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L’âme russe
Comment avez-vous eu l’idée de faire un documentaire sur Alexandre Sokurov ?
Son travail de cinéaste et sa démarche très personnelle m’intéressaient beaucoup. J’allais voir tous ses films. Cela fait longtemps que je me dis que j’aimerais faire quelque chose autour de son travail. Je me suis renseignée pour savoir ce qui existait sur lui. Aucun film n’avait été fait.
Comment avez-vous fait pour le rencontrer ?
Je ne le connaissais pas du tout. J’ai eu ses coordonnées par la Cinémathèque française ; j’avais suivi la grande rétrospective qui lui avait été consacrée. J’ai eu le contact d’Alexei Jankowski son assistant, parfaitement bilingue, qui m’a confirmé qu’il n’y avait jamais eu de documentaire parce qu’Alexandre Sokurov avait toujours refusé. Par contre, il garde sa porte ouverte à tous les étudiants qui font des thèses ou des courts-métrages, à tous les journalistes de la presse écrite ou de la radio, mais il ne veut pas d’images. Son assistant m’a dit : “Ne vous inquiétez pas, je vais lui remettre votre projet et on va voir.” J’avais écrit le concept du travail, un peu développé, et j’ai ajouté une lettre plus personnelle en disant pourquoi j’aimais ses films. Au bout de deux mois, sans nouvelles, je pensais que ce serait négatif, mais j’ai appelé et on m’a dit qu’il avait été malade. Peut-être huit jours après, je reçois un coup de téléphone d’Alexei Jankowski qui me dit : “Alexandre vous attend au studio Lenfilm de Saint-Petersbourg dans quinze jours.” Je me suis précipitée pour obtenir un visa. J’y suis allée confiante, en disant les choses comme je les pensais, très honnêtement. Je me suis dit qu’au vu de ses films, c’est quelqu’un qui fonctionnait sûrement dans le sensible. Ça passe ou ça ne passe pas. Dès les deux premières minutes, j’ai été rassurée par sa manière d’être et les questions qu’il me posait. Il m’a dit oui tout de suite. J’ai eu beaucoup de chance.
Avez-vous tourné rapidement après cette première rencontre ?
Je voulais faire des repérages sérieux, choisir les lieux comme de vrais lieux de rencontre, et qu’il les choisisse avec moi. Quand je le filme sur les quais par exemple, c’est un endroit où il va lui-même réfléchir sur son travail, et c’est là qu’il discutait avec Andrei Tarkovski ; ils le faisaient toujours sur ce trajet-là. Même si le spectateur ne le sait pas, chaque lieu, chaque détail a un sens en fonction de l’ensemble du film. Même le petit oiseau en bois qui apparaît a un sens : il trône toujours sur sa table de montage et il a une symbolique forte en Russie, pour les Saint-Pétersbourgeois. Ce ne sont donc pas des plans de coupe !
Lui avez-vous donné les questions avant le tournage ?
Je le lui avais demandé mais il ne voulait pas. Je les ai transmises à l’interprète vingt-quatre heures à l’avance. C’était la rencontre qui primait. On a discuté pendant le tournage comme on parlait avant sans la caméra. Je suis allée le voir plusieurs fois. On parlait, on parlait. Lorsqu’il y a eu la rencontre filmée, on se connaissait déjà mieux.
Votre film est structuré en plusieurs grandes parties distinctes : Alexandre Sokurov évoque la place de l’image et du son dans son cinéma, avant d’aborder les grands thèmes de son œuvre autour de la parenté ou du temps qui passe.
J’avais des questions de plusieurs ordres. Des questions très propres au cinéma, sur l’image et le son et aussi sur le silence – parce que c’est un cinéaste du silence, et ils sont rares. Des questions plus centrées sur ses thématiques, et d’autres sur la Russie, qu’il connaît très bien. Il est né au bord du lac Baïkal, dans la Russie profonde, et dans son enfance – étant fils de militaire – il allait, comme il dit, “de trou perdu en trou perdu”. Il connaît très bien le Caucase. Il a aussi vécu en Pologne, dans les Etats baltes qui étaient soviétiques à cette époque. Il connaît le grand Nord, le grand Nord-Ouest et aussi la limite de la Mongolie, de la Chine ; il a une connaissance de la diversité du monde russe.
