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Les opéras ethnologiques de Vittorio de Seta
Comment est née l’idée de faire un film sur Vittorio De Seta ?
C’est certainement l’attrait du “cinéaste à part”. Dans mon cours sur l’histoire du cinéma documentaire, les étudiants ont fait “grève” : ils en avaient assez d’entendre parler toujours des mêmes cinéastes. L’une d’entre eux, Barbara Vey, avait ramené de la Cinémathèque régionale de Sicile les courts-métrages de De Seta dans une très mauvaise copie. Les dix films n’étaient alors pas encore édités par Feltrinelli ou Carlotta, et nous avons pu les regarder dans leurs formats originaux, alors que la restauration a depuis lissé les formats pour les adapter à nos écrans 16/9 ou constituer un programme unique au cinéma. Cela a été pour moi aussi une découverte forte, car je n’avais pas vu la rétrospective qui avait déjà été organisée au Cinéma du réel à Paris ou aux Etats généraux du film documentaire de Lussas. C’est donc déjà cette idée du cinéaste à part qui est à l’origine du film, mais aussi de sa production, puisqu’elle a séduit Jean-Marie Barbe pour la série qu’il a créée sur les cinéastes documentaristes vivants. Coproduit par l’INA, le film a pu se faire aussi avec la liberté de forme que laisse Bruno Deloye [Ciné Cinéma], le format de 90 minutes et la possibilité que le film soit sous-titré, ce qui est de plus en plus rare. Il semblait inconcevable de faire un film sur De Seta avec une voice over.
L’idée de sortir de l’oubli un réalisateur était-elle importante ?
Vittorio De Seta est encore mal traité par le cinéma italien en terme de reconnaissance, mais il a autant subi cette place de cinéaste à part qu’il l’a lui-même créée. Aujourd’hui, notre film remplit ce rôle dans le sens où il éveille les curiosités sur son œuvre : il y a eu depuis des hommages et des rétrospectives dans les festivals, à Lille, Madrid. Mais il ne s’est pas déplacé : son état physique mais aussi psychologique ne le lui permettent pas. Il peut être un jour charmant, enthousiaste, affable, et le lendemain se refermer sur lui-même et être d’une approche difficile. C’est un cinéaste inquiet. On le voit bien dans les films. Aujourd’hui encore, il n’y a pas d’apaisement possible. Dans le dispositif de parole que propose le film, nous avons voulu prolonger la discussion qu’avait entamée Barbara Vey avec le cinéaste pour son mémoire. Ce n’est pas un cinéaste installé qui regarde son œuvre du haut de ses 88 ans et nous livre quelques certitudes ; il justifie encore certains choix, ou se demande s’il ne faudrait pas retourner à Orgosolo pour se faire traduire les paroles d’une chanson...
Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans son cinéma ?
La manière dont il propose dans les années 1950 un cinéma à contre-courant : de celui du néoréalisme, qui filmait en noir et blanc pour être plus proche des réalités sociales mais en même temps enregistrait le son en postproduction, ou de ce qui allait devenir le cinéma direct avec la recherche de la parole de l’autre. De Seta, c’est le Cinémascope, la couleur et l’enregistrement de sons “réels”, à la limite du “bruitisme”. Cette proposition est tellement différente que, bien entendu, elle attire la curiosité ; cela semble aujourd’hui assez remarquable pour le cinéma documentaire des années 1950, mais il y avait d’autres courts-métrages pour les premières parties de séances réalisés avec ces techniques. Par contre, de toute cette production, ce sont ceux de De Seta qui restent pour leur démarche artistique. Ce qui m’a personnellement intéressé, c’est son rapport à la technique au service du regard. C’est le début de la bande magnétique, en 1954 ; elle est utilisée par Chaplin, Rouch et par lui. Avant cela, le son est optique, enregistré sur pellicule dans un procédé photographique : il fallait développer la “pellicule son”. Avec le son magnétique, le cinéaste a non seulement un matériel plus léger, mais il peut réécouter sur place ce qu’il a enregistré. Et comme De Seta est un cinéaste inquiet, il réécoute tous les soirs après le tournage de manière obsessionnelle ce qu’il a enregistré la journée. Par contre, il doit attendre trois semaines pour voir les images. C’est pour ça que dans Le Temps de l’espadon [1954] quand le guetteur crie, le son vient d’abord, c’est seulement après qu’on voit l’image de l’homme.
