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Accompagner le mouvement
Dans quelles circonstances avez-vous réalisé votre premier film de danse, le court métrage Ta Katie t’a quitté ?
Le producteur Gildas Le Roux avait identifié plusieurs réalisateurs pour la série Une Danse, le temps d’une chanson. J’en faisais partie. Certains réalisateurs et certains chorégraphes se connaissaient, des binômes étaient déjà décidés. Pour d’autres chorégraphes, aucun réalisateur n’était encore associé. Gildas m’a présenté Valérie Rivière et nous a proposé Ta Katie t’a quitté de Boby Lapointe. L’énergie de la chanson correspondait bien à Valérie. Elle a créé sa chorégraphie d’abord seule, puis avec une autre danseuse [Caroline Bretons]. De mon côté, j’ai œuvré sur une scénographie que je voulais un peu éthérée, avec des esquisses de montagnes peintes qui flottaient sur un fond noir, à la manière d’une estampe japonaise. Pour le sol, j’ai récupéré de la sciure et j’ai composé des petits dômes de lumière avec le verre brisé d’une cabine téléphonique. La féérie du décor rejoint le caractère enfantin de l’interprétation de Valérie, qui centre sa chorégraphie sur le personnage de Katie qu’elle interprète. Le film a été tourné en 16mm, il garde cette douceur que l’on ne trouvait pas encore dans l’image vidéo.
Dans le film, il y a un bel équilibre entre les plans séquences et un découpage précis.
Valérie m’a présenté sa chorégraphie. J’ai ensuite préparé un découpage composé de faux raccords, où l’on fait des bons dans l’espace entre les plans afin de rompre avec toute idée de réel et de temporalité. A l’ouverture du film, Valérie interprète sa chorégraphie à l’envers, que l’on a ensuite remise à l’endroit au montage. Cet effet discret crée une sorte d’apesanteur qui déconnecte le spectateur de l’univers de Boby Lapointe. C’est pour moi une introduction “psychologique” au reste du film. On retrouve ce type de prémisse dans certains de mes autres films. Il s’agit d’un moment visuel, parfois hypnotique. Dans ce film, ce plan apporte une fragilité aux gestes et à la personnalité de Katie.
Comment avez-vous rencontré la danse hip-hop ?
Après Ta Katie t’a quitté, l’écriture d’un projet de documentaire sur un panorama de la danse contemporaine m’a permis de préciser une direction que j’ai gardée pour le moment : traiter en alternance de la “danse contemporaine” telle qu’on la nomme et de la danse hip-hop. Je suis quelqu’un qui vient de banlieue, et en découvrant la compagnie Black Blanc Beur, j’ai retrouvé une énergie qu’il y avait dans le rock que je pratiquais à l’époque. J’ai été touché par la démarche des jeunes avec qui Christine Coudun et Jean Djemad travaillent. Je voyais dans le hip-hop cette même “rébellion” ou volonté de s’inscrire différemment qu’il y avait dans la “non-danse”, une sorte d’anti-démarche. Les Pieds sur scène est un film sur la construction humaine. Christine accompagne assez maternellement ces danseurs qui sont de jeunes professionnels. Elle les fait grandir en les amenant à découvrir de nouvelles figures au cœur même du vocabulaire de la break dance. Pendant ce projet, elle a créé une danse de couple uniquement avec du break, ce qui était une réelle gageure. Elle s’est battue pour imposer un break au féminin à l’égale du break masculin, ce qui n’était pas gagné dans la communauté des danseurs hommes.
Est-ce que filmer le hip-hop implique des choix de réalisation particuliers ?
J’ai quelques règles de tournage qui valent autant pour le hip-hop que la danse contemporaine, mais le hip-hop est vraiment très complexe à accompagner avec une caméra. Les danseurs sont tellement fulgurants parfois dans la traversée d’un plateau ! Je filme toujours avec une caméra placée à peu près au niveau du centre de gravité des danseurs. Dans le film documentaire, je ne veux pas d’une caméra dominante ou dominée qui induirait un quelconque message. Une position médiane préserve à mon sens une lecture telle que la chorégraphie a souhaité nous la présenter. Je complète cette approche avec différents cadres, toujours dans l’objectif de rapporter ce que j’ai ressenti en tant que spectateur. Je peux ressentir le besoin de cadrer plus intimement les danseurs : capter des regards, des relations, des échanges corporels. J’aime ne pas rompre le plan, et par un lent zoom arrière, sortir de l’intimité pour retrouver la danse dans un plan plus large. L’autre règle importante que j’ai adoptée pour Les Pieds sur scène : ne jamais faire de mouvement de caméra qui anticiperait une action. J’accompagne la danse, je la suis avec le naturel d’un regard ; si elle m’échappe je reviens sur elle souplement, je n’hésite pas à plonger sur un détail où elle se concentre. J’essaie de sentir son rythme, sa respiration.
Un Temps autre est construit autour de plusieurs chorégraphies de Myriam Gourfink : Les Temps tiraillés, Corbeau, Choisir le moment de la morsure et Marine. Comment le film rend-t-il compte de la spécificité de ce travail ?
