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Rémanence d’une star égyptienne
Le rayonnement du cinéma égyptien a marqué le premier siècle du cinéma. Né dans l’euphorie des premiers films, il unit dans un même élan le merveilleux et le sens du commerce pour se développer comme une industrie florissante. Les producteurs misent sur les sentiments spectaculaires, le pouvoir du rêve et surtout les vedettes. Ce sont elles qui entraînent les spectateurs dans les salles pour se délecter des romances, des mélodies envoûtantes, des ascensions irrésistibles ou des destins contrariés. L’une des plus fameuses est assurément Soad Hosni. Née au Caire en 1943, elle s’immerge voluptueusement dans les images durant trois décennies fastes. Entre 19 et 49 ans, elle joue dans quatre-vingt-deux films, tournés par trente-sept réalisateurs. Elle est tour à tour la fille, la sœur, la fiancée, l’épouse, s’imposant comme un symbole de la femme arabe moderne. Enjouée et expressive, capable de danser et de chanter, elle illumine l’écran.
Les réalisateurs réputés la redemandent. Henri Barakat la dirige dans Hassan et Naïma (1959), La Nuit de noces (1966), L’Amour perdu (1970). Hosameddin Moustapha l’emploie dans Les Trois Espiègles (1962), Le Secret de la fugitive (1963), La Route (1964), Trois Aventuriers (1965), Espièglerie d’hommes (1966). Elle tourne pour Niazi Moustapha : Le mari arrive demain et Jeu d’amour et de mariage (1963), Trop jeune pour aimer (1966), Des Jeunes très fous et Eve et le Singe (1967), Papa le veut ainsi (1968). Elle est aussi dirigée par Atef Salem (Pas d’attente, Les Sept Filles, 1961), Hassan Al-Saifi (Histoire d’un mariage, 1964, La Dernière Rencontre, 1967), comme par le fameux Salah Abou Seif (Le Caire années 30, 1966, La Deuxième Epouse, 1967, Une Part de souffrances, 1969).
En 1968, elle enchaîne pas moins de sept films parmi lesquels Belle et Coquine de Issa Karama, La Directrice d’école de Ahmad Dia Eddine. En 1971, Youssef Chahine lui offre Le Choix, et Said Marzouk, La Peur. Ali Badrakhan la regarde changer entre L’amour qui fut (1973), La Faim (1986) et Le Berger et les Femmes (1991).
A partir de la fin des années 1980, le cinéma égyptien se transforme. Après avoir impulsé une production étatique sous l’égide de Nasser, l’Etat s’est désengagé. La concurrence des chaînes satellites arabes a déporté l’attention du public vers des téléfilms standardisés. Au cinéma, les histoires sont devenues plus calibrées ; dans le même temps, des auteurs indépendants ont émergé.
Mais, l’aura des mélos flamboyants demeure. L’image de leurs stars aussi. Celle de Soad Hosni ne déroge pas à la règle, avec sa fin mystérieuse. L’actrice est morte en 2001 à Londres, où elle se serait suicidée. Mais ses fans doutent encore de cette version qui vient brouiller l’image d’une femme volontaire, dynamique, pleine de passions gravées à jamais dans la pellicule.
revisiter un patrimoine
Née à Beyrouth, Rania Stephan est diplômée en cinéma à la Trobe University de Melbourne en 1982, et en 1986 à Paris. Monteuse, elle a aussi collaboré en tant qu’assistante à la réalisation avec Elia Suleiman (Intervention divine, 2002) et Simone Bitton (Le Mur, 2004, Rachel, 2009). Elle-même s’est lancée dans la réalisation de documentaires bruts, des vidéos de création, parmi lesquels Tribu (1993), Baal et La Mort (1997), Arrestations à Manara (2003), Terrains vagues (2005), Liban/Guerre (2006). Dans ses films, elle investit peu à peu les traces de l’identité orientale qui surgissent, ou s’effacent.
Le charisme de la star égyptienne et son destin tragique l’ont interpelée. En évacuant toute approche biographique, la réalisatrice s’est concentrée sur la figure de l’actrice dans ses rôles. Les Trois Disparitions de Soad Hosni évoque en effet la vie de la star uniquement à travers des extraits de ses films, charpentés comme une exploration de son vécu et de ses différentes images. Par son premier long métrage, Rania Stephan prolonge ainsi des voies familières aux cinéastes libanais, sensibles à la mémoire, tout en se démarquant des sujets imprégnés des traumatismes de la guerre. Son approche transgresse les frontières pour questionner justement celles du cinéma.
