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Retour sur image – Sois belle et tais-toi !
“Sois belle et tais-toi !” Utilisée pour dénoncer la soumission à laquelle on assigne souvent les femmes, cette injonction ouvre le film de Delphine Seyrig. Par deux fois, l'actrice et réalisatrice – dont la voix si particulière, à la fois suave et grave est reconnaissable entre toutes – prononce la phrase. Une répétition étrange, qui signale peut-être la deuxième place occupée par ce film. Car avant le documentaire de 1976, il y eut en 1953 la fiction Sois belle et tais-toi de Marc Allegret, mettant en scène une histoire d'amour entre une jeune délinquante et un inspecteur de police sur fond de vols de bijoux.
Pas d'histoire d'amour dans le film de 1976 réalisé par Seyrig (elle-même menant les entretiens) avec l'aide de Carole Roussopoulos (à la caméra) et Johanna Wieder (au montage avec Roussopoulos). Pas de femme séduite, aucun homme à l'écran. Ces derniers seront, néanmoins, largement convoqués, mais seulement à travers les témoignages des comédiennes réunies. Pour présenter ces vingt-trois actrices, le générique introductif est simple : des photogrammes extraits du film se succèdent tandis qu'une voix off énonce leurs noms : Jill Clayburgh, Marie Dubois, Telias Salvi, Juliet Berto, Patti D'Arbanville, Mady Norman, Louise Fletcher, Jane Fonda, Cindy Williams, Rita Renoir, Jenny Agutter, Luce Guilbeault, Shirley MacLaine, Anne Wiazemsky, Rose de Gregorio, Maria Schneider, Viva, Candy Clark, Barbara Steele, Millie Perkins, Mallory Millet-Jones, Susan Tyrrell, Ellen Burstyn, des actrices d'âge différents et de nationalité américaine, française ou québecoise.
Rarement conservées au montage, les questions portant sur leur métier, leur expérience, leur position, se devinent néanmoins aisément : auriez-vous choisi ce métier si vous aviez été un homme ? Quels sont les rôles dévolus aux femmes ? Quelles images ces rôles renvoient-ils des femmes ? Quels rôles des actrices de cinquante ans peuvent-elles espérer jouer ? Avez-vous des amies actrices ? Avez-vous un jour été attirée par la réalisation ? Avez-vous déjà joué des scènes chaleureuses avec d'autres femmes, et des scènes agressives ?
À travers la mosaïque de leurs réponses se dessine l'impitoyable sexisme dominant l'industrie cinématographique. Dans ce monde du “cinéma fait par des hommes et pour des hommes”, ces derniers occupent tous les maillons de la chaîne : scénario, réalisation, production, distribution, critique. Une surreprésentation qui influe sur les images véhiculées, l'amplitude des personnages, la perpétuation des stéréotypes. Outre la médiocrité des rôles envisagés (ingénues, prostituées, femmes dépressive, voire domestique lorsque la comédienne est noire), ces femmes soulignent l'absence totale de sororité. Une poignée d'années avant le test de Bechdel 1 – du nom de son inventrice, la dessinatrice Alison Bechdel – toutes relèvent que dans ce cinéma les personnages féminins sont toujours isolés et que lorsque plusieurs rôles existent, elles ne peuvent qu'être rivales (et se battre pour un homme).
Jugées en permanence sur leur physique, confrontées à des partenaires hommes nettement plus âgés qu'elles, maintenues dans des rôles indigents, ces femmes dessinent un panorama glaçant de leur métier. Parmi les exemples édifiants, deux retiennent l'attention. La séquence où Jane Fonda raconte ses débuts à Hollywood : reçue par le chef des départements maquillage des studios, la comédienne explique qu'on lui conseille de porter des faux seins, devenir blonde et … se faire briser la mâchoire afin de creuser ses joues et rehausser ses pommettes. Comme elle-même l'analyse : “C'était très clair, j'étais un produit du marché et il fallait bien que je m'arrange pour me rendre commercialisable, parce qu'on allait investir de l'argent sur mon dos.” En effet, les actrices à Hollywood sont des objets créés et façonnés par les hommes. La seconde séquence est celle où Maria Schneider raconte, lors du tournage du Dernier Tango à Paris, la demande de Bernardo Bertolucci d'accentuer son maquillage. Ce qui, elle n'en avait pas conscience à l'époque – alors que le réalisateur le fait sciemment – lui donna “un air vulgaire, pervers”. Cette évocation peut sembler anecdotique, elle se révèle tragique en ce qu'elle opère ici tel un souvenir-écran, soit un souvenir en masquant un autre, refoulé. Car c'est dans ce film que Marlon Brando (âgé de 48 ans) – à la demande de Bertolucci et sans en informer la concernée – sodomise l’actrice alors âgée de dix-neuf ans. Un viol, que le réalisateur mettra des années à reconnaître et qui a profondément marqué Maria Schneider (la comédienne eut par la suite de lourds problèmes d'addiction et fit des tentatives de suicide).
politiser la parole
Au fil de ces témoignages, l'injonction du titre – celle qu'adresse le cinéma à toutes les actrices – est brisée, mise à sac. Ce n'est plus une comédienne qui se tait, ce sont plusieurs qui parlent, et les expériences personnelles ainsi collectées, confrontées, révèlent que les oppressions subies excèdent le cadre individuel. Nous assistons en direct à une politisation du domaine privé, à la désignation d'un système sexiste et patriarcal à partir de souvenirs intimes, soit à une mise en œuvre du fameux le personnel est politique défendu par les féministes. Une parole dont la liberté et la sincérité a à voir avec l'horizontalité du dispositif du film et le statut de Delphine Seyrig, elle-même comédienne, elle-même ayant tourné avec de grands réalisateurs (Luis Buñuel, Jacques Demy, Joseph Losey, William Klein, pour ne citer qu'eux).