On sent que ses premiers films sont montés à partir du son, qu’il est traité comme une musique. Est-ce pour cela que vous le filmez en train de réécouter le son de ses films ?
C’est une explication qu’il donne régulièrement. Quelque part, il a d’abord pensé ses films par le son. Il ne le formule pas en terme d’intention, mais ce sont les contraintes techniques, le travail avec la matière même qui créent chez lui une pensée de la forme. On parle peu de comment les cinéastes pensent et travaillent ; dans les écrits sur l’esthétique, on analyse trop souvent les œuvres comme si elles étaient sorties de l’imaginaire parfait d’un créateur. Nous avons décidé de mettre en scène le point d’origine du son avec le magnétophone, au milieu de son oliveraie, plutôt qu’il l’explique de nouveau. Nous voulions souligner le côté cathartique de ces sons, souvent enregistrés de trop près, très forts, saturés, comme jaillissant hors de la gorge du crieur, de la mer. Au tournage, à la tombée du jour, les sons surgissaient de l’oliveraie, de sa terre…
Cette remémoration a de fortes connotations historiques…
Ce que j’ai découvert sur place et qui m’a semblé passionnant, c’est le lien entre le vécu de l’homme et son œuvre. Quand on regarde les films des années 1950, on voit son intérêt non nostalgique pour l’Italie perdue et ce que l’humanité est en train de perdre à travers ce changement. Sa manière de filmer à distance ce qu’on a appelé parfois des “opéras ethnologiques” vient directement de son vécu : le moment où il raconte la période de la guerre est primordial pour comprendre son œuvre. Lui, qui était marquis, s’est engagé à l’époque où Mussolini a été emprisonné et il a été prisonnier des Allemands au milieu de gens du peuple. Il a connu au moment de la République de Salo, en 1943, un vrai déclencheur : les Allemands proposaient aux soldats italiens affamés des plats de spaghettis pour qu’ils se joignent à eux ; c’est là qu’il a vu la noblesse morale des paysans du Sud qui ont résisté aux spaghettis. Dans ses films, les gens sont occupés à se nourrir : les femmes font le pain, la culture du blé, on pêche le poisson… Le fait de se retrouver prisonnier d’anciens alliés de l’Italie en Autriche, de traverser à la Libération la nouvelle Europe avec des papiers marqués d’une croix gammée, a inspiré son rapport au banditisme (Banditi a Orgosolo, 1960).
Pourquoi avez-vous choisi de le filmer au milieu de son oliveraie ?
Ce pouvait être l’endroit de la remémoration. Le domaine appartenait à sa mère. C’est une histoire complexe : sa mère était une fasciste extrêmement autoritaire – il l’a mise en scène aussi dans son film autobiographique L’Homme à moitié (1966) ; il a connu des humiliations assez fortes. Je crois que ça lui était impossible de rénover ce domaine. Pourtant, c’est là qu’il est revenu vivre, de façon assez spartiate : il ne peut pas échapper à cette histoire qui a construit son inadéquation au monde.
Derrière ses films, n’y a-t-il pas aussi une forme de culpabilité ?
Bien sûr, et de réparation. C’est “rendre la noblesse”, comme il dit, c’est rendre hommage. Aujourd’hui le domaine est coupé en deux – son frère a vendu sa part autrefois. De l’autre côté, les oliviers sont plus vieux, plus beaux. Lui, il a choisi de les couper et de replanter de jeunes oliviers, avec un système d’irrigation moderne – alors qu’en Calabre on considérait qu’un olivier ne s’arrose pas. Et il a mécanisé la récolte. C’est étonnant pour un cinéaste qui a magnifié les gestes manuels de l’Italie perdue ! Mais sa vision est critique : la mécanisation de la récolte a pour but de réduire la peine – en cela, ce n’est pas quelqu’un de nostalgique – mais il se demande ce que l’humanité perd à chaque transformation et il questionne l’idée de progrès.
L’idée de la compensation nourrit son œuvre en profondeur. Le film qu’il est en train de faire s’appelle Némésis, la déesse de la vengeance… On voit aussi cette idée dans son film sur l’école : Journal d’un maître d’école [1972].
