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Fascination

Fascination
Nemai Gosh a passé vingt-cinq ans dans l’ombre du cinéaste Satyajit Ray en tant que photographe de plateau. Bo Van der Werf, dans Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray, part à la rencontre de ce personnage aux 90 000 clichés, fasciné par le Maître indien et dépositaire d’une partie de sa mémoire.

Ce n’est pas tant qu’on pense que la vérité sort de la bouche des enfants mais lorsqu’on demande au petit Soham “comment a fait ton grand-père pour prendre toutes ces photos ?” et qu’il répond “il marchait derrière lui”, il faut reconnaître qu’il formule l’essentiel.

“Lui”, c’est Satyajit Ray, le père du cinéma d’auteur indien, artiste total sur et en dehors des plateaux de cinéma. Le grand-père de Soham, c’est Nemai Ghosh, photographe attitré du cinéaste depuis la toute fin des années 1960. Voilà l’essentiel du casting du documentaire du réalisateur et musicien belge, Bo Van der Werf.

“Il marchait derrière lui.” Satayjit Ray recourait à une autre expression pour caractériser Nemai Ghosh. Dans le livre qui célébrait ses 70 ans, composé de photos de Ghosh, il écrivait : “C’est une sorte de Boswell qui travaillerait avec un appareil photo plutôt qu’avec un stylo.” Dans l’aire anglo-saxonne, Boswell ayant été le biographe attitré de l’homme de lettres Samuel Johnson au XVIIIe siècle, le nom désigne un compagnon permanent, un observateur qui se donne pour mission de reporter minutieusement les faits et gestes de son mentor. Une fois adoubé par Ray, sur le tournage des Aventures de Goopy et Bagha (1968), Ghosh a disposé d’une sorte de carte blanche : c’était non seulement les tournages qui lui étaient ouverts mais aussi le bureau et la maison du cinéaste. Des presque vingt-cinq ans de collaboration entre les deux hommes – Ray est mort le 23 avril 1992 et l’anecdote rapporte que ce jour sombre a été le seul où Ghosh n’était pas équipé de son appareil – ont résulté 90 000 clichés, dont d’innombrables consacrés à la personne même de Ray.

Ghosh en tire un légitime orgueil ; son dévouement à Satyajit Ray était total et il en a fait son “sujet photographique” presque unique – à l’exception de travaux alimentaires pour d’autres cinéastes bengalis, dont Ritwik Ghatak, ou de séries consacrées au théâtre à Calcutta. L’explication de cette exclusivité est toute simple : “J’admirais cet homme.” La question de la fascination est donc au centre du film, avec toutes les ambiguïtés qu’elle implique.

Indéniablement, elle est un formidable moteur à faire des images. Ce dont témoignent les magnifiques portraits réalisés par Ghosh, dont beaucoup ont fait le tour de la planète. Le film de Bo van der Werf insiste à plusieurs reprises sur l’impressionnante masse d’images – notamment dans l’une des premières séquences où la caméra survole les tirages répandus sur toute l‘étendue de la terrasse de la famille Ghosh. Nemai triomphe : “Grâce à mes photos, les prochaines générations découvriront un homme extraordinaire.” Le spectateur éprouve alors ce qu’il éprouvera tout au long du film, le sentiment mélangé de voir beaucoup d’images sans avoir vraiment vu Satyajit. Toujours est-il qu’il prend conscience de l’étrange folie du photographe, de la démesure de son travail et de son attachement.

Ray a donc trouvé son Boswell, celui qui écrira sa légende. En marge de la reconnaissance artistique et critique qui ne devait qu’à son génie de cinéaste, se déploiera cet autre récit, parallèle et complémentaire, nécessaire sans doute, celui de l’artiste au travail. Et Ghosh en sera l’auteur. Le critique Samik Bandyopadhyay dit de ce dernier : “Nemai le photographiait pendant le tournage et pendant tout le long processus de création d’un film. Il créait ainsi l’image d’un maître-réalisateur, en contrôle total de son art.” Artiste démiurgique s’il en est, Satyajit Ray réglait toutes les dimensions de la cinématographie, du maquillage au décor, de la lumière à la caméra, de la direction d’acteur à la bande originale. Dans le documentaire de Van der Werf, c’est l’actrice Sharmila Tagore (Des jours et des nuits dans la forêt, 1970) qui a la formule la plus juste : “C’était un véritable one man show.” Les images de Ghosh sont là pour l’attester. Le montrer et le démontrer. “Plus que la création, c’est le créateur que j’ai tenté de révéler 1.” Logiquement, Manikda - Ma vie avec Satyajit Ray épouse le regard de Ghosh. Que ce soit par l’intermédiaire des documents photographiques ou des entretiens avec les anciens collaborateurs de Ray, il sera bien davantage question de la personne même du cinéaste que de sa cinématographie.