Fait rare, en effet, le film propose un cadre égalitaire à ces actrices : des femmes se parlent entre elles, une comédienne s'adresse à une autre, se tient face à elle, dans son intimité – comme le laissent deviner les salons, lits, fauteuils où chacune est installée. Sans lumières artificielles, vêtues simplement, bien loin des poses habituelles qu'on exige d'elles, toutes se livrent sans ambages. Dans la biographie qu'elle lui a consacrée, Mireille Brangé raconte que Seyrig souhaitait initialement intervenir, donner son point de vue. “Je me suis rendue compte qu'elles parlaient le même langage que moi, et mieux, parce que c'était spontané, mais leur voix parle pour moi, ce qui est formidable.” 2
Déconstruire la domination, en révéler les mécanismes constituant l'enjeu principal du film, le propos se déploie dans un dispositif simple. Tourné en vidéo en noir et blanc – médiocre qualité aujourd’hui de ces premiers temps de la vidéo qui ont eu du mal à passer les années – le film tient néanmoins formellement dans son économie sommaire par son alternance de paroles implacablement montées. Il s'inscrit par sa technique et son propos dans l'usage de la vidéo par les féministes, usage pour lequel Carole Roussopoulos fait figure de pionnière en y ayant recours dès 1969/70. C'est par elle, d'ailleurs, que Delphine Seyrig s'initie à cette pratique, toujours selon Mireille Brangé : “Elle avait vu les premières vidéos militantes début 1972 avec enthousiasme, et plus sagement observé sur le tournage du Charme discret de la bourgeoisie Buñuel, frappé d'arthrose et incapable de tenir la caméra, qui continuait son travail grâce au combo, un petit moniteur vidéo. Elle avait décidé de s'inscrire aux stages que donnait la vidéaste suisse Carole Roussopoulos, créatrice avec son mari Paul d'un collectif de vidéo militant, Video Out.” 2
Sur cette question de la vidéo, médium fréquemment utilisé par les féministes, il est souvent dit que ce choix relevait essentiellement d'une décision pratique : matériel peu onéreux, aisé à manier. Mais il ne faut pas oblitérer une autre raison : non seulement les films étaient diffusables en dehors des seuls circuits de projection du cinéma, mais ce média était sans histoire. Comme l'explique Carole Roussopoulos : “Dans tous les groupes vidéo des années 1970, les femmes ont occupé une place très importante. Mais ce n’est pas du tout parce que les caméras n’étaient pas lourdes que les femmes se sont emparées de la vidéo, contrairement à ce qu’on entend parfois. (…) Je ne pense pas que ce soit lié au poids de la caméra, mais au fait qu’il s’agissait d’un média vierge. Il n’y avait pas d’école, pas de passé et pas d’histoire. Les hommes ne s’en étaient pas encore emparés.” 3
S'emparant donc de la vidéo, Delphine Seyrig créera, avec Carole Roussopoulos, Johanna Wieder et Nadja Ringart le groupe Insoumuses, au sein duquel elles produiront des vidéos traitant de la lutte des femmes. Parmi ces œuvres militantes passionnantes, Sois belle et tais-toi ! occupe une place à part. Par sa durée (111’), par le nombre et la notoriété de ses personnages, par sa réalisation s'étirant sur un temps long – le générique stipulant Hollywood 1975, Paris 1976. Par le fait qu'il constitue l'un des premiers films consacré aux actrices. Et, enfin, par son propos. Si le propos de départ est très ciblé (des femmes actrices parlent de leur travail), le documentaire excède ce seul sujet et raconte quelles places, non seulement dans le cinéma mais plus largement dans le monde, les femmes occupent dans ces années-là. Au-delà du constat sexiste, il ouvre des pistes d'une saisissante actualité, en se terminant sur cette parole d'Ellen Burstyn : “En cet instant même, c'est la planète Terre qu'il faut sauver. (…) Ce film annonce le début du changement de ce qui doit se produire sur cette planète sans quoi il n'y aura plus de planète.”
Caroline Châtelet, mars 2019.
1 Paru pour la première fois en 1985 dans sa bande-dessinée Lesbiennes à suivre, le test de Bechdel établit trois critères permettant d'évaluer le progressisme des films : 1) Il doit y avoir au moins deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre ; 2) qui parlent ensemble ; 3) qui parlent de quelque chose qui est sans rapport avec un homme.
2 Mireille Brangé, Delphine Seyrig, une vie, Paris, Nouveau Monde Editions, 2018.
3 Une Révolution du regard. Entretien avec Carole Roussopoulos, réalisatrice féministe, Hélène Fleckinger, in Nouvelles Questions Féministes 2009/1 (Vol. 28). Article consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2009-1-page-98.htm