Les Trois Disparitions de Soad Hosni remet en lumière la figure emblématique d’une actrice en ressuscitant les pans d’un cinéma qu’elle a fait vivre. A partir de plus de soixante-dix films, disponibles en VHS dans des rayons de vidéo clubs au Caire, Rania Stephan a constitué une base précieuse pour développer son projet. Elle propose ainsi une alternative à la désaffection des vues du passé qui marque le cinéma contemporain égyptien, peu soucieux de conserver efficacement son patrimoine. L’image de Soad Hosni revit à travers extraits et dialogues, soigneusement montés pour composer une méditation en trois actes sur sa vie flamboyante à l’écran.
Et c’est une approche sensible, plastique, qui guide ce portrait reposant sur le montage. L’actrice y est vue comme par elle-même, à travers elle-même. Soad Hosni devient le vecteur charnel entre réalité et imaginaire. Son corps semble un révélateur qui embrasse les évolutions d’une femme de son époque et les sublime. Sa chair exposée emplit majestueusement l’écran malgré la texture altérée des supports, beauté et dégradation se rejoignant symboliquement en un destin commun aux corps et aux images.
remonter les temps
Les Trois Disparitions de Soad Hosni paraît ainsi éclairer trois zones d’histoire en mutation. La première est celle du cinéma égyptien, des mélos en noir et blanc aux histoires réalistes, en passant par la vogue hollywoodienne jusqu’aux drames contemporains. Une autre effleure l’évolution de la société égyptienne depuis la révolution de Nasser, qui transparaît à travers les thèmes des films montrés. La troisième suggère les transformations du statut de la femme, au diapason des mouvements de la société égyptienne. En explorant les apparitions puis les effacements de Soad Hosni, Rania Stephan organise son portrait comme une fiction aux accents biographiques estompés. Les premiers plans campent la figure de l’artiste en méditation sur des toits. Le prologue valorise son rôle de Nahed, une femme poussée à se souvenir. Mais le passé d’avant le cinéma reste flou pour une actrice qui a l’identité de toutes les femmes. Elle est Fatma, Nawal, Chaira, Laila, Zeïnab… comme le disent les sous-titres qui défilent. Et elle court vers l’horizon, comme pour s’échapper ou se trouver.
L’Acte 1 campe la comédienne en fille de bonne famille dans le contexte joyeux des années 1960. Les images s’enchaînent sur ses mouvements. Des scènes se répondent. Les baisers fougueux s’étalent plein écran. “Tu sais que l’image te ressemble beaucoup ?” demande un partenaire tandis que Soad joue la comédie d’un tournage, affichant ses minijupes et ses shorts. C’est l’époque des musicals inspirés d’Hollywood, revus en mode oriental.
Dans l’Acte 2, il s’agit de “saisir la vie comme ça”. La star se promène en tenues affriolantes, démultipliée dans le cadre comme un emblème de la femme rêvée. Elle attire avec “ces jambes de marbre, cette poitrine, cette taille…” comme le déclament ceux qu’elle fait fantasmer. Elle emballe les prétendants en auto, au rythme du jerk. Ce sont les années de la pop et de la vitesse. Elle court en maillot, enfile toutes sortes de tenues, sans cesse transformée, toujours elle-même. ”Tu ne seras jamais un souvenir”, estime un amant délaissé qui la conserve à jamais dans sa mémoire. Le mythe opère, sa présence colle déjà à la rétine. La caméra détaille sa longue taille, les ralentis décuplent ses étreintes. Elle pose, disserte de l’amour : “La femme est une rose, dit-elle, elle a besoin du jardinier qui l’arrose d’amour et de tendresse.” Par un effet de montage, on la voit dialoguer, adulte, avec un personnage de femme-enfant joué quelques années plus tôt. Comme si elle se regardait à distance, abolissant le temps. Des fins se succèdent avec des happy-end qui annoncent les engagements, le mariage.
