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Arrêt sur image - Mirages

Arrêt sur image - Mirages
Dans Mirages, Olivier Dury suit un convoi transportant des migrants à travers le Sahara jusqu’aux portes de l’Algérie. Sans commentaires, les images de ce voyage aux conditions effroyables collent longtemps à nos rétines. Décryptage d'un photogramme à la 12e minute, par Françoise Coupat.

L’oracle est dans le sable

Nous sommes embarqués à bord d’un véhicule. On roule, on suit quelque chose qui roule. “Qu’est-ce que tu vois ?” sera la question posée sur cet arrêt sur image. Le cinéaste dit en préambule : “Je ne sais pas ce que j’ai vu.” Il faut deviner.

Des hommes enrubannés, aux turbans colorés, harnachés ensemble, juchés sur roues, emportés à tombeau ouvert sur des camions en plein désert partent quelque part. Plus tôt, un homme armé d’un long morceau de bois, frappe – un moment j’ai craint qu’il tape sur des corps ; il tasse les sacs pour gagner de la place ; puis voici d’autres morceaux de bois clair pour fixer les corps assis, les jambes pendant à l’extérieur de la plateforme du camion ; morceaux de bois coincés dans l’entre cuisses, comme des sexes érigés tenus à deux mains, parfois entourés d’un tissu pour que les frottements abîment moins, bois secs qui calent l’ensemble compact, aidant la sculpture à tenir dans la vitesse, malgré les bonds. Sculpture roulante, ou chaque corps a trouvé sa place, qui en coinçant son épaule contre un genou, qui en déplaçant des orteils qui ne lui appartiennent pas, pour les déposer sur sa propre sandale afin d’assurer au mieux sa périlleuse position debout ; qui en dévissant son buste pour se caler dans le mou des autres corps qui respirent, suent, et fixent le futur ou le présent ou le dedans. Et tous les visages à tout vent, couverts ou non. Masques travaillés à même la peau : croûte faite de sable soufflé par le vent et la vitesse, collé aux giclures des moteurs et de tout ce que l’air trimballe, ou masques aveugles faits de foulards ou d’écharpes colorés, l’un troué d’un accroc minuscule, la plupart, lunettes fichées sur le dessus du crâne. Ils supportent. Ils se supportent. Ensemble.

Pourquoi supportent-ils ? “Pour trouver une solution” dit l’un des transporté. La solution : partir, quitter, se séparer d’avant, chercher l’avenir.

Un large et long ruban de route bitumée laissé derrière eux, puis vient la piste, le sable. Ça devient flou. Devant est deviné. La caméra plonge dans les marques profondes laissées par les pneus, aussitôt effacées.

Dans la nuit et le jour, à travers le nuage de sable, le cinéaste fixe les deux camions plein d’hommes entassés de plein gré partant vers leur solution, des hommes qui ont payé pour changer le sens, la vitesse de leur histoire, sans la quitter des yeux. Croire que rien ne les laissera au bord de la piste, ne les fera rater leur solution. Accompagner à la seconde ce huis clos à ciel ouvert d’où tout peut arriver. Temps suspendu de l’extraordinaire.

Voir, “enregistrer” et “être avec”. Mirage, admirablement filmé, à exacte distance pour que jamais ne disparaisse le sentiment de danger et de dureté mêlé à la foi tenace qu’un jour on arrivera au but. Continuer à voir, à s’éclaircir la pensée, et garder son objectif sans se laisser distraire par même un garçon sur le bord de la piste qui vient d’on ne sait où. Filmer l’espérance comme une tension partagée. Une hypothèse tentée. Fixer l’espoir, fixer ces visages qui consentent.

Les dessins du passeur à même le sable disent au cinéaste qu’ils vont bientôt arriver à destination. Tous ? “Ils seront en Libye. Ils marchent très bien. Tu vois. Ils sont sans soif.” Le mage répète dans le sable les hiéroglyphes : “Tous ces gens-là ils sont ensemble, tu vois. Ils sont ensemble, oui.”


Ai-je bien vu, aussi ? Une étoile filante au milieu des étoiles presque fixes ?

 

Françoise Coupat, décembre 2009.