 

 

Le grand mérite du film de Van der Werf est de révéler par touches progressives la relation tout à fait singulière, dénuée de mots, qu’entretenaient Ray et Ghosh. Et également cette sorte de pacte que les deux hommes ont conclu, peut-être sans le savoir, et dont on peut se demander si les termes en sont parfaitement équilibrés. Pour Ray : la fidélité jamais démentie de Ghosh et des images pour l’histoire (avec l’âge, “l’apparence physique de Manikda [le surnom de Satyajit Ray] s’était peut-être détériorée mais jamais dans mes photos. Je ne sais pas pourquoi, je choisissais sans doute le bon angle. Il n’avait jamais l’air malade.”) ; pour Ghosh : le droit d’habiter sa passion, d’en vivre, et la sublimation de sa propre existence au voisinage du génie.

Nemai Ghosh s’est donc engagé dans sa fascination. Il n’a eu de cesse d’accomplir cette sorte d’encyclopédie photographique du charisme personnel de Ray à laquelle on l’a invité. Dans une large part, l’objectif a été rempli. Ce qui fait dire à Soumendu Roy, ancien directeur de la photographie de Ray : “Il continuera à vivre grâce à tes photos. Tu l’as maintenu vivant.” On ne peut imaginer hommage plus émouvant pour un photographe – celui qui anticipe la disparition future de son objet et éprouve le besoin compulsif d’enregistrer pour conjurer la mort. Fût-ce au prix de sa propre existence, qui tourne au sacrifice ! “Je n’ai pas pu consacrer beaucoup de temps à mes trois enfants. S’ils ont été bien élevés, je le dois à ma femme et à mes frères. J’ai manqué beaucoup de choses.”

Cette fascination prend par moment des tournures extrêmes, que Bo van der Werf explore sans peut-être s’en rendre compte. Par exemple lorsqu’il nous entraîne sur les lieux de ces tournages que le photographe n’a pas connus – la première période de Ray, la plus glorieuse, avant 1968. Il en souffre, Ghosh, de ne pas avoir été là dès le début. C’est sa croix de Boswell de n’avoir pas pu tout saisir. “Je ne faisais pas partie de l’équipe à cette époque. Une véritable agonie…” Une fois de plus, il enfile son habit d’apôtre. Dans la maison de La Complainte du sentier, il fait les photos d’Apu et de sa sœur, devenus depuis 1955 de vénérables adultes. Il prend les photos, même si c’est trop tard – ultime fidélité à Satyajit.

Quelques instants plus tard, et alors que le papier vierge est plongé dans le révélateur, on veut croire que la photographie aura permis à Ghosh de remonter le temps… Mais non, ni miracle, ni apparition : les fantômes de Satyajit Ray et de ses équipes n’ont pas imprimé la pellicule. (Au passage, toutes les attentes du film sur la photographie auront été comblées : prises de vue, laboratoire et apparition progressive des images dans les bains.)

“J’ai perdu mon père alors que j’étais très jeune. J’ai éprouvé autant de chagrin à la mort de Manikda. J’avais tout perdu.” Il faut attendre la disparition de Ray pour que l’éclipse de sa propre existence cesse – mais au fond Ghosh n’en demandait pas tant : Ray était sa vie. Le photographe reste seul avec ses négatifs, face à son monument imaginaire et il n’a plus de travail. Lui qui avait été si fidèlement l’ombre de Ray (il marchait derrière lui) retrouve tout à la fois la lumière et le vide. En charge d’un impressionnant héritage.

Manikda – Ma vie avec Satyajit Ray retrace d’ailleurs la difficulté de Nemai Ghosh pour faire reconnaître la valeur patrimoniale de son travail et obtenir la préservation de ses précieuses archives. Précédemment, il l’avait avoué : “Rien n’est répertorié, [...] seulement dans ma mémoire. Si ma mémoire flanche, tout sera perdu.” La belle séquence du palais de Nimtita, où a été tourné Le Salon de musique (1958), fournit un écho profond à cette quête de la transmission : une dame âgée, drapée de blanc, semble hanter les lieux. Née en 1921, conscrite donc de Satyajit Ray, elle accueille les visiteurs, fait la visite des lieux, raconte les détails du tournage et ranime les pierres qui menacent ruine. Au palais comme chez Ghosh, la mémoire incombe aux témoins, aux vieilles âmes, seuls en mesure de faire le récit du passé et de donner un sens aux traces. Le documentaire prend alors tout son sens : garder l’enregistrement de ce qui, pour l’heure, est promis à disparaître.

Arnaud Lambert, décembre 2011.

 

Note : depuis la réalisation de ce documentaire, Nemai Ghosh a publié plusieurs ouvrages, dont le dernier en 2010, Manik-Da : Memories of Satyajit Ray, chez Harper Collins India. Une partie de ses photographies est exposée de manière permanente au St Xavier’s College de Calcutta.

1 More than the creation, it is the creator I have tried to reveal.” Nemai Ghosh, Andrew Robinson, Satyajit Ray, a vision of cinéma, Londres, I.B. Tauris, 2005, p. 11. Il faut poursuivre la citation : “Whatever he was doing [...] Manikda was preoccupied. In his eyes, I felt I could see the whole film. I tried to catch that impression.”