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Ceux qui vont à l’abattoir

Ceux qui vont à l’abattoir
En Normandie et en Bretagne, des usines géantes transforment 24 heures sur 24 les bêtes vivantes – vaches, porcs ou poulets – en barquettes de viande sous film plastique destinées aux supermarchés. Dans ces sites industriels se concentre une extrême violence, celle faite aux bêtes tuées à la chaîne et celle faite aux ouvriers qui y travaillent dans des conditions insoutenables. C’est à ces hommes et femmes que la réalisatrice Manuela Frésil donne la parole de manière chorale, et par moment même chorégraphique, dans Entrée du personnel.

Quand avez-vous commencé à travailler sur le projet de Entrée du personnel ?

J’ai mis sept ans à faire le film. Pour moi, les films sont comme des poupées russes et un projet en engendre souvent un autre. J’ai réalisé un film sur un élevage industriel (Si loin des bêtes, 2003, Arturo Mio/Arte) suite à un autre film sur le mythe de la vie à la campagne (Notre campagne, 1999, Amip/Arte). Cela m’avait amenée en Bretagne à rencontrer des gens qui étaient pris dans le système agro-industriel de production. Un éleveur de porcs, bouleversé d’être accusé de maltraiter les bêtes, m’avait fait venir dans son exploitation. Les conditions de vie des bêtes que nous avons observées étaient épouvantables mais il ne le voyait pas. Mon premier film portait sur le malaise de ces éleveurs que le système industriel empêche d’être vraiment des éleveurs. J’étais alors entrée dans les abattoirs pour filmer l’aboutissement du processus.

 

Vous avez donc commencé à filmer dans les abattoirs il y a plus de dix ans ?

Oui, nous étions en 1999, en plein dans le scandale du poulet à la dioxine, qui succédait à celui de la vache folle. La filière du porc était fragilisée par une affaire de peste porcine en Espagne et au Danemark. L’union européenne mettait en place des directives sur le bien-être des animaux et la traçabilité. Les industriels, notamment les Bretons, étaient encore très fiers de “nourrir la planète”, le grand enjeu depuis les années 1960, et très fiers de la modernité de leurs dispositifs. En rencontrant les ouvriers des abattoirs, je leur ai posé la même question qu’aux éleveurs : “Qu’est-ce que ça vous fait de faire ça aux bêtes ?” Mes interlocuteurs qui étaient des syndicalistes ont répondu que ce n’était pas leur problème. Eux, ils travaillaient à l’emballage, à la découpe ou dans le secteur frigorifique. Sur une usine de 2 500 salariés, seulement 35 sont à la tuerie, les autres travaillent la viande. Mais tous se plaignaient de douleurs aux épaules, aux muscles. Moi, j’ai été frappée du fait qu’ils souffraient à l’endroit même où ils découpaient les bêtes.

 

Les plaintes de ces travailleurs des abattoirs ont-elles été à l’origine de ce nouveau projet de film ?

Oui, j’ai été bouleversée de les entendre raconter ce qu’ils vivaient sur la chaîne, je n’imaginais pas que c’était aussi dur. On prétend qu’il n’y a plus d’ouvriers en France. En fait, il y en a encore beaucoup mais pas forcément là où l’on pense. Ils sont concentrés dans les zones rurales ou à la grande périphérie des zones urbaines. Les cadences n’ont pas cessé de s’accélérer et le travail à la chaîne, en tout cas dans ce secteur, est bien pire qu’il n’a jamais été. Une femme m’a parlé en pleurant d’une calcification à l’épaule qui l’empêchait de bouger. A son aspect, je la croyais près de la retraite, elle n’avait que 40 ans ! En agro-alimentaire, la France est le deuxième exportateur de viande de l’Union européenne, le troisième du monde. La recherche de compétitivité sur le marché international pousse en permanence à l’accélération des cadences, jusqu’à l’extrême limite. Dès les premiers entretiens avec les ouvriers, j’ai été touchée par la puissance de résistance de leur parole. Certes, ils sont enfermés physiquement et socialement dans cette usine qu’ils ne veulent pas quitter car chômer serait pire que tout. Mais ils ne sont pas dans une aliénation qui ferait d’eux les complices de leurs bourreaux. Ils sont très conscients de leur situation. Aussi détruits qu’ils soient, Ils savent bien où ils en sont et ils le disent d’une manière très belle. Mais pour moi, il était hors de question de faire du cinéma direct.

 

Rejetez-vous le principe même du cinéma direct ?

