmes rendent compte des constantes de la vie rurale (les fêtes, les comices agricoles) et de ses mutations à l’heure de l’Europe. Pour les acteurs de la vie locale, Télé Saugeais est un média qui compte. En 1985, Télé Saugeais n’est plus un cas unique : la France compte une dizaine de "télé brouettes" proposant dans les fermes et les cafés ruraux des programmes locaux réalisés par des bénévoles du cru. À l’occasion d’une visite au Québec, l’équipe du Saugeais se découvre de nombreux homologues attachés à défendre l’identité de leurs communautés rurales. Dans le canton de Montbenoît, l’ambition est plus modeste : il s’agit d’offrir aux 4700 habitants un reflet de leur vie quotidienne, de leur tendre un miroir (généralement complaisant). L’humour et le folklore sont souvent au rendez-vous, notamment dans la rencontre avec la présidente de la petite République du Saugeais, Mme Gabrielle Pourchet, ou dans la célébration de la fête de l’œuf. Mais le ton se fait plus grave, lorsque la télé évoque les quotas laitiers. Au bout de quelques années, les élus locaux acceptent de subventionner modestement (1 franc par habitant) cette innovation surprenante qui leur échappe et les déroute.

3. Télé brouette fait du foin. Ce troisième volet prend du recul vis-à-vis de l’expérience de Montbenoît pour s’intéresser au bouleversement du paysage audiovisuel après la loi de 1982 supprimant le monopole de diffusion. Handicapées par leur mode de diffusion archaïque (la "brouette"), les télévisions locales rurales et leur sœurs des villes tentent de s’engouffrer dans la brèche ouverte par les radios libres. Mais leur accès au câble et au réseau hertzien demeure éphémère. Pour évoquer cette période charnière, les bénévoles de Télé Saugeais confrontent leurs souvenirs avec les analyses de deux spécialistes des médias associatifs, Guy Pineau, chercheur à l’INA, et Hélène Goyet, journaliste. Au début des années 1980, les conditions politiques et techniques semblent être favorables : une fédération des vidéos de pays se constitue, le câble se développe, la DATAR est missionnée pour désenclaver le monde rural. Télé Saugeais reçoit alors quelques subventions pour produire des programmes destinés à une diffusion hors du canton, notamment Les Montagnons, série de douze films de quinze minutes présentant diverses facettes de la vie en moyenne montagne. Cet élargissement soudain de son public oblige Télé Saugeais à franchir une étape vers une forme de professionnalisme, à s’interroger sur son rapport au journalisme (qu’elle pratique sans trop se l’avouer) et sur ses relations parfois tumultueuses avec les autorités qui la subventionnent chichement.

4. Télé brouette sur les ondes. Ce dernier volet se concentre sur un épisode majeur de l'histoire de Télé Saugeais : dix jours de septembre 1988 où la petite télé locale eut accès à une diffusion hertzienne continue. Cet événement qui s’inscrivait dans la montée en puissance au niveau national des télévisions libres, marchandes et non-marchandes, permit de tester à la fois les programmes, la qualité de la réception et les perspectives financières. Quasiment un bouquet final ! Ceux qui ont vécu ces dix jours exceptionnels ne les oublieront pas. Grâce à une extraordinaire mobilisation, les bénévoles alimentent l’antenne avec 80 % de programmes propres, destinés à tous les publics, y compris aux enfants. Les débats en plateau sur la chasse ou la protection du paysage mettent à l’épreuve la démocratie locale. Édith Farine, une des pionnières de cette aventure, témoigne du lien social créé par cette "télé des voisins". Mais l’expérience achoppe à deux niveaux : diffusion et financement. Télé Saugeais tente alors de trouver sa place sur le câble ou les antennes régionales. Elle n’obtient sur FR3 qu’un créneau mensuel d’un quart d’heure. N’ayant pas réussi à faire reconnaître leur fonction sociale et culturelle, la plupart des télés locales se sont arrêtées. En 2005, comme le rappellent Guy Pineau et Michel Fiszbin, elles attendent toujours la création d’un fonds de soutien sur le modèle de celui qui finance les radios.

(Eva Ségal)