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Xaraasi Xanne, une œuvre en spirale
Vous avez dès 2006 réalisé des films sur Somankidi Coura. Qu'est-ce qui vous a amené à réaliser avec Bouba Touré Xaraasi Xanne ?
J'ai rencontré Bouba Touré étant enfant – c'était un ami de la famille. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai commencé à m'intéresser à ses photographies : étudiant alors aux Beaux-Arts, je me suis rappelé de ses images militantes qu'il montrait après les dîners en famille. J'ai donc réalisé en 2008 un premier film sur Somankidi Coura, Coopérative. Bouba s'est à ce moment lui-même mis à réaliser des chroniques en vidéo dans la veine de son travail photographique amorcé dans les années 1970. Il avait commencé à faire des photographies dans les foyers de travailleurs pour y montrer les conditions de vie parce que les visites de non-résidents y étaient interdites. Nous avons commencé à discuter de la relation entre ses photographies, ses vidéos, les miennes.
Puis, vers 2011, des films ont resurgi : Safrana ou le Droit à la parole, film de Sidney Sokhona, un proche de Bouba à l'époque, tourné en 1976, qui raconte le projet de retour à la terre d'un groupe de travailleurs africains en France après leurs luttes dans les foyers et à l'usine. La fiction est basée sur l'histoire de l'Association Culturelle des Travailleurs Africains en France (ACTAF) et de celle de Bouba. Le tournage s'est passé simultanément aux stages agricoles du groupe qui fera son retour militant pour fonder Somankidi Coura en 1977.
Nous avons regardé aussi Nationalité : Immigré, l'autre film de Sidney Sokhona sur sa lutte au foyer Riquet, que Bouba avait projeté dans les cinémas à sa sortie et dont il avait gardé une copie 16mm. Et puis Bouba a récupéré des images 8mm filmées par les paysans chez qui le groupe avait fait ses stages agricoles. Des films militants et des archives produites par les premiers concernés parlaient de la même histoire et dialoguaient avec les archives de Bouba. C'est ce qui a déclenché le désir de faire un film à plusieurs voix, qui puisse restituer une partie de cette production d'images et l'histoire de ces luttes.
Xaraasi Xanne serait comme la somme de vos travaux antérieurs ?
J'ai passé quinze ans à écouter l'histoire de Bouba et des autres pour bien saisir la singularité de leurs gestes. Le choix d'un retour panafricain paysan s'est constitué suite à un long apprentissage et à une prise de conscience pendant les luttes. Ils ont fait le choix de bifurquer en comprenant les relations néocoloniales qui liaient paysans et émigrés pendant les famines du Sahel au début des années 1970. Le film a été une étape de plus dans la collaboration avec Bouba, dont le cœur, la base, reste ses archives et son rapport au temps. Bouba ne fait pas du cinéma, il voyage dans le temps comme il le dit dans l'un de ses films. Son rapport au monde, au temps, s'est construit en se vivant comme la réincarnation de son grand-père, ancien tirailleur africain. Comme les générations précédentes, Bouba a lui aussi été envoyé en France, tout en sachant qu'il allait falloir se libérer de la fatalité de l'émigration forcée et de la violence coloniale. Cette histoire a structuré le film qui a pris la forme d'un tourbillon temporel qui se déplace à partir de sa force d'inertie, où l'on passe constamment d'une époque, d'une géographie à l'autre. L'écriture de la voix off énoncée par Bouba en soninké et en français a constitué cette force centrifuge, sur laquelle sont venus s'agréger différents matériaux et des recherches sur un spectre élargi d'archives.
Le montage fonctionne en effet de manière cyclique, évoquant des cercles concentriques. Pouvez-vous nous parler de ce travail ?