Ici, les enjeux sont différents. Myriam est une chorégraphe de l’intériorité ; elle s’appuie sur les techniques que l’on apprend dans le yoga. Elle utilise le filtre de la lenteur maîtrisé par le souffle, pour créer “une danse suspendue dans un temps suspendu”. Ce qui différencie ses œuvres tient à ses recherches dans l’utilisation des sens et à l’angle nouveau qu’elle adopte à chaque fois. Le montage du film donne à ces différentes pièces une place bien précise. Corbeau est une pièce qui hypnotise par sa lenteur aérienne. L’extrait de Corbeau est venu naturellement prendre la place du temps “psychologique” qui ouvrait Ta Katie t’a quitté pour nous plonger dans un temps autre. La danseuse opère un mouvement à une vitesse extrêmement lente, à la limite du possible : combien de temps pourra-t-elle encore garder son pied dans cette élévation surréaliste ? Elle se trouve face à une grande souffrance corporelle mais un effet ralenti vient en effacer la sensation. On voit la tension musculaire, mais on ne lit pas la souffrance car elle est maîtrisée par le souffle. Dans une sorte d’apnée, je présente l’énergie de la chorégraphe qui s’inscrit psychologiquement dans le corps de son interprète, et je bascule sur la chorégraphe qui, en poursuivant le geste de sa danseuse, va nous ouvrir à son monde.
Le cœur du film s’articule autour des Temps tiraillés. A travers cette pièce dont j’ai suivi la création, on dissèque les thématiques de la chorégraphe par petits chapitres. J’ai eu envie de filmer son travail comme si j’opérais une pixilation, comme si je filmais image par image la croissance d’une plante. Pour rendre une semaine de travail en quelques minutes, j’ai adopté cette idée de tournage par courts plans espacés. J’ai essayé de montrer dans le même temps l’évolution de la danse, ses étapes, tout en restant en harmonie avec le rythme des respirations sur lesquelles sont construites les chorégraphies.
Un extrait de Choisir le moment de la morsure ferme le documentaire. Myriam y poursuit sa recherche sur le sens du goût. C’est dans Les Temps tiraillés, lorsque les danseuses entrent en contact par leurs trajectoires, que Myriam a fait ses premières tentatives de l’usage du goût. Le plus difficile à voir pour un spectateur, ce sont ces petites rencontres des corps, surtout quand il est un peu loin comme c’était le cas lors de la représentation au Centre Pompidou. D’ailleurs, quand l’espace scénique s’y prête, Myriam fait installer le public autour des danseurs.
Marine est une pièce qui précède Les Temps tiraillés ; c’est un solo où Myriam expérimente des torsions. J’utilise ce passage comme un retour sur elle dans le temps de création des Temps tiraillés. J’ai également filmé Myriam dans son studio pour illustrer la façon dont sa démarche évolue à partir des trois éléments fondamentaux que sont pour elle le souffle, le sol et l’air.
Comment avez-vous appréhendé les micromouvements qui naissent de l’association justement de ces trois éléments ?
J’ai approché ces trois éléments en mêlant des plans d’ensemble pour montrer les situations, des plans moyens qui s’attardent sur le déroulé d’un mouvement, et des gros plans qui permettent de capter les micromouvements et ce que Myriam nomme la “créature”. Dans le yoga, on exploite une double respiration : la respiration abdominale – partie basse des poumons – et la respiration usuelle – partie haute. Le passage de haut en bas permet de maîtriser son énergie, sa force, sa douleur et, dans le cas de Myriam, la lenteur. En ralentissant le geste du danseur, Myriam s’intéresse à la maîtrise du transport de poids et la façon dont il transforme le mouvement. Sans élan, la musculature ne travaille pas de la même manière ; là, elle doit maintenir le geste en suspension. Par ce biais, Myriam recherche un mouvement qu’elle considère comme plus ornemental, de l’ordre de la “créature”, que je cherche à illustrer en morcelant les corps. De la multitude de ces corps qui se frôlent naissent des images de créatures improbables : cinq jambes, plusieurs pieds... Personnellement, cela me fait penser aux montages photographiques de Pierre Molinier. Pour moi, la “créature” se trouve dans l’assemblage composite de plusieurs corps ; pour Myriam, c’est ce que devient la personne à travers tout ce processus, lorsqu’elle chemine intellectuellement en se concentrant à la fois sur son transfert de poids, sur son mouvement ralenti et sur la lecture de la partition. Avec tout ce procédé combinatoire, une danseuse ne peut pas aller plus vite que ce qu’elle nous montre. Myriam donne au danseur à la fois une liberté de mouvement et une liste de contraintes. Elle contraint l’action, la direction, parfois l’usage d’un membre. Elle peut décider que la danseuse passera d’une position au sol à une position debout, sans jamais se tenir en position verticale. C’est cette maîtrise qui est tout l’enjeu des Temps tiraillés.
Vous avez réalisé vous-même le montage. Est-ce difficile de couper cette continuité sur laquelle travaille la chorégraphe ?
Pour Myriam, la notion de rythme est très fugitive ; chaque danseuse incarne son propre rythme par le souffle. Dans la respiration, il y a le moment où l’on inspire, celui où l’on est gorgé d’air, celui où l’on développe, celui où l’on expire. J’ai principalement monté sur le coup d’archet de l’inspiration et du développé. Le choix des plans a été déterminé par la construction du sens en rapport avec ce que je voulais montrer, non par l’envie de préserver de jolis plans. Une séquence a été très importante pour le montage du film, une séquence du début qui s’articule autour des mains d’une danseuse qui respire dans un mouvement de yoga au sol. On décompose le mouvement à droite, puis à gauche, et les deux mains s’assemblent avant de repartir. Ce n’est que lorsque je suis parvenu à monter cette séquence que j’ai trouvé la solution pour le montage du film. La création de ce corps est un assemblage de plusieurs moments. C’est la reconstitution du corps par ces mouvements qui nous donne la réalité du personnage en train de faire un mouvement de yoga. Dans ce film en définitive, j’ai confronté la temporalité de la danse à la temporalité du montage, en essayant de trouver un juste équilibre pour traduire la démarche chorégraphique de Myriam Gourfink.
Propos recueillis par Damien Truchot, octobre 2013.
A voir : www.despasdesfigures.fr