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Quand l’homosexualité était révolutionnaire

Quand l’homosexualité était révolutionnaire
La Révolution du désir retrace l’histoire du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), fondé en 1971 dans la foulée de Mai 68 et du MLF, et ses liens avec des intellectuels tels Guy Hocquenghem, Françoise d’Eaubonne et René Schérer. Facette importante de l’histoire intellectuelle et politique française du début des années 1970, cette histoire du FHAR est pourtant documentée par un Italien. Et pour rester dans le paradoxe, Alessandro Avellis a commencé à travailler le sujet par une fiction, Ma saison Super 8, avant d’en tirer ce documentaire. Entretien.

“Prolétaires de tous les pays, caressez-vous !” Tel est l’un des slogans du FHAR, fondé officiellement le 12 mars 1971. Jusque là, les revendications de Mai 68 n’avaient pas ciblé le couple. Via le MLF, les femmes, les premières, trouvent enfin le catalyseur de leur émancipation. Pressée de sortir de la clandestinité des pissotières et des revues vendues sous le manteau comme Arcadie, l’homosexualité va, grâce à une poignée de militants, et au départ surtout de militantes, se revendiquer en pleine lumière. Finis les “Vivons heureux, vivons cachés”, place aux “Nous sommes des machines à jouir”. Lesbiennes, pédés, et même transsexuels font enfin entendre leur voix. Or en quelques mois, les différences de leurs revendications finissent par les opposer plutôt que de les rassembler. Dès 1973, le FHAR aura volé en éclats. Mais dans l’intervalle, des avancées spectaculaires auront été obtenues sur la pensée de l’homosexualité, et sera apparue une figure majeure dans ce jeu de la vérité : Guy Hocquenghem. Réalisateur de sept courts métrages, né en Italie en 1975, et vivant à Paris depuis 2000, Alessandro Avellis, rend hommage à cette étape capitale de la vie intellectuelle et politique de la fin du XXe siècle. Mais les préoccupations politiques d’Avellis ne s’arrêtent pas là : il a aussi réalisé en 2007 le documentaire Les Règles du Vatican, sur la dérive réactionnaire du Vatican et l’état critique de la laïcité en Italie, et en 2008, Transseizième, sur la campagne électorale de la comédienne transgenre Pascale Ourbih, tête de liste des Verts pour les municipales dans le XVIe arrondissement à Paris. Depuis, Alessandro Avellis est revenu à la fiction avec Paname.

 

 

 

Tu es né et as grandi en Italie. Pourquoi es-tu venu t’installer en France ?

Je suis arrivé à Paris en 2000, à l’âge de 24 ans. A l’époque, le cinéma italien était particulièrement moribond. Je me disais que le système de production français pouvait s’avérer plus propice pour mes projets. Mais il y avait aussi une raison culturelle : j’ai grandi en regardant des films français comme ceux d’Eric Rohmer. Au départ, ça m’a donc paru naturel de venir ici. D’ailleurs, on me disait toujours que les premiers courts métrages que j’avais commencé à tourner en Italie avait un “style français”.

 

C’est quoi la différence entre le style italien et le style français ?

Le cinéma italien est resté un peu bloqué sur le néo-réalisme. On lui reproche souvent d’être un peu prisonnier de la réalité, du quotidien. Mais bon, chaque pays traîne ses casseroles. Dans les années 1990, en France, on parlait de néo-Nouvelle Vague alors qu’en Italie, on parlait de néo-néo-réalisme. Cela dit, aujourd’hui, en Italie, il y a un effort visible de construction d’histoires, ce qui le rapproche du cinéma français. Disons, pour caricaturer la différence, que le cinéma français s’attache beaucoup au scénario, au risque de ne pas suffisamment intégrer ce qui se passe sur le plateau, alors que le cinéma italien est davantage du côté de la captation documentaire. Je me souviens avoir lu un entretien de Pialat dans les années 1990 dans lequel il se plaignait de la prééminence du scénario dans le processus de financement d’un film en France. Il disait que s’il avait commencé dans les années 1990, il n’aurait jamais pu monter ses films.

 

En quoi les commentateurs voyaient-ils dans tes courts métrages un style français ?

Mes premiers courts métrages ont été qualifiés de “Rohmer gay”. Disons que dans mes fictions, j’essaie de dépasser le quotidien, de le réinventer, que des scènes du quotidien prennent une dimension bizarre. Par exemple, dans un film comme La Femme d’à côté de François Truffaut, un personnage doit donner une lettre à un autre, et on le voit, en alerte, chercher de gauche à droite, dans la foule, le destinataire de la lettre. Là, Truffaut prend son point de départ dans le quotidien mais le transforme en cinéma. Alors que dans le cinéma italien, on verrait juste le premier personnage donner la lettre au deuxième. Mise ainsi en scène, cette lettre devient très mystérieuse et importante, le spectateur se demande quel peut bien être son contenu.