L’Acte 3 est celui des souffrances, des tourments de l’épouse. Elle est encerclée par les ennuis de la vie, la trahison. Elle trébuche dans des escaliers. Les scènes sont plus sombres. Elle figure une bourgeoise perdue hors de ses quartiers. Des adieux, des amours impossibles se succèdent. Les couleurs délavées s’accentuent. La mort rôde. On parle de divorce. La femme est devenue celle qu’on gifle, qu’on brutalise, qu’on viole, la coupable rejetée au milieu de la foule. La solitude surgit d’images assombries, la cadrant enfermée dans une voiture, comme si sa beauté ne pouvait être acceptée plus longtemps. Des images de pendules, de temps scandé se succèdent. Des vues d’hôpital, de femme accidentée, de morgue annoncent la fin de l’icône, la fin du film.
Dans l’épilogue, un lecteur de cassettes VHS et un vieux poste de télévision laissent défiler au ralenti la star dansant, toute de rouge vêtue. En off, la voix de Soad, comme sortie d’un autre film : “Nous sommes tous les enfants de Naïma la danseuse, les enfants dépassés par le monde en marche. Chaque fois qu’on essaie de se relever, on retombe écrasés par notre fardeau ne sachant pas s’il faut se haïr ou haïr le monde. La solution alors ? C’est de bien se connaître, ne pas regarder derrière ni sombrer dans le présent mais regarder devant, toujours devant.” Puis le rouge sursaturé envahit tout l’écran et se délite jusqu’au noir final.
incrustations d’une icône
Les effets visuels qui soulignent l’usure des images semblent rendre hommage aux VHS qui ont révolutionné la diffusion des films à domicile tout en sonnant le glas d’une certaine suprématie du cinéma égyptien. Mais les altérations des bandes utilisées renvoient aussi à l’altération de l’image de la star, peu à peu effacée et aujourd’hui lointaine aux yeux des spectateurs. En s’appropriant ses scènes jouées pour les revisiter, les remodeler, Rania Stephan conçoit un montage signifiant qui fait corps avec son personnage pour esquisser des lignes de récit. Pourtant, les mouvements d’images sont moins montés en fonction d’une histoire à lire que dans l’optique de jeux formels constructifs. D’ailleurs, Rania Stephan cite volontiers Jean-Luc Godard comme référence, mais aussi des photographes, des artistes attachés aux dispositifs. Les Trois Disparitions de Soad Hosni s’apparente ainsi à un travail de réalisatrice plasticienne, attachée à creuser la persistance des images pour en fixer l’écoulement. Elle termine son montage le 26 janvier 2011, le jour de l’anniversaire de Soad Hosni, mais aussi le deuxième jour de la révolution égyptienne en marche. Ce geste induit comme une incrustation supplémentaire de la star dans les mouvements actuels de son pays. Une ultime impression de l’âme d’une artiste, au corps disparu mais encore visible.
Michel Amarger (décembre 2012)
Une tragédie en trois actes - Entretien avec Rania Stephan
Que représente pour vous Soad Hosni ?
C’est la vie, l’amour, la mort, la violence, les images, la représentation. C’est tout un monde, une constellation, c’est le cinéma ! Ce film est un travail très personnel et universel à la fois, car faire un film sur une actrice morte, sur le cinéma, c’est d’une certaine manière faire revivre quelqu’un en images, et cela touche quelque chose de très profond et souterrain en moi, en même temps qu’il restaure une part de notre mémoire collective. Pendant tout le temps du travail, j’avais en tête cette phrase très juste de Jean-Luc Godard : “La représentation console de ce que la vie est difficile, mais la vie console de ce que la représentation n’est qu’une ombre.”
Comment est venue l’idée de faire un film sur elle ?
C’est un désir ancien et “désirer” c’est “regretter l’absence de”, selon le Petit Robert. Ce matériau a longtemps exercé sur moi une grande fascination. Lorsque j’étais étudiante en cinéma en Australie, aux antipodes du monde arabe, je suis tombée un jour par hasard sur des films populaires égyptiens avec Soad Hosni. Le système académique occidental n’enseignait pas le cinéma arabe et ces films étaient décriés par les critiques qui défendaient un cinéma arabe engagé contre les films populaires qui “endorment les masses”. J’étais subjuguée par la beauté, la grâce et le talent de Soad Hosni. Elle avait l’appeal des stars hollywoodiennes et le talent des vraies actrices. Ses films procuraient du plaisir au spectateur et un intérêt pour les préoccupations d’une jeunesse arabe qui se cherchait. Le choc éprouvé à la vision de ces films m’a conduit à faire mon travail de mémoire universitaire sur elle. Cette fascination ne m’a jamais lâchée.