Lorsque nous avons commencé à monter, j'avais une première maquette d'une heure qui dépliait une chronologie allant de l'arrivée des travailleurs immigrés en France, aux luttes dans les foyers et les usines – les différents mouvements solidaires et les famines dans le Sahel constituant le moment pivot du retour. C'était important pour nous que le montage crée des échos entre différentes périodes – l'agrobusiness et les famines de 1970, les plantations de l'époque coloniale, la même destruction des sols et des corps. Les discussions, collaborations et publications antérieures au montage autour de ces éléments, de ces archives, ont été fondamentales pour appréhender la complexité du montage final avec Chaghig Arzoumanian. Sans son œil, son écoute et sa patience pour naviguer dans cette archive qui n'en finissait pas de grandir, le film n'aurait pas pu se finir. Différents motifs reviennent dans le film mais la boucle reste ouverte, s'élargit plutôt et ne se referme pas.
Comment avez-vous procédé pour les parties sonores et musicales ?
Aux côtés de la voix off basée sur les récits de Bouba enregistrés au fil des ans, on a souhaité dès le départ écrire une voix chantée polyradiophonique, aux tonalités afrofuturistes. Nous avons travaillé avec les griotes Mah Damba, Sira Dramé, et la Radio Rurale de Kayes pour enregistrer les voix. Nous nous sommes appuyés sur deux pièces quadriphoniques de Jessica Ekomane, répétitives et aux modulations minimales, qui viennent tramer le film avec les voix. Sinon, nous avons travaillé sur le son et le choix des musiques de la même manière que pour les images. Le récit passe par les archives sonores, les musiques et les bandes-sons des films ; des voix se croisent en soninké, bambara, pulaar, wolof – les langues parlées au bord du fleuve Sénégal –, on entend la communication des termites et différents écosystèmes sonores, celui urbain des foyers et des manifs, du monde rural et de la savane. L'utilisation de la musique, du motif de la radio qui transmet des ondes sonores à travers l'espace et le temps a été au cœur du mouvement en spirale du film.
Parmi les séquences qui ponctuent régulièrement le film il y a le suivi via Google Earth du cours du fleuve Sénégal et des images de termitières. Quelles places occupent-elles ?
Les termites renvoient à plusieurs éléments : les termitières dans les cultures Bambara et Soninké sont des lieux habités par des djinns, des esprits – qu'il s'agisse de ceux des ancêtres ou d'autres. Lorsque le groupe d’agriculteurs s'installe sur le terrain, il faut s'assurer de l'accord des voisins : des termites et du chef du village. D'une part pour s'installer, puis pour se servir de la terre de termitières pour construire les canaux d'irrigation. Il y a une dette envers les termites chez qui on s'est installé, on leur reste toujours reconnaissant. Les termites c'est aussi le savoir, l'agro-écologie des anciens.
L'histoire de la coopérative, c'est une réflexion sur les technologies et les pratiques agricoles, sur les cosmos techniques, et les savoirs décoloniaux. Le groupe a voulu faire une agriculture qui soutienne et soit soutenue par les écosystèmes du bord du fleuve Sénégal, et qui s'affranchisse de l'idéologie du développement néocolonial et de la philanthropie capitaliste. Face à des monocultures intensives d'arachides ou autres subventionnées, qui abîmaient les terres et ne permettaient pas aux paysans de subvenir à leurs besoins, eux ont fait le choix de l'agriculture vivrière, diversifiée. Après des débats houleux, ils ont décidé de ne pas recourir à l'usage de tracteurs, afin que leur projet puisse être reproduit par d'autres n'ayant pas accès à cette technologie, mais aussi pour protéger les sols.
L'imagerie Google Earth qui suit le fleuve renvoie à la vision surplombante de l'ingénierie coloniale au service des Etats et des multinationales qui réalisent la soi-disant mise en valeur du fleuve, tels que les barrages, les aménagements des berges, tout en détruisant les écosystèmes. Le travelling sur le fleuve Sénégal permet un changement d'échelle et d'appréhender le personnage du fleuve : au cours du film il prend une autre dimension, il grandit, se charge des récits, des histoires de la coopérative et de la région avant de se jeter dans la mer.
L'on trouve également des extraits du film Traana (Migrant temporaire) que vous avez coréalisé en 2017 avec la compagnie Kàddu Yaraax à partir d'une pièce de théâtre de Bouba Touré. Que permettait cette échappée vers la fiction théâtrale ?