Non, en fait j’aime beaucoup le regarder mais je n’aime pas le faire. La responsabilité que l’on prend vis-à-vis des gens qu’on filme me met très mal à l’aise. Même si j’avais réussi à convaincre quelques travailleurs de prendre le risque de témoigner face à la caméra, je n’aurais pas voulu travailler en cinéma direct. C’est un dispositif qui risque de nous conduire les uns et les autres dans un endroit où nous n’avons pas décidé d’aller. De plus, je crains de ne pas parvenir à capter quelque chose d’intéressant, d’être dans une forme de portrait hagiographique un peu benêt. Il faut admettre que le cinéma fonctionne, quoiqu’on dise, dans une mise en scène de la cruauté.

 

Est-ce le réalisateur qui est cruel ou la réalité qu’il filme ?

Ce qui fait un film, c’est la cruauté du monde. Le cinéma est un art du récit et le récit se bâtit sur des obstacles et des dépassements. En fiction, ça ne pose pas de problème mais en documentaire, ça me fait peur. Je n’aime pas prendre un engagement vis-à-vis des gens si je ne suis pas sûre d’être en mesure de le tenir. J’ai très peur pour les gens que je filme. Dans ce film, il ne s’agissait pas de raconter l’histoire d’une personne mais celle de tous, car ils racontaient tous la même histoire. Ils étaient tous pris dans un destin qui leur paraissait sans échappatoire.

 

Est-ce ainsi que vous en êtes venue à une écriture chorale ?

Oui, l’histoire que je voulais raconter était celle de tous ces travailleurs, pris dans une multitude d’usines à la fois. Dès le départ, je savais que je ne pourrais pas tourner dans une seule usine car je n’aurais jamais pu convaincre un directeur d’abattoir de me laisser tourner en totale liberté avec ses ouvriers pendant quinze jours dans ses locaux ! Au total, nous avons tourné à l’intérieur de huit usines, auxquelles s’ajoutent six ou sept autres usines pour les extérieurs. Les tournages étaient toujours très brefs. Nous allions à la pêche sans repérage, au début sans savoir du tout ce que nous trouverions. Après, avec le temps, comme toutes ces usines sont organisées sur le même modèle, nous parvenions à anticiper.

 

Certaines scènes de travail à la chaîne sont dignes des Temps modernes. Comment se passent les tournages à l’intérieur des usines ?

Pendant les tournages, nous sommes toujours accompagnés par un cadre de l’usine qui contrôle nos images. Je suis obligée de jouer un jeu qui brouille un peu les cartes afin que l’opérateur puisse tourner avec plus de liberté. Mon chef opérateur, qui est aussi mon compagnon, a le talent de se rendre invisible ! Mais nous travaillons nécessairement en pirates. Lorsque j’enseigne le documentaire, que ce soit à la fac, à Lussas, au GREC, j’insiste sur le fait que filmer est une expérience partagée avec les gens qu’on filme. Mais moi-même, pour embrasser ce sujet, j’ai dû mettre entre parenthèses un certain nombre de normes théoriques et morales que j’enseigne. Cela me met dans une situation très désagréable. Si vous annoncez au directeur d’une usine un sujet sur la souffrance, vous n’y entrerez jamais. Il ne s’agit pas non plus de mettre en danger dans son emploi le cadre qui nous accompagne. La solution est de rendre les images tout à fait anonymes. Aucun indice ne permet de savoir où tel plan a été tourné.

 

 

Comment ont été élaborés les textes qu’on entend en off ?

D’emblée, en écoutant les ouvriers parler de leur vie, j’ai été saisie par la beauté de leur langage, j’ai perçu une parole poétique sur le réel. Il suffisait de la mettre par écrit pour que cela devienne de la littérature. J’ai commencé dans diverses usines par enregistrer en son seul quatre-vingts entretiens que j’ai tout de suite retranscrits. A partir de là, j’ai fait un travail de montage et de réécriture. La deuxième étape consistait à monter, à condenser comme dans un alambic, à décanter mais en m’interdisant d’inventer. Par ma formation, je suis monteuse. C’est peut-être ce qui explique mon malaise vis-à-vis du cinéma direct car le montage est la réécriture du réel. Il y a tout de même dans le film quelques moments de cinéma direct comme l’interview du tueur de porcs. Nous l’avions tournée dans un abattoir pour le précédent film et ce monsieur étant parti à la retraite depuis longtemps, il ne risquait plus rien. Mais le projet du film ne pouvait pas reposer entièrement sur une série de petits miracles.

 

La parole ouvrière vous a paru poétique. De quel point de vue ?