Comment ont été choisis les films utilisés dans votre portrait ?
Je suis quelqu’un d’obstinée. J’ai donc essayé de retrouver la filmographie complète de Soad Hosni ! Sur les quatre-vingt-deux films qu’elle a tournés, j’en ai trouvé soixante-dix-sept en VHS. Je voulais montrer les différentes facettes de son personnage cinématographique tout en insufflant des éléments de sa vie personnelle et en démontrant les changements qui se sont opérés dans le cinéma égyptien sur ces trente ans. Le film est travaillé par plusieurs niveaux de lecture.
Quel a été votre fil conducteur pour entreprendre le montage et construire le film en prologue, actes et épilogue ?
Le film s’est construit comme une tragédie en trois actes où une actrice morte essaye de se souvenir de sa vie et de sa carrière. Sa mémoire revient par fragments, par soubresauts. Le souvenir, le rêve ou le cauchemar sont utilisés comme des ressorts narratifs avec leurs éléments constitutifs tels que les répétitions, les récurrences, les condensations, les omissions, les hésitations, des flashback et fastforward. Le film parle de Soad Hosni l’actrice, de sa “persona” comme on dit, et non pas de la vraie personne que je n’ai pas connue. Elle a eu une fin tragique ; il fallait théâtraliser son histoire pour mettre en évidence cette différence entre le personnage cinématographique et la vraie personne.
Quel sens pourrait avoir ce jeu insistant avec la texture des VHS ?
En travaillant la matière au montage, le VHS est entré dans la narration même du film. La trame noire du VHS, avec sa texture particulière et sa neige grésillante, est devenue la trame même de la mémoire de l’actrice qui essaye de se souvenir. Dans les premières images, les souvenirs surgissent de ce noir scratché du VHS.
Etes-vous nostalgique de ces anciens supports ?
Nostalgique non. Mais j’aime le cinéma. L’image sur pellicule est unique, irremplaçable. Elle est ancrée dans ma mémoire. J’aime cette image, elle m’émeut beaucoup. Avec le VHS, ce qui a commencé comme un travail d’archive et de recherche est devenu le matériau même du film et une passion en soi. J’ai adoré cette image imparfaite, baveuse, floue, imprécise, imprévisible, mystérieuse et libre. Elle a trait un peu avec la peinture. Mais c’est une image déjà oubliée, remplacée par l’image DVD. Le numérique essaye désespérément d’imiter le 35 mm sans vraiment y arriver. Je trouve qu’il faut utiliser chaque support pour ce qu’il est et ne pas essayer de camoufler un support par un autre.
A qui est destiné ce portrait de star égyptienne ?
Je ne l’ai pas fait pour un public particulier, arabe ou occidental. Je crois que l’histoire et le destin de Soad Hosni transcendent le contexte culturel d’origine. Le film montre le destin tragique d’une actrice, d’une femme, dans sa jeunesse, sa gloire et sa maturité ; l’énorme travail qu’elle a fait dans sa vie et tout ce que son corps a subi, ses amours, ses joies et ses peines, sa douleur et le temps qui passe. C’est une histoire qui dépasse sa référence culturelle d’origine.
Quel souvenir avez-vous de la projection du film pour le prix Renaud-Victor à la prison des Baumettes à Marseille pendant le FID ?
C’était un moment très fort et précieux. Voir l’histoire tragique de cette actrice, cette femme belle et talentueuse se déployer devant les détenus, dans ce milieu clos, contraint, était incroyable. Ils étaient très émus et sensibles à son destin. Ils ont posé des questions à l’infini, sur sa vie, son histoire, sur l’Egypte et le cinéma, sur moi en tant que réalisatrice arabe, sur le documentaire, la fiction, sur la beauté et la mort… Je crois que la discussion a duré deux heures. C’était passionnant.
Que vous a appris cette expérience ?
Elle m’a appris qu’émouvoir le spectateur d’une manière intelligente et non pas marchande était difficile mais nécessaire pour faire passer des choses importantes dans un film. J’ai compris surtout que la beauté sauve l’âme.
Propos recueillis par Michel Amarger, février 2012.