Bouba a écrit Traana en 1977. Nous avons eu la chance d'avoir l'opportunité de montrer le script à des membres de la compagnie dakaroise Kàddu Yaraax, qui ont souhaité l'adapter. En plus d'une pièce, c'est devenu un film de trente minutes dont des séquences se sont retrouvées dans Xaraasi Xanne. J'étais a priori réticent à l'idée d'ajouter l'espace du théâtre dans le film, il y avait déjà tellement de matériaux, mais la monteuse Chaghig Arzoumanian l'a testé et cela fonctionnait. Kàddu Yaraax fait du théâtre-forum 1 et a développé un large répertoire sur les questions de l'émigration, de l'écologie, comme de la condition des paysans et des pêcheurs depuis les années 1990. La pièce raconte l'histoire d'un exode rural au Mali, et traduire cette expérience dans le contexte d'un village de pêcheurs au Sénégal était passionnant. On pourrait, depuis la France, avoir le sentiment qu'il s'agit du même espace géographique, alors que ce n'est pas le cas. Cette échappée par le théâtre nous a permis de nous intéresser à la traduction entre les langues et aux générations des luttes. Enfin, on a voulu rendre sensible dans le film le rôle du théâtre immigré au sein des luttes de l'époque en France.
Comment l'histoire de Somankidi Coura a-t-elle fait école ?
Après l'implantation de Somankidi Coura, des personnes se sont investies au niveau régional pour mettre en place différentes structures : l'Union régionale des coopératives agricoles de Kayes (URCAK), la Radio Rurale de Kayes, l'Association des femmes de Somankidi Coura. Actuellement, à l'URCAK, l'écrasante majorité des membres sont des femmes. D'autres groupes paysans se sont organisés au sein des villages – pour certains constitués aussi de personnes venant de la diaspora. Non seulement ce projet a essaimé le long du fleuve Sénégal, mais il est très important en ce qu'il est panafricain. À Somankidi Coura, il y a ou il y a eu des personnes venues du Burkina Faso, de Guinée, du Mali, du Sénégal, de Mauritanie. Quand on parlait du devenir paysan à l'ACTAF dans les années 1970, des Antillais étaient aussi présents. À partir du début des années 1980, quand Bouba s'est réinstallé en France, il a endossé le rôle d'ambassadeur de la coopérative par ses images et ses récits. Le film s'inscrit à son tour dans cette histoire.
Bouba Touré est décédé en janvier 2022. Comment cela vous amène-t-il à travailler à la transmission de son œuvre ?
La question qui se pose est celle du devenir de ses archives. Nous allons commencer la digitalisation de ses négatifs, ce qu'il souhaitait, et nous réfléchissons avec ses proches et les ayants-droits quand et où déposer ses archives physiques. L'autre question est celle de la diffusion de son travail, Bouba faisait des images avant tout pour qu'elles circulent, qu'elles donnent lieu à des échanges, et cela doit continuer. Dans notre collaboration, il m'a fait une confiance incroyable pour utiliser ses images, il les a produites pour qu'elles soient transmises. Outre l'idée de créer une association pour aider à la diffusion, un site internet Semer Soumankidi Coura 2 pourrait devenir un lieu de ressources pour les archives de Bouba, pour l'histoire de la coopérative et pour les collaborations ayant déjà eu lieu, et devenir aussi peut-être un outil pour les gens de la coopérative eux-mêmes.
Propos recueillis par Caroline Châtelet, juin 2022.
1 Le théatre forum est une branche du Théâtre de l'Opprimé, développée par l'homme de théâtre brésilien Augusto Boal (1931-2009). Il soumet les pièces à discussions et interprétations du public. Les débats suscités permettent de mettre au jour des situations d'injustice et deviennent des leviers pour dépasser ces situations.
2 Semer Soumankidi Coura est déjà le titre d’un ouvrage publié sous la direction de Raphaël Grisey et Bouba Touré avec de nombreuses contributions, Les Presses du Réel, 320 p., 2019.