Quand on sait très bien où l’on en est, qu’on est très centré sur ce qu’on veut dire, le langage en un sens dépasse la pensée. Par exemple, un homme me dit : “Non, je n’ai pas gardé de relation intime avec la volaille.” C’était en réponse à ma question : “Est-ce que vous avez gardé des amis ?” Cela dit beaucoup sur cette relation intime avec la chair. J’ai trouvé que, particulièrement dans le secteur de la volaille, cette relation avait quelque fois un côté obscène, toute cette chair rose avec ces trous béants, cette accumulation de viscères…

 

Vos principes de mise en scène avec très peu de sons synchrones se sont-ils tout de suite imposés ?

Oui, je voulais que la voix off soit déconnectée de la personne qu’on voit à l’image. Mais au montage, ça nous a posé beaucoup de problèmes. J’ai travaillé avec un monteur très expérimenté mais il nous a fallu plusieurs semaines pour empêcher que la parole absorbe le visage, pour empêcher que le spectateur attribue automatiquement les mots entendus à la personne filmée, ce qui aurait été une trahison insupportable. Il fallait trouver une écriture qui fasse sentir que la voix n’appartient pas à cette personne qu’on voit mais à une personne qui lui ressemble. Notre travail avec les comédiens a aussi été très difficile car je ne voulais pas non plus qu’on sente que cette voix avait été réécrite.

 

Ces textes se situent entre l’oral et l’écrit. On n’entend pas de bégaiement, pas l’hésitation d’une pensée qui se cherche.

C’est une des premières choses qui m’avait frappée dans les paroles entendues, leur netteté, l’absence d’hésitation. Les personnes étaient la plupart du temps des syndicalistes, ou des syndiqués. Leur pensée ne se cherchait pas, elle s’était trouvée.

 

Comment vous est venue l’idée de pousser la théâtralisation jusqu’à mettre en scène ce moment de mime collectif devant l’usine ?

A partir des années 2000, entrer dans les usines est devenu beaucoup plus difficile. Il nous a fallu une année entière pour obtenir la dernière autorisation qui nous manquait. Comme on ne savait pas si on l’obtiendrait, il fallait trouver des solutions. L’usine étant une forteresse, je voulais aller au pied de ses murs filmer l’impossibilité d’y entrer. Comment mettre en scène cette idée un peu abstraite ? En discutant avec les syndicalistes, l’idée s’est précisée de les photographier à l’extérieur, au plus près de la limite autorisée, tels qu’ils sont, non dans l’usine, mais dans la vie. Certains sont venus habillés en sportifs, en syndicalistes, mais ça s’est vite épuisé. Et c’est à ce moment qu’est venue l’idée de leur faire faire le geste du travail à vide. Car le travail – même s’il n’occupe que 35 heures par semaine – envahit toute leur vie. S’ils n’avaient pas été protégés par leur mandat syndical, ils auraient pris de gros risques.

 

Par rapport à vos films précédents, votre démarche s’est-elle radicalisée ?

Oui. A l’exception de mon film de fin d’études à la Fémis, Terre-Neuvas (1993), c’est le seul film où j’ai fait exactement ce que j’ai voulu. Dans tous les autres films que j’ai réalisés pour la télévision, j’ai fait des concessions. Là, je suis allée où je voulais aller. Nous avons reçu du CNC une aide au court-métrage mais, malgré le prix au FID, aucune télévision ne l’a retenu.

 

Vos prochains projets ?

Mon cycle “paysans et travail” est achevé. Je travaille en ce moment sur la sexualité des femmes africaines immigrées, plus précisément sur la transmission de la féminité dans l’immigration. Ce sujet qui me tient depuis longtemps à cœur m’a conduit à me rapprocher d’associations de femmes africaines. Faire comprendre qu’il y a de l’amour, de la séduction, du désir dans des situations qu’on imagine très aliénées, ça me passionne. Je réfléchis à un autre sujet tout à fait différent : le tribunal administratif. Je voudrais, grâce au cinéma, rendre concrète l’idée très abstraite de la séparation des pouvoirs. Le tribunal administratif est un véritable contre-pouvoir et c’est très important les contre-pouvoirs ! Ce qui m’est devenu évident après Entrée du personnel, c’est qu’il ne faut pas renoncer à raconter les choses qu’on ne peut pas capter en direct. Qu’il s’agisse de la transmission de la féminité chez les femmes africaines ou du tribunal administratif, l’important ne se donne pas à voir.

 

Propos recueillis par Eva Ségal, avril 2012.