Votre film compte de nombreux moments poétiques autour de la nature, comme lorsque vous filmez en ouverture les nuages, plus tard les reflets dans l’eau ou l’écorce des arbres. Avez-vous essayé de retrouver le caractère minéral des films du cinéaste ? Je pense aussi au moment où il parle du peintre et de son chevalet et qu’il passe sa main, au ralenti, sur une grille.
Bien sûr, c’est une sorte d’hommage. C’est le seul petit effet que j’ai utilisé, en écho à Elégie de la Traversée [2001]. Quand il a fait ce geste, j’ai tout de suite pensé au dernier plan de ce film. On sent à quel point il est sensible aux matières. Cela va paraître prétentieux ou surprenant mais je crois que je partage avec lui cette manière de voir le monde où le réel est transformé pour être autre chose que prisonnier du réalisme ; je fonctionne comme ça même dans la vie. Je ne me force pas. D’autant que pour moi la nature a une très grande place ; je raisonne donc avec elle.
A certains moments, vous vous éloignez donc volontairement du côté informatif du documentaire ?
Je pense, comme lui, qu’entre documentaire et fiction, il n’y a pas vraiment de différence. Par contre, il y a une grande différence avec le reportage, la captation de réel. Pour le cinéma, on essaie que ce soit un art. Evidemment dans la partie documentaire, il y a un souci d’information, à un moment ou à un autre. Mais cette information passe mieux si c’est du cinéma, parce qu’il y a une distance qui passe par la forme. La composition des plans, la lumière, les couleurs, les matières, les déplacements : c’est une recherche constante.
Vous rendez aussi hommage à ses films avec une belle élégie funèbre dans le cimetière : vous filmez les photographies de défunts sur des arbres.
J’avais fait ces repérages avant les interviews, notamment dans ce grand cimetière. J’avais lu qu’il existait des traces des morts pendant le blocus, autres que les fosses [siège de Léningrad pendant 900 jours par l’armée allemande, qui a pris fin en 1944 et fait 1,2 million de victimes civiles] : les gens avaient planté des arbres avec les photographies des défunts. J’avais trouvé à l’époque cette idée extrêmement belle – et russe –, l’idée que quelque chose s’élève en même temps que l’arbre grandit. J’ai eu cependant beaucoup de mal à trouver, puis beaucoup de difficultés au niveau des autorisations. On me disait que ça n’existait pas, que c’était une invention. On voulait bien me montrer les fosses oui, mais pas ça. Mais je suis têtue ! Je ne savais pas si Alexandre allait ou non en parler. Je n’ai pas posé de questions en pensant à comment utiliser ces images. Et il m’en a parlé de lui-même. Il se demande jusqu’où on peut aller dans la souffrance, pourquoi les Russes souffrent, encaissent et acceptent. Comme tous les Russes de sa génération, il est très marqué par la Seconde Guerre mondiale – qu’ils appellent la Grande Guerre patriotique. Il a adopté Saint-Pétersbourg et se sent très attaché à cette ville. Quand on parle de cette ville on ne peut ignorer ce blocus, qui est encore très présent dans les esprits.
Tous vos films ont un rapport fort à la musique, au son. Sokurov dit que le son est l’âme du film.
Son approche est originale : l’image est plutôt du côté de l’action et le son du côté de l’âme. On entre dans son univers par le son. On est confronté à l’image, mais c’est le son qui nous entraîne, nous fait glisser dans un autre monde. C’est très net dans ce merveilleux film documentaire, Une Vie humble [1997], qui montre cette vieille dame travaillant ses papiers, ses tissus. Alexandre aime d’ailleurs écouter les films à la radio. Ecouter un film, c’est rare. Je le fais toujours en montage. Quand on a fini de monter trois, quatre séquences, on les réécoute avec le monteur, sans les images. C’est un type de réflexion qui nourrit le film.
Quels sont vos prochains projets ? Est-ce qu’il y a d’autres cinéastes autour desquels vous aimeriez travailler ?
D’autres cinéastes m’intéresseraient, mais j’ai besoin de temps. Depuis des années, j’ai entamé un travail de réflexion et de documentation sur le peintre Nicolas de Staël – comme par hasard d’origine russe. Et j’ai un projet qui intéresse les Russes sur Marina Tsvetaïeva, une grande poétesse, qui m’intéresse aussi parce qu’elle a vécu en France : comment elle a perçu notre société, comment elle est repartie en Russie pour y mourir tragiquement. Faire un film sur la poésie est un défi.
Vous ne partez jamais d’une commande ?
C’est toujours moi qui choisis. Je ne travaille que comme ça. Je suis en train de monter une série de six films sur la musique pour la chaîne Mezzo, par exemple. C’est eux qui en ont fait la demande, mais c’est moi qui ai choisi les musiciens, les œuvres. Ce n’est jamais une envie soudaine, c’est toujours quelque chose qui me hante, me suit, qui résonne depuis très longtemps en moi. Peu à peu, je me sens prête pour faire le film. Cela veut dire que j’ai acquis un petit bagage, que je ne suis pas démunie, en terme de réflexion d’abord, mais aussi de ressources, d’images, de lectures.
Vos films sont-ils financés facilement ?
Non, il faut être patient. Le film sur Sokurov, je l’ai monté avec ma société de production. Tout ce que je gagne en droits d’auteur me permet de vivre très sobrement et est réinvesti dans les films suivants. J’ai toujours un diffuseur, plus ou moins “riche” – pour l’instant, j’ai travaillé avec des diffuseurs pas très riches. Cela me permet d’avoir parfois accès au CNC. J’ai eu une aide pour le Sokurov, pas pour celui sur Germaine Dulac. J’essaie de trouver des aides de régions. S’il n’y avait pas cette complexité de production, j’aimerais bien faire deux ou trois films de plus par an. Mais tout est tellement long à se débloquer, entre les diffuseurs, le CNC, il faut attendre la commission de ceci ou cela. J’attends l’argent car je ne peux pas partir sans avoir la garantie de pouvoir payer tout le monde. Parfois c’est même désespérant quand le travail est prêt et qu’il faut encore attendre. J’aimerais bien aussi pouvoir payer un travail d’étalonnage plus pointu pour arriver à développer des nuances.
Avez-vous dû abandonner beaucoup de matière au montage ?
Je devais faire un 52 minutes, et j’ai quand même réussi à obtenir 60 ; mais avec ce que j’ai fait d’images et de rencontres avec Alexandre, je pourrais en faire trois comme celui-là ! Au fond, je ne suis pas totalement contente du film, car je n’ai pas pu traiter le rythme comme je le voulais. Alexandre Sokurov répond très longuement aux questions, donc j’ai été obligée de couper. Et puis la langue russe est une langue de méandres. On reprend, on fait intervenir des subtilités. Ce serait bien d’avoir le temps de laisser cette parole dans sa totalité. Cela m’embête d’avoir ça chez moi alors que je pense que des gens peuvent être intéressés ; car les gens qui sont intéressés le sont vraiment, à mon avis. Donc ce n’est pas un travail inutile. On me dit que je pourrais faire un livre avec tout ce qu’il m’a dit. Mais c’est autre chose, cela n’a rien à voir. Je ne l’ai pas fait dans cet esprit. Je ne peux pas dissocier sa parole d’une image. Même quand il ne parle pas, il dit des choses. Un son à l’image, c’est d’abord une image, comme il le dit lui-même. On ne peut pas ne pas tenir compte de ça, sinon je suis malhonnête vis-à-vis d’un créateur comme lui. J’attends donc d’avoir des sous pour faire les autres films un jour.
Alexandre Sokurov a-t-il vu le film ?
Je sais qu’il y a des choses qui ne lui plaisent pas, comme à moi – le rythme, par exemple. Mais il m’a fait des compliments. Ce que je voulais surtout, c’était ne pas le trahir, lui qui a été si généreux. Ça je le sais : je ne l’ai pas trahi. Pour ça, j’en suis contente. Mais bon, j’ai pu être maladroite peut-être. Et j’ai un regard occidental, je ne suis pas à l’intérieur du monde russe, même si j’y suis très sensible. Il y a toujours un décalage.
Propos recueillis par Martin Drouot, juin 2010.