מוציא לאור של הנכס
Habitants en transit dans territoire en mutation
Quelle est la genèse du film ? Comment vous en êtes venus à filmer ces familles roumaines ?
J’ai commencé à écrire en 2010 et à faire des repérages vers 2013, quand les amis de l'Abominable [Laboratoire partagé dédié aux pratiques du cinéma argentique] se sont installés dans leurs nouveaux locaux à La Courneuve. À cette époque je voulais faire un film comme une traversée de l'Histoire de la banlieue, vue au prisme des problématiques du logement des plus pauvres. J’ai souvent fait des films dans des contextes militants, mais sans mélanger l’activisme à l’endroit précis du processus cinématographique.
J’ai démarré ce projet avec l’envie de laisser venir les rencontres, humaines comme politiques. Avec Yann Chevalier, mon collaborateur, nous avons d’abord arpenté le territoire local, puis enregistré de nombreuses interviews sonores avec des habitants d’origine espagnole, italienne ou maghrébine, avec des gitans aussi, qui avaient connu les bidonvilles des années 1960 à La Courneuve.
Parallèlement, nous avons récolté beaucoup de documents dans divers fonds d’archives, et la matière est devenue tellement dense qu’on a décidé d’éditer un livre-journal, distribué gratuitement à quelques milliers d’exemplaires. Parallèlement, nous allions dans un bidonville peuplé de familles roumaines et parfois roms, un Platz, comme ils l’appellent.
Nos amitiés et relations militantes ont duré des années. Leurs paroles sont venues enrichir l’enquête historique du journal. Au moment de sa distribution, la mairie a annoncé qu’ils allaient détruire le Platz. Un collectif s’est monté pour les en empêcher et trouver des solutions pérennes, sans succès, puisqu’en août 2015 tout le monde a été mis à la rue.
A ce moment-là, j’avais écrit le scénario du film, déposé au CNC, et les Roumains n’y avaient qu’une place périphérique. Mais durant l’année qui a suivi, nous avons plongé dans un combat collectif pour trouver des solutions de relogement, essentiellement en ouvrant des squats avec ces familles. Le scénario a été mis au placard. Avec l’arrivée du printemps et la vie qui se stabilisait dans les squats, l’envie de faire le film est revenue peu à peu. Et c’est notamment les amis roumains qui ont fini par nous demander pourquoi on ne faisait pas un film avec tout ce qu’on avait vécu ensemble.
Nous avons commencé à improviser des moments de tournage documentaire sur le quotidien de ces maisons occupées, en remettant en scène ce que nous avions vécu les mois précédents, sans scénarios, avec des canevas d’idées, en laissant improviser les dialogues. On tournait aussi bien en vidéo qu’en argentique, en Super8 qu’en 16mm. Peu à peu les tournages se sont étoffés, les Roumains sont devenus acteurs de leur propre vie, avec beaucoup de joie. Avec l’argent du CNC, on a pu les payer comme des acteurs, nous étions tous rémunérés à égalité. Le tournage s’est étalé entre l’été 2016 et la fin 2017. Je crois que depuis des années j’attendais de vivre un tel processus de cinéma et d’implication politique.
La première séquence dans la voiture et celle de l’ouverture du squat installent un suspense presque melvillien, quelque chose de l’ordre de la fiction, en tous cas elles posent une attente qui irrigue tout le film.
Ce début désarçonne en effet quelques spectateurs par son registre. J’aime l’idée que se mélangent dans un même film des accents fictionnels, du journal filmé, du documentaire plus direct et même de l’expérimental. Ce prologue est comme une promesse qui met en tension. Je voulais que les amis roumains existent dans ce registre d’acteur, je voulais leur donner cette amplitude. En tant que militants, nous avons vécu des moments proches du polar : être à la lisière de la légalité, en bande, échafauder des plans pour se loger, en banlieue la nuit…
Le motif du travelling qui revient souvent dans le film est-il la métaphore des mouvements de cette population ?
Si le film est devenu la chronique quotidienne de la vie de ces familles, je n’ai jamais lâché l’envie qu’il se situe à une échelle plus large que celle de l’histoire sociale du territoire local. Tout un tas de formes d’habitat cohabitent dans le film : les maisons en Roumanie, les anciens pavillons ouvriers qu’ils investissent en banlieue nord, les bidonvilles d’hier et d’aujourd’hui, les immeubles HLM détruits et reconstruits. Dans les interstices, il y a beaucoup d’attente, d’errance. L’échelle minimale de l’habitacle de survie est la voiture, le refuge en cas d’expulsion. Le film démarre ainsi, lançant le motif du travelling urbain, de cette exploration humaine et cinématographique. J’ai été très marqué par D’Est de Chantal Akerman, ou Les Mains négatives de Marguerite Duras...
Vous avez traduit A Lua Platz par Prendre Place…
C’est un néologisme compliqué à traduire et que j’ai un peu inventé. Et il n’y a que des Roumains exilés vivant en bidonville qui peuvent en saisir le sens complet. Nous en avons discuté avec Raluca Melinte, l’interprète sur le film : A Lua est l’infinitif de prendre, et Platz signifie le bidonville, mais aussi venant de l’allemand la place, au sens physique autant qu’existentiel. Après la chute de Ceausescu, beaucoup de Roumains sont partis trouver du travail en Allemagne.
Il y a cette place accordée à la parole dans sa durée, particulièrement s’agissant de Ketsa qui a une manière poétique de se raconter (ma tête se remplit de souvenirs mais dès que la caméra s’allume, on dirait qu’ils s’envolent).
J’ai pu faire des films peu bavards, mais depuis quelques années je m’intéresse beaucoup au récit de soi, à comment faire advenir de telles paroles dans un flux, pas sous la forme d’entretiens, quelque chose qui ressemble au flux de conscience en littérature. Après qu’une intimité soit posée entre nous, à un moment donné la parole se lance dans le vide, elle tente de décrire une vie comme un conte, avec tous ses méandres. La langue roumaine est extrêmement imagée, poétique. Ça rejoint pour moi ce que raconte Walter Benjamin dans Le Conteur, notre humanité qui a perdu la tradition orale du conte et de sa transmission du savoir.
Comment avez-vous trouvé votre place dans le bidonville ? Pourquoi avoir gardé le moment ou une femme vous demande d’arrêter de filmer ?
Ce sont des lieux où il est complexe d’avoir de fait l’accord de tous les habitants. Vers la fin du montage, on a senti qu’il nous manquait des images incarnées de bidonvilles aujourd’hui. Ketsa et Yann travaillaient à La Voix des Roms (un des collectifs centraux dans la mobilisation de toutes ces familles) et on a pu faire ces images avec leur complicité. Mais il y a toujours des personnes qui ne sont pas prévenues, notamment cette femme. C’était important de garder ce moment pour qu’on ne croit pas que tout ça se passe sans questionnements, sans accrocs.
Comment avez-vous travaillé le son qui prend des accents expérimentaux à plusieurs endroits ?
J’aurais aimé que cela aille un plus loin dans l’expérimentation, pour créer des ellipses, des contrastes, des opacités. Mais je tenais aussi à ce qu’il y ait assez de matière explicite, de cinéma synchrone pour que les familles l’aiment, s’y reconnaissent, ne se sentent pas trahies. C’était capital. C’est Gil Savoy, un ami d’enfance avec lequel j’ai fait tous mes films qui a travaillé sur le son. Je pense le spectre du son comme celui de l’image. Pour moi le son est comme un chemin qui permet de glisser, de coulisser d’un temps à un autre, d’un chapitre à un autre.
De quelle façon envisagez-vous la pellicule et davantage encore s’agissant d’un documentaire ?
J’ai toujours tourné en pellicule et mélangé avec d’autres médiums, c’est pour moi très complémentaire. Et puis, c’est quand même le fait de vouloir travailler à L’Abominable qui m’a mené à La Courneuve, et c’est sans doute l’un des plus beaux endroits au monde pour travailler en argentique. On y a développé nous-mêmes toutes les images du film avec Guillaume Mazloum, le chef-opérateur. On a tellement annihilé ce support historique du cinéma que cet endroit est un îlot exceptionnel. C’est sans doute éculé de le dire, mais la pellicule apporte un conditionnement temporel, elle permet de porter un regard, de faire des choix définitifs, une respiration, un rapport au geste, à la concentration. Pour ce film, on a tourné progressivement avec différents supports, ce qui a permis aux familles de s’habituer au tournage et de les impliquer, de leur permettre d’investir leur fort désir de jouer. Le clap était un signe de véritable cinéma, pour eux d’être des acteurs et d’être fiers de l’être. Cette énergie s’est vue dans la créativité, l’improvisation, les dialogues. Si on était restés avec la petite caméra, ils auraient moins pris les choses au sérieux et se seraient sentis moins impliqués, ils auraient pensé qu’on bricolait un truc entre copains.
Les images de chantiers traversent tout le film. Certains le disent à la fin, ils construisent des logements à des endroits où on a détruit les leurs. Cela installe toute une dramaturgie.
Les phénomènes d’oppressions qui sont liés à l’endroit où l’on vit m’interrogent particulièrement, cette violence politique institutionnelle... De même, le phénomène de la tabula rasa m’obsède : sans cesse écraser, remplacer, rejeter, plutôt que de tisser organiquement des cohabitations. C’est un nœud fondamental : démolition/construction, départ/arrivée, ancien/neuf… Le motif de la boucle expose la continuité d’un pouvoir oppressif allant de pair avec l’oubli permanent. Déjouer cette boucle c’est l’exposer, et c’est tellement énorme dans certains récits, que le film devient presque un conte allégorique. Les images de démolitions sont peut-être comme une forme de pudeur. Montrer la destruction des lieux, plutôt que frontalement, celle des vies humaines.
Les chansons folkloriques jalonnant le film ainsi que cette phrase de fin au sujet de la terre promise prennent justement des allures de conte.
J’écoute beaucoup de musiques de folklores. La première chanson ouvrant le film dit : “Que celui qui trahit l’amour soit maudit jusqu'à la fin des temps.” Pour moi, c’est presque naïvement adressé aux pouvoirs publics. Cela me fait dire aussi que l’un des aspects du documentaire est peut-être qu’il relève foncièrement de l’art populaire : faire le récit de soi, qui n’est pas un truc de lettré, écouter des chansons, se rassembler autour d’une table de jardin, d’un feu… Quand Ketsa raconte son enfance, on est presque dans le registre du fantastique. On a les deux pieds dans le réel, mais on va tellement loin avec les gens et leurs histoires qu’on finit par tomber sur des choses magiques. Ça renverse le réel. Ça peut avoir du coup parfois un poids politique, subversif, inattendu.
La phrase de fin est le fruit du hasard : les deux hommes mangent des cacahuètes au bord du canal, une péniche passe, ils parlent un peu. Plus tard, on traduit : l’un se demande où va cette péniche, et l’autre lui répond “en Palestine”. Parce qu’à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, quand on déportait les Roms de Roumanie pour les exterminer, on leur disait “montez dans ce train, il vous emmène en Terre promise”. C’est un sous-texte terrible, que peu de gens peuvent comprendre forcément, mais c’est là, c’est dit, et ça résonne.
Propos recueillis par Joffrey Speno, juillet 2020.