 

Comment t’es-tu intéressé au FHAR ?

J’ai commencé par rencontrer des militants de l’époque, en particulier le cinéaste Lionel Soukaz, qui m’a beaucoup parlé de Guy Hocquenghem. De fil en aiguille, j’ai eu l’occasion de rencontrer le philosophe René Schérer, de voir les films de Carole Roussopoulos. J’étais de plus en plus intrigué par la figure de Guy Hocquenghem. Pour moi, il est davantage qu’un militant homosexuel flamboyant : il est carrément un philosophe. Il a été formé par René Scherer qui a été en quelque sorte son pygmalion. Puis, Hocquenghem a développé toute une philosophie sur l’homosexualité, sur les rapports entre homosexualité et hétérosexualité. Deleuze le respectait, le considérait comme un vrai philosophe. Au moment où Deleuze et Guattari publient L’Anti-Œdipe en 1972, Hocquenghem remet en cause lui aussi le concept freudien de complexe d’œdipe. Selon Hocquenghem, contrairement à l’idée reçue, l’homosexualité n’est pas forcément la recherche du même que soi, mais peut, au contraire, être recherche d’altérité. Hocquenghem a toujours été très sensible à la figure de l’étranger, de l’immigrant.

 

Y avait-il un mouvement comparable au FHAR dans l’Italie de l’époque ?

Oui, et j’en fais écho dans le film. Cela dit, l’Italie a toujours été plus rétrograde que la France sur la question de l’homosexualité, l’une des raisons étant sans doute la présence du Vatican sur le sol italien. C’est l’un des motifs qui m’a poussé à venir m’installer en France. Ensuite, on ne peut pas dire que l’élection de Berlusconi m’ait encouragé à rentrer en Italie...

 

Comment es-tu passé de la curiosité sur le FHAR à la décision d’en faire un film ?

Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de film qui témoignait de cette époque, ni même de livre. C’était passé un peu sous silence alors que ça me paraissait être crucial comme moment pour la vie intellectuelle et politique française. Très vite, j’ai commencé à chercher des financements pour le film de fiction par lequel j’ai d’abord abordé le sujet, qui devait s’appeler à l’époque Les Machines désirantes, en référence à Guattari et Deleuze. Je n’ai pas réuni un financement énorme mais je me suis dit que pour rendre compte d’une époque aussi libertaire, ce n’était pas incohérent de me lancer dans un tournage disons un peu anarchique.

 

 

En général, on commence plutôt par faire un documentaire puis on en tire une fiction. Pourquoi as-tu commencé par la fiction ?

Au départ, je n’aimais pas trop les documentaires ! Je ne m’étais pas tellement intéressé à cette forme qu’on voit peu en Italie, en tout cas pas autant qu’en France, surtout il y a dix ans. Et puis même au niveau international, le statut du documentaire a changé ces dix dernières années avec les films de Michael Moore ou Le Cauchemar de Darwin par exemple. Comme Ma saison Super 8 a fait beaucoup de festivals, j’ai participé à pas mal de débats après le film, et on me posait toujours énormément de questions sur Guy Hocquenghem. Je me suis rendu compte qu’il y avait une telle curiosité sur lui en particulier, et sur le FHAR en général, qu’il y avait matière à réaliser un documentaire. Encore une fois, il y avait peu de choses disponibles sur ce sujet, et elles étaient très éparpillées. Beaucoup de militants de l’époque étaient morts du sida. C’était très difficile de bien comprendre cette histoire. Mais plus je prenais conscience de la difficulté, plus il me semblait nécessaire de le faire. Une sorte de devoir de mémoire, que j’avais un peu commencé avec la fiction, et que je pouvais terminer avec le documentaire.

 

Comment s’est passé le tournage ?

Une fois que j’ai identifié cette nécessité, c’est allé très vite. Le film s’est fait en un an, du début de l’écriture à la première projection. J’ai commencé par aller filmer Carole Roussopoulos en Suisse, qui est morte il y a quelques mois. Son témoignage était essentiel. D’autant que la quasi-totalité des images d’époque que j’utilise dans le documentaire provient de son film FHAR tourné en 1971, presque par hasard 1. Elle était là, parce qu’à l’origine, ce sont des réunions féministes qui se sont “spécialisées” si on peut dire sur la question homosexuelle – d’abord l’homosexualité féminine, puis l’homosexualité masculine. Historiquement, c’est inouï. Et non seulement Carole était là, mais elle était là avec la caméra que lui avait conseillé d’acheter Jean Genet quelques années plus tôt, et elle a filmé ce qu’elle voyait et entendait. Les images dont on dispose aujourd’hui ont été tournées à l’université de Vincennes qui était une université un peu expérimentale après Mai 68, à laquelle ont participé Guy Hocquenghem, René Schérer, etc. Par la suite, Carole a fait une carrière de documentariste exceptionnelle. En tout cas, sur le FHAR, il n’y a quasiment qu’elle qui a filmé. Et j’aime beaucoup sa parole, très libre, très intelligente. Après avoir obtenu son témoignage, j’ai eu le sentiment d’avoir un pilier majeur de mon documentaire. Ensuite, j’ai retrouvé des images de Guy Hocquenghem : pareil, un grand bonheur car c’est très rare, ce n’était pas gagné.

 

Oui, parce qu’à l’époque, il y avait moins de caméras qu’aujourd’hui, et aussi parce qu’il n’était pas une figure aussi médiatique que ça.

Oui, mais après son coming-out dans le Nouvel Observateur en janvier 1972, auquel sa mère répondra une semaine plus tard, il a été beaucoup plus connu. Il était souvent invité à la radio, et même à la télévision. Mais je n’ai pas pu avoir accès à ces archives-là car elles coûtaient trop cher. J’ai eu la chance que Carole, en revanche, me fasse un prix accessible. Ensuite, Hocquenghem était quand même connu pour ses articles dans Libération, pour ses livres qui étaient parfois pamphlétaires et donc faisaient pas mal parler d’eux, en particulier Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, sur les nouveaux philosophes qu’il trouvait un peu trop branchés et trop médiatiques pour être crédibles. Après sa mort, il y a eu une exposition au Centre Pompidou.

 

Aujourd’hui, trouves-tu le discours du FHAR toujours pertinent ? Comment trouves-tu qu’il a vieilli ?

Le FHAR était constitué d’une minorité de Parisiens libérés, alors que la grande majorité des gays et des lesbiennes de l’époque vivaient cachés, voire s’obligeaient encore à se marier. Les membres du FHAR étaient des révolutionnaires sortis des mouvements libertaires, anarchistes, communistes, de Mai 68… Ils étaient très politisés. Aujourd’hui, si on généralise, on pourrait presque dire que c’est l’opposé : c’est presque difficile de trouver des homos en rébellion contre l’ordre établi. Etre homo reste pourtant toujours une différence par rapport au fait d’être hétéro et de ne jamais se poser aucune question sur sa sexualité, sur son identité, sur ses désirs. Je trouve que c’est dommage de ne pas en profiter pour essayer de voir la vie différemment. Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir envie de se marier et d’avoir des enfants. Mais aujourd’hui, les homos sont caricaturaux, s’alignent sur des clichés. A l’époque du FHAR, dans l’idée de revendiquer son homosexualité, il y avait aussi l’idée d’apporter un plus à la société. Pour faire un parallèle, on voit comment les Noirs ont fait évoluer la mentalité américaine jusqu’à ce qu’un président noir soit élu. Alors que la communauté homosexuelle a cessé de remettre en cause le conformisme pour s’enfermer dans une autre norme. Bon, heureusement, de l’autre côté, il y a eu l’apparition d’un mouvement queer, qu’on voit un peu dans le documentaire à travers les Panthères roses, un groupuscule politique. Le queer, c’est une façon de ne pas mettre de barrière entre les sexualités, de rester ouvert, de faire circuler le désir. En cela, on rejoint les revendications du FHAR de désintégrer les barrières. Et ils reprennent le travail du FHAR sur une question telle que la transsexualité : il y a un travail concret à faire d’éveil des mentalités, de facilitation des opérations, des procédures administratives, etc.

 

Tu as aussi tourné un film en Italie sur le Vatican.

C’était l’époque de la loi sur le Pacs à l’Italienne. Donc l’idée, c’était de suivre les manifestations qui s’opposaient à ce projet. C’était l’époque à laquelle le centre-gauche de Romano Prodi était au gouvernement, entre les deux phases de la gouvernance de Berlusconi. Le Pacs était dans leur programme. Mais une grande partie du centre (enfin, de la coalition de centre-gauche), puis la droite, puis le Vatican, ont commencé une politique de propagande contre ce projet. Le fond du problème, évidemment, c’est que le Vatican ne voulait pas d’une loi pareille en Italie. L’Etat italien est censé avoir pris ses distances avec la religion catholique, mais pourtant, il y a encore des crucifix dans les tribunaux, dans les salles de classe des écoles publiques. Or, même le Portugal a voté le mariage gay !

Propos recueillis par Olivier Nicklaus, août 2010.

1 Cf. catalogue Images de la culture : Le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), de Carole Roussopoulos, 1971, 25’.