Journal d’un maître d’école 1 est encore lié à son inadéquation au monde : il a eu un précepteur, puis un passage difficile à l’école. Ce qu’il a construit avec ce film est quelque chose de très honorable, un geste politique fort. Quand on le compare aux films plus récents sur la question, lui est vraiment allé chercher les exclus. Son film raconte une vraie aventure. C’est un principe de téléréalité, mais il y a un auteur derrière. Cette situation où la partie la plus pauvre de la population n’a pas accès à l’éducation lui est encore une fois insupportable : il veut agir pour eux.
Sa position n’est donc pas celle d’un observateur passif.
Oui, même dans ses courts-métrages où il semble toujours à distance, ce n’est pas un simple observateur. Bien sûr, il est toujours en retrait, en train de regarder le groupe. C’est l’image récurrente de L’Homme à moitié : l’homme à moitié caché dans les fourrés qui regarde les autres s’amuser, travailler. Quand on le filmait avec ses ouvriers dans son oliveraie, c’était troublant de voir la position naturelle qu’il adoptait, encore une fois à distance de la vie mais tout en étant son observateur précis. Sa femme a été extrêmement importante dans son œuvre car elle travaillait le lien avec les autres, déjà dans les courts-métrages, mais aussi beaucoup pour Banditi. Lui était ce fantastique filmeur, elle, était comédienne et dirigeait une coopérative d’acteurs. Elle dirigeait les bergers sardes dans Banditi. Pour Journal d’un maître d’école, lui était parti dans l’idée de filmer une classe avec son enseignant, elle l’a convaincu de prendre un comédien pour le rôle du maître. Vera Gherarducci écrivait aussi des poèmes qui ont été édités par Pasolini.
Pour ses courts métrages, De Seta était seul à filmer. Pour ses films suivants, il tournait avec une équipe réduite, pendant un an. Comment cela se passait-il ?
Lors de l’hommage qui a été rendu à De Seta au festival Cinémondes de Lille en avril dernier, Jacques Perrin, qui a joué dans L’Homme à moitié (pour lequel il a remporté la Coupe Volpi à Venise), a envoyé un message vidéo où il exprimait sa fascination pour l’homme, mais aussi la difficulté de travailler avec lui. De Seta lui expliquait seulement les émotions qu’il avait ressenties à travers les événements scénarisés de sa jeunesse.
Il était en étroite collaboration avec son opérateur, car il avait besoin physiquement de travailler avec la caméra – même s’il avait un grand chef opérateur, Luciano Tovoli.
Quel sera votre prochain film ?
Un film sur la construction d’un cinéma à Grenoble. Depuis plusieurs années, le Méliès a un projet d’agrandissement. Je veux montrer la manière dont l’architecte, le directeur et l’équipe envisagent la place du spectateur, à la fois physique et politique. A travers la réalité de ce projet de construction, il s’agit d’explorer le mystère de la salle. Que se passe-il pour nous dans une salle ? Et avec la numérisation ? Quand on regarde les coulisses, il y a une vraie rupture, un changement fort dont l’enjeu est lié à la modernité, à la question de la place de l’homme, car la numérisation c’est notamment de la déshumanisation ; on n’a plus besoin de projectionniste. Ce que défend ce type de salle comme le Méliès, c’est un cinéma habité : le projectionniste, le personnel à l’accueil, à la programmation, tout le monde est là pour rappeler que, derrière les œuvres, il y a des auteurs.
C’est un sujet à la Vittorio De Seta…
Faire Le cinéaste est un athlète m’a aidé à formuler quelque chose d’important : au-delà de la nostalgie, il s’agit plutôt d’interroger la modernité, ou l’idée de progrès, en cherchant à reconnaître ce que l’humanité perd dans cette transformation à travers des personnes qui résistent.
Propos recueillis par Martin Drouot, juillet 2011.
1 Note de Vincent Sorrel : A l’époque, le film diffusé par la RAI a été un grand événement télévisuel. Aujourd’hui, la chaîne a demandé un prix exorbitant pour les droits du film, en ne cherchant pas à le valoriser. En cours de restauration par la Cinémathèque de Bologne, il n’est pas édité